35

Elle posa le plateau devant sa porte et tira le loquet. Elle se déshabilla et se coucha nue sur son lit. Les rideaux pendaient, immobiles, devant la fenêtre. Il y avait quelque chose de honteux à se coucher ainsi nue, se dit-elle. Honteux car il n’y a ici aucun homme qui me désire, que je puisse laisser m’approcher. Elle tira le drap à elle pour couvrir son corps, mais se ravisa. Personne ne pouvait la voir. S’il y avait quelque part un Dieu qui voyait tout, il permettrait sûrement qu’on se couche nue par une chaleur aussi étouffante.

Ce soir-là, elle songea longtemps à la peur qu’elle pensait avoir décelée dans les yeux de Senhor Vaz. Jamais elle n’avait vu cette peur chez son père ou sa mère. Ils commandaient, mais sans avoir besoin de terrifier ceux qui leur obéissaient. Ici, c’était différent. Ici, tout le monde avait peur, même si les Blancs essayaient de le cacher derrière un calme de façade, ou des accès de colère peu spontanés.

Elle se demanda : Où est ma peur ? N’en ai-je pas parce que je n’ai personne pour qui m’inquiéter ? Parce que je suis toute seule ?

La solitude. Elle n’apprendrait jamais à la supporter. Elle avait grandi au contact des autres. Dans ce monde-ci, seule, elle ne survivrait pas.

Ce soir-là, elle regretta d’avoir abandonné le navire. Si elle avait poursuivi le voyage jusqu’en Australie, l’intolérable se serait peut-être atténué. À bord, elle faisait partie d’un groupe. Ici, elle n’était qu’un insecte affolé dans un bocal qu’on ne cessait de retourner dans tous les sens.

Mais ce sentiment s’estompa. Elle savait qu’elle avait fait ce qu’il fallait. Restée à bord, elle aurait peut-être fini par se jeter à la mer. La présence fantomatique de Lundmark l’aurait rendue folle.

Elle allait s’endormir, nue sur son lit, quand la pluie commença à tomber sur le toit de tôle. Le bruit enfla lentement jusqu’au fracas de l’averse tropicale. Elle se leva et écarta les rideaux. Cette pluie violente chassait les moustiques, elle pouvait laisser l’air frais entrer dans la chambre.

Dehors, il faisait noir. Pas un feu. La pluie étouffait tous les autres bruits, couvrait le gramophone et les voix du rez-de-chaussée.

Elle tendit la main et laissa la pluie crépiter sur sa peau.

Il faut que je rentre, pensa-t-elle à nouveau. Je ne supporterai pas de vivre ici, avec cette peur et cette solitude qui m’étouffent.

Elle resta à la fenêtre jusqu’à la fin de cette averse violente mais brève.

Elle rabattit alors les rideaux et retourna se coucher, sans se couvrir du drap.

 

Le lendemain, et bien des jours ensuite, elle descendit au port voir si un bateau battant pavillon suédois n’était pas à quai ou en rade. Toujours accompagnée de Judas, silencieux, sur ses gardes, quelques pas derrière elle.

Octobre 1905. Elle attendait.