Après le retour de Carlos, Senhor Vaz recommença à lui faire la cour. Hanna avait songé à lui dire la vérité : qu’elle était veuve depuis peu, n’avait pas fini son deuil. Mais Senhor Vaz ne posa aucune question. Il continua à la courtiser, en silence, parfois presque absent. Un jour, il l’emmena à bord d’une des rares voitures de la ville, qui appartenait à un colonel d’artillerie de la garnison portugaise. Ils roulèrent sur la route étroite qui longeait la plage. On était en train d’aménager une longue promenade en bord de mer. Hanna vit les ouvriers noirs peiner à casser des pierres sous le soleil. Mais Senhor Vaz, à côté d’elle, ne paraissait pas les remarquer. Il jouissait du paysage et lui montra un petit voilier qui se balançait dans la houle.
Ils s’éloignèrent de la mer et la voiture grimpa vers les hauteurs de la ville. Des maisons de pierre étaient en construction le long de deux larges esplanades. Des chevaux traînaient des tombereaux sur des rails.
La voiture s’arrêta devant une maison qui paraissait toute neuve. Sa façade était d’un blanc éclatant, son jardin foisonnait de rhododendrons et d’acacias. Senhor Vaz ouvrit la portière et l’aida à descendre. Elle le regarda, interloquée. Pourquoi s’étaient-ils arrêtés ici ?
Une domestique ouvrit la porte. Ils entrèrent. Les pièces n’avaient pas de meubles. Hanna sentit l’odeur de la peinture fraîche, du parquet sombre qu’on venait de huiler.
– Cette maison est à vous, dit soudain Senhor Vaz.
Sa voix était douce, presque voilée, comme celle d’une femme. Elle devina qu’il était très fier de ce cadeau.
– Je veux que nous habitions ici, dit-il. Le jour où vous serez prête à m’épouser, nous quitterons mes appartements de l’hôtel pour nous installer ici.
Hanna ne répondit pas. Elle se contenta de visiter en silence la maison vide, Vaz sur ses talons.
Il ne lui demanda pas la réponse qu’il devait attendre avec tant d’impatience.
En revenant à l’hôtel, Hanna pensa à nouveau qu’elle ne pourrait jamais raconter à quiconque son séjour en Afrique. Et surtout pas qu’un homme qui lui arrivait à peine aux épaules et possédait un bordel lui avait demandé sa main et avait voulu lui donner une grande maison de pierre avec jardin et vue sur la mer.
Personne ne la croirait. Tout le monde la prendrait pour une menteuse ou une affabulatrice.
Hanna décida d’en parler à Felicia. Peut-être pourrait-elle la conseiller ?
Quelques jours plus tard, alors que Felicia venait de prendre congé d’un de ses clients réguliers, un banquier de Pretoria, qui voulait qu’elle le brutalise et le fasse souffrir, Hanna monta dans sa chambre. Hanna lui exposa la situation : Senhor Vaz lui avait demandé sa main.
– Je sais, dit Felicia. Tout le monde le sait. Je crois que même Carlos comprend ce qui se passe. Même si ce n’est qu’un chimpanzé. Mais il est malin. Il comprend plus qu’on ne le croit.
Sa réponse étonna Hanna. Elle pensait que Senhor Vaz se serait montré plus discret.
– Il ne dit jamais rien. Mais ce n’est pas la peine. Nous comprenons quand même. Même si naturellement il l’ignore.
Soudain, Hanna hésita. Leur conversation avait pris un tour inattendu.
– Senhor Vaz est un homme gentil, dit Felicia. Il lui arrive d’être brutal mais il le regrette toujours. Et puis il nous laisse garder presque la moitié de ce que nous gagnons. Il y a des bordels dans cette ville où les femmes en gardent à peine un dixième.
– Pourquoi n’est-il pas marié ?
– Je ne sais pas.
– Il ne l’a jamais été ?
– Je ne sais pas non plus. Il est arrivé de Lisbonne il y a plus de vingt ans avec son frère et ses parents. Son père était commerçant et travaillait beaucoup trop dur au soleil. Il est mort très vite après son arrivée. Sa mère est alors rentrée au Portugal mais les deux frères sont restés ici. Quelques années plus tard, Senhor Vaz a ouvert ce bordel. Avec l’argent gagné à la vente de l’affaire de son père. C’est tout ce que je sais.
– Il n’y a donc jamais eu de femme dans sa vie ?
Felicia sourit.
– Parfois je ne comprends pas les questions des Blancs, dit-elle. Naturellement, il y a eu des femmes dans sa vie. Combien et qui, je ne le sais qu’en partie. Il fait comme les autres propriétaires de bordel : il ne touche jamais à ses filles, mais va chez ses collègues.
– Mais pourquoi veut-il m’épouser, moi ?
– Parce que vous êtes blanche. Je crois aussi qu’il est impressionné que vous ayez les moyens de vivre ici, de payer cette chambre. Et puis il souffre sûrement de solitude, comme tous les Blancs dans ce pays.
– Mon argent est bientôt épuisé.
Felicia la regarda, soudain pensive.
– Vous n’êtes plus malade, finit-elle par dire. Vous avez à présent la force de continuer votre voyage. Mais vous choisissez de rester ici. Quelque chose vous retient. Est-ce parce que vous n’avez pas de but, ni rien qui vous pousse à rentrer, je l’ignore. Mais voilà, Senhor Vaz vous a demandé votre main. Vous pourriez épouser pire. Il vous traitera avec respect. Il vous donne une grande maison. Ce que mon mari ne pourra jamais m’offrir. Il est pêcheur, il s’appelle Ateme. Nous avons deux enfants, et je suis contente chaque fois que nous nous revoyons.
– Mais qui s’occupe de tes enfants quand tu es ici ?
– Leur mère.
Hanna secoua la tête. Elle ne comprenait pas.
– Leur mère ?
– Ma sœur. Elle est aussi leur mère. Comme je suis la mère de ses enfants. Ou des enfants de mes autres sœurs.
– Combien de sœurs as-tu ?
– Quatre.
Hanna réfléchit. Une autre question lui brûlait la langue.
– Que dit ton mari de te voir travailler ici ?
– Rien, répondit simplement Felicia. Il sait que je lui suis fidèle.
– Fidèle ? Ici ?
– Mais je ne vais qu’avec des Blancs. Contre de l’argent. Il s’en fiche.
Hanna resta bouche bée. La distance ne faisait que croître entre elle et ce monde incompréhensible.
Elle repensa à Carlos. Qui peut-être ne voulait plus être singe, mais ne pouvait pas non plus être un homme.
Le chimpanzé solitaire transformé en coquille vide sous sa livrée de domestique.
Et elle, qu’était-elle en train de devenir ?