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Judas était toujours là où elle l’avait laissé.

– Pourquoi ne t’es-tu pas mis à l’ombre ? demanda-t-elle sans cacher son agacement.

Son comportement gâchait ce qu’elle avait vécu dans la cathédrale.

Il ne répondit pas, il n’avait pas compris ce qu’elle disait. Il se contenta d’essuyer rapidement la sueur de son front, puis laissa de nouveau son bras pendre le long de son corps.

Elle revint au Paraiso, où elle trouva Senhor Vaz, inquiet, en train de faire les cent pas dans la rue. Il portait un parapluie pour se protéger du soleil. Carlos était juché sur l’enseigne de l’hôtel, d’où il jetait des pierres sur un chien. En les apercevant, Senhor Vaz se répandit en invectives contre le gardien. Il parlait très vite, mais elle comprit qu’il s’était inquiété pour elle.

L’homme noir ne disait toujours rien. Cette explosion de colère qui s’abattait sur lui semblait le laisser indifférent. Et comme Senhor Vaz s’échauffait de plus belle, elle remarqua ce qui lui avait jusqu’alors échappé.

Même si Judas avait peur, Senhor Vaz avait aussi peur que lui. Le colosse noir n’était pas seul en position de faiblesse. Évidemment, il ne pouvait pas se permettre de tenir tête à l’homme blanc qui lui criait dessus. Il risquait d’être jeté en prison ou battu. Mais elle se rendait compte à présent que Senhor Vaz lui aussi avait peur, une autre sorte de peur, mais tout aussi forte. Et n’était-ce pas le même sentiment chez Ana Dolores ? Elle régnait sur les servantes et les prostituées noires, leur donnait des ordres, jamais satisfaite, sans un merci pour leurs services. Mais n’était-elle pas elle aussi submergée par un flot intarissable d’inquiétude et de peur ?

L’explosion cessa aussi vite qu’elle avait commencé. D’un geste, Senhor Vaz chassa Judas, qui alla s’accroupir contre le mur, puis il offrit son bras à Hanna et la conduisit dans la pièce la plus fraîche, qui donnait sur la mer.

Senhor Vaz se laissa lourdement tomber dans un fauteuil, porta la main à son cœur, comme après un gros effort, et la mit en garde en des termes choisis contre les trop longues promenades par forte chaleur. Il lui cita des amis victimes d’insolation, en particulier après être restés dans des endroits où le soleil se reflétait sur des pierres blanches ou le sable des plages. Mais surtout, il la prévenait du danger de s’exposer au regard des Noirs.

Elle ne comprenait pas.

– Le regard des Noirs est donc dangereux ?

Senhor Vaz secoua la tête avec agacement, comme à bout de patience.

– Une femme blanche ne doit pas se promener trop longtemps seule, un point c’est tout.

– Je suis allée à la cathédrale écouter les enfants noirs chanter.

– Ils chantent très bien. Ils ont un curieux don pour accorder leurs voix sans beaucoup répéter. Mais les promenades des dames blanches doivent être brèves. Et si possible être évitées lors des plus fortes chaleurs.

Elle aurait voulu l’interroger plus avant sur le danger invisible auquel elle s’était exposée, mais Senhor Vaz leva la main, coupant court à ses questions. Il resta affaissé dans son fauteuil, son chapeau blanc sur les genoux, sa canne noire en pau preto sur une jambe, plongé soudain dans des pensées inconnues.

Au bout d’un moment, Hanna se leva et sortit de la pièce. Il s’était alors endormi avec la bouche à moitié ouverte, des tressautements de paupières et de légers ronflements.

À la porte qui donnait sur la rue, Judas n’était plus là. Elle se demanda où il habitait, s’il était marié, avait des enfants.

Mais aussi, surtout, ce qu’il pensait.

Ce soir-là, elle prit son dîner dans sa chambre. Une des servantes noires dont elle ne connaissait pas le nom le lui apporta. Elle se déplaçait sans bruit, comme Laurinda. Ces mouvements silencieux étaient-ils eux aussi dictés par la peur, cette peur qu’elle commençait à voir partout ?

Elle mangea, du riz, des légumes bouillis dont elle ne reconnaissait pas le goût, et une cuisse de poulet grillée. Beaucoup d’épices inconnues. Mais elle mangea de bon appétit en buvant du thé. Elle garda ce qui restait dans la théière pour le boire froid plus tard dans la soirée et la nuit.

C’était un des derniers conseils de Lundmark avant sa maladie et sa mort : ne jamais boire de l’eau non bouillie.

Elle l’avait suivi. Depuis qu’elle ne portait plus ce qui aurait été leur enfant, son ventre ne lui causait aucun souci.

Elle ne portait plus désormais qu’un grand vide.