24

Hanna se réveilla quand le rideau claqua à l’ouverture de la porte. Ce n’était pas la mulâtresse, mais une inconnue. Très noire, la peau brillante et des tresses serrées collées au crâne. Ses lèvres étaient rouges, très maquillées. Elle ne portait rien d’autre que des sous-vêtements de soie et une fine robe de chambre décorée de dragons et de démons crachant le feu.

Sa voix était sombre, peut-être rendue rauque par les cigarettes et l’alcool. Au grand étonnement de Hanna, comme si ce qui se déroulait sous ses yeux n’était au fond que la suite de ses rêves confus, cette femme à demi nue lui adressa la parole dans une langue qu’elle reconnut aussitôt, sans l’avoir jamais entendue. À son arrivée à l’hôtel, la femme qui lui avait donné la clé de sa chambre lui avait parlé en anglais. Elle n’y comprenait rien mais, avec l’aide de ses mains et de quelques mots, elle avait su demander une chambre.

Mais voilà qu’à présent cette femme noire inconnue donnait vie au dictionnaire ramassé autrefois dans la corbeille à papier de Forsman. Voilà donc comment sonnait cette langue qu’elle avait essayé d’apprendre.

Tout ce que la femme disait fut d’abord incompréhensible pour Hanna. Mais bientôt elle saisit quelques mots et devina de quoi il était question.

La femme désigna le passeport de Hanna, posé sur la table de nuit. De ce qu’elle dit ensuite, Hanna comprit qu’elle avait autrefois vécu avec un marin suédois, un certain Harry Midgård, qui était terrible quand il avait bu. Il travaillait à bord d’un baleinier norvégien.

La femme essuya la sueur sur son cou du revers de la main.

– Felicia, dit-elle. Je suis Felicia.

Felicia ? Ce nom ne lui disait rien. Mais les souvenirs commencèrent lentement à revenir. Leur conversation balbutiante continua.

– J’ai dormi combien de temps ?

– C’est le quatrième jour.

Felicia avait allumé une cigarette qu’elle gardait derrière l’oreille. Elle dévisagea Hanna.

Hanna reconnut ce regard inquisiteur. Elle avait vu le même quand Elin avait demandé à Forsman de la conduire jusqu’à la côte. Il l’avait regardée avec les mêmes yeux, comme s’il recherchait une vérité qui n’allait pas de soi.

– Avez-vous la force de vous lever ? demanda Felicia.

Elle était encore faible et vacillante lorsqu’elle se leva, vêtue d’une chemise de nuit blanche qu’on avait dû lui enfiler pendant son sommeil. Felicia l’aida à passer une robe de chambre qui sentait le parfum et une paire de pantoufles.

Elles descendirent dans la cour déserte. Hanna avait pris le dictionnaire portugais qui l’avait accompagnée dans ce voyage. Lui soutenant le bras, Felicia la conduisit dans une arrière-cour ceinte de murs.

Il avait plu. Le sol était humide. Cela sentait comme près du fleuve après les foins, songea Hanna. La terre humide bouillonnait et fermentait.

Felicia l’aida à s’asseoir près d’un jacaranda en fleur. Elle-même resta debout.

– Est-ce ce que je crois ? dit Hanna.

– Je ne peux pas savoir ce que vous croyez.

Elle lui raconta alors en quelques mots ce qui s’était passé. Hanna s’en était doutée et en avait à présent la confirmation : elle avait fait une fausse couche. L’enfant de Lundmark avait été rejeté. Un enfant sans père qui ne voulait pas venir au monde.

– J’en sais si peu, dit-elle.

– Ce n’est pas un enfant qui a été rejeté, juste une bouillie sanglante encore dépourvue d’âme.

Felicia agita la petite cloche posée sur la table. Un jeune serviteur en veste blanche vint se placer près de son banc.

– Du thé ? demanda-t-elle en regarda Hanna, qui hocha la tête.

En attendant qu’on les serve, elle ne dit rien. Des papillons blancs éveillés à la vie par la pluie flottaient autour des fleurs bleues de l’arbre. On entendit soudain l’appel à la prière d’un minaret des environs. Cela rappela à Hanna les muezzins d’Alger, quand elle avait épousé Lundmark.

Elle recula son visage dans l’ombre du jacaranda. Felicia regardait ses mains. Elle s’était cassé un ongle, cela semblait l’irriter.

Mais elle ne s’était toujours pas assise, alors qu’il restait de la place sur le banc. Hanna ignorait tout de cette femme noire qui lui avait sans doute sauvé la vie. Au fond, elle avait peur d’elle, tout comme elle avait eu peur des hommes noirs près de leurs feux, sur le port. D’une certaine façon, cela lui rappelait sa peur du noir, quand elle était petite.

Je te vois, Felicia, pensa-t-elle. Mais toi, que vois-tu ? Qui suis-je pour toi ? Et pourquoi ne t’assois-tu pas ? Le banc est bien assez grand pour nous deux.

Le jeune serviteur arriva avec le thé et interrompit ses réflexions. Hanna regarda ses mains tandis qu’il la servait.

Il n’y avait qu’une tasse pour elle. Pas pour Felicia.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Estefano.

– Quel âge a-t-il ?

– Quatorze ans, au plus. Mais il n’a jamais couché avec une femme. C’est donc encore un enfant. Ses mains sont encore très douces.

Hanna but son thé en silence. Puis, après avoir reposé sa tasse, elle demanda à Felicia de lui raconter tout ce qui s’était passé pendant ces jours dont elle ne se rappelait rien d’autre que des ombres, la solitude et une douleur qui allait et venait par vagues.

Felicia ne devait rien omettre. Juste lui dire tout ce qui s’était passé. Et lentement, pour qu’elle comprenne.