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Les cheveux de Senhor Vaz n’étaient pas peignés. Les cris de Hanna avaient dû le tirer de son sommeil. Mais il comprit immédiatement la situation. L’homme, un Boer nommé Fredrik Prinsloo, à moitié nu, les ongles longs de ses pieds crochus comme des griffes de chat, causait depuis des années du grabuge lors de ses visites. Il luttait à présent avec l’énergie du désespoir contre un singe furieux qui le mordait et lacérait ses vêtements.

Senhor Vaz lança un ordre. Carlos lâcha prise aussitôt et sauta sur le lit de Hanna. Il tenait un mouchoir dérobé à Prinsloo, qu’il avait laissé sur le carreau, ensanglanté.

Fredrik Prinsloo appartenait à l’une des premières familles européennes à avoir envahi Le Cap. C’était un gros propriétaire terrien du Transvaal, spécialisé en outre dans l’organisation de safaris pour riches chasseurs américains. Il comptait parmi ses clients l’actuel président des États-Unis, Theodore Roosevelt, un très mauvais tireur qui était cependant parvenu, grâce à la discrète assistance de Prinsloo, à abattre un nombre incroyable de buffles, lions, léopards et girafes.

Senhor Vaz avait entendu cette histoire jusqu’à plus soif chaque fois qu’il avait été contraint de converser avec Prinsloo. Malgré sa vantardise, il ne pouvait pas lui manquer de respect. Non seulement Prinsloo était un bon client, mais il recommandait spécialement son établissement à ses amis, quand l’envie leur prenait de s’encanailler avec des femmes noires. Comme il avait remarqué que Prinsloo cherchait toujours querelle aux autres clients, Senhor Vaz avait mis en place un arrangement spécial lorsque Prinsloo s’annonçait. Il allait alors afficher sur la porte d’entrée la pancarte « Soirée privée ». Ce qui signifiait que Vaz contrôlait et filtrait les entrées des clients ce soir-là.

Il courait à ce propos en ville les rumeurs les plus folles sur des orgies inimaginables. Senhor Vaz savait qu’elles nimbaient O Paraiso d’une aura magique qui augmentait l’attractivité du lieu et donc ses recettes.

Mais il savait aussi que Prinsloo pouvait être très violent avec les filles. Pour un homme comme lui, la peau noire n’était qu’une coquille renfermant ignorance et paresse. Mais Vaz ne comprenait pas qu’au mépris s’ajoute une telle haine, qui prenait parfois des formes démesurées. Pourquoi tant de haine ? Personne ne haïssait les animaux, à part les serpents, les cafards et les rats. Les Noirs n’avaient pourtant pas de crocs empoisonnés. Quelquefois, il avait prudemment abordé la question avec Prinsloo, mais vite battu en retraite en le voyant se fâcher et refuser de répondre.

Prinsloo était quelqu’un d’imprévisible. Il pouvait se montrer aimable et généreux, mais il y avait toujours un moment où son humeur changeait. Il traitait serviteurs et prostituées avec une violence qui terrorisait tout le monde. Senhor Vaz avait demandé à être prévenu dès que Prinsloo avait un de ses accès de colère. Parfois, sans raison apparente, le Boer se mettait à frapper ou à fouetter la pute noire avec qui il était en train de coucher. Senhor Vaz intervenait alors avec l’aide de son gardien le plus costaud, qui pour une raison inconnue avait été baptisé Judas. En unissant leurs forces, ils parvenaient à arracher la femme nue et en sang des mains de Prinsloo. Le Boer n’avait jamais résisté, ni manifesté le moindre regret. Cela ne semblait pas le concerner. Prinsloo ne donnait pas de supplément à la femme maltraitée, et n’hésitait pas non plus à la redemander lors de sa visite suivante.

Mais Senhor Vaz avait tracé là une limite : la victime de ses accès de violence n’était pas obligée de coucher à nouveau avec lui. Il se contentait de lui expliquer que la fille demandée était occupée avec d’autres clients et le serait pendant tout son séjour au Paraiso, qui durait le plus souvent trois ou quatre jours. Il ignorait si Prinsloo était dupe, mais le Boer devait choisir parmi d’autres femmes, et on se tenait prêt à intervenir s’il recommençait à maltraiter celle qui s’efforçait de le satisfaire.

Senhor Vaz s’interrogeait sur toute cette haine. Il ne comprenait pas, ce qui l’effrayait. Comme si cela l’avertissait d’un danger. De quelque chose qu’il ignorait sur lui-même.

Mal réveillé, en avisant, depuis la porte, Prinsloo à moitié nu devant la femme blanche au corsage déchiré, il vit que c’était allé trop loin. Le Boer n’hésitait pas à s’en prendre à une cliente de l’hôtel, une Blanche qui plus est. L’indulgence de Senhor Vaz était épuisée. Il se sentait personnellement blessé.

Il ne connaissait rien de pire. Être blessé signifiait que la mort mettait sa résistance à l’épreuve.