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Leur silence la chassa, mais aussi le fait qu’elles la regardaient dans les yeux. Tout ce qu’elle avait vécu ce matin-là était si effrayant et bouleversant que c’était à son tour de détourner le regard. Elle ressortit dehors, où un officier distribuait des munitions aux soldats qui montaient la garde au coin de la rue. Comme elle le reconnaissait, elle lui adressa la parole. Il fréquentait régulièrement le bordel, et lui promit de la raccompagner aussitôt les munitions distribuées. Elle s’assit dans sa voiture et attendit. Comme elle n’avait pas de toit, elle déplia son parapluie pour se protéger du soleil brûlant. Des essaims de mouches s’acharnaient autour de sa tête, comme si elle était morte elle aussi. Elle les chassait de la main en se disant que tout cela n’était qu’un mauvais rêve dont elle n’arrivait pas à se réveiller.

Le jeune officier s’installa au volant. À côté de lui, un soldat prêt à tirer. En la déposant chez elle, l’officier demanda si elle voulait un garde armé devant sa porte. Mais dans sa maison, Hanna se sentait en sécurité. Elle déclina son offre et rentra chez elle. Julietta la débarrassa de son chapeau, de ses gants et de son parapluie.

Hanna lui demanda de l’accompagner sur la véranda. On sentait toujours l’odeur des incendies. Anaka lui apporta une carafe d’eau. Julietta attendait à quelques mètres du canapé où Hanna avait pris place. Elle lui indiqua une chaise, au bord de laquelle Julietta s’assit, hésitante.

– Que s’est-il passé ? dit Hanna. N’invente rien. Dis-moi ce dont tu es sûre.

Julietta raconta lentement, car elle savait que Hanna avait du mal à la comprendre. Hanna dut souvent la faire répéter. Mais cette matinée-là, sur la véranda, Julietta lui parla plus clairement que jamais. Peut-être parce que ce qu’elle avait à lui dire lui tenait à cœur.

Une jeune fille, Nausica, était allée chercher de l’eau à un puits des faubourgs de Xhipamanhine, l’un des plus vastes quartiers noirs de la ville. Comme toutes les autres femmes, elle portait sa cruche sur la tête. Une grosse cruche de vingt litres, qu’elle portait en équilibre en longeant le sentier. En rentrant chez elle, Nausica avait rencontré trois jeunes Blancs, armés de fusils à plomb pour tirer les mouettes du côté des grandes décharges qui s’élevaient en bord de mer. C’était une zone marécageuse où n’habitait personne, à part les moustiques porteurs de la malaria, qui y avaient l’un de leurs principaux foyers. Nausica avait tenté de céder le passage aux trois hommes sans faire tomber sa lourde cruche. Mais l’un d’eux en avait profité pour frapper celle-ci de la crosse de sa carabine, et la cruche s’était brisée, répandant son eau sur la jeune fille. Nausica s’était effondrée, les bras serrés autour des genoux. Dans son dos, les hommes riaient. Quelques femmes qui travaillaient leurs maigres lopins de terre avaient tout vu. Elles avaient attendu le départ des trois Blancs pour porter secours à Nausica.

Mais quelqu’un d’autre avait assisté à la scène. Akatapande, le père de Nausica, qui était accouru sur le sentier. Il était conducteur de locomotive sur la ligne qui reliait la ville à Ressano Garcia, à la frontière sud-africaine. Il avait justement ses deux jours de congé mensuels. Lorsqu’il avait constaté que Nausica n’était pas blessée, il avait voulu courir après ses trois agresseurs. Nausica et les autres femmes avaient essayé de l’en empêcher. Il risquait d’être assommé ou abattu par ces Blancs qui n’avaient que faire des protestations d’un père contre l’humiliation de sa fille. Mais elles n’avaient pas réussi à le retenir. Il avait rattrapé en courant les trois hommes qui riaient encore du spectacle de cette jeune fille trempée.

Akatapande avait commencé à leur crier des invectives. Ils avaient d’abord continué vers la ville, sans s’en soucier. Mais Akatapande leur avait barré la route et avait frappé l’un d’eux à la poitrine avec indignation. L’un des deux autres l’avait alors mis à terre d’un coup de crosse. Quand Akatapande avait tenté de se relever, il avait reçu un autre coup. Le premier homme avait ensuite braqué son arme sur sa tête et avait tiré. Puis ils s’en étaient allés, calmement, comme si de rien n’était.

Le bruit de la mort d’Akatapande s’était répandu comme une traînée de poudre. Lorsque l’officier appelé sur les lieux avait décidé de ne pas entamer de poursuite car l’un des trois hommes était le fils du plus proche collaborateur du gouverneur, le mécontentement à Xhipamanhine s’était transformé en rage et, au petit matin, l’émeute avait débuté.

Hanna ne douta pas du récit de Julietta.

Elle avait à présent compris : ce qui indignait le plus les Noirs, c’était l’indifférence de ces jeunes gens.

Un Noir mort ne comptait pas.

Julietta se leva, mais resta sur la véranda. Hanna lui demanda si elle avait autre chose à lui dire.

– Je veux travailler à l’hôtel, dit-elle.

– Tu ne te plais pas ici ?

Pas de réponse.

– Nous n’avons pas besoin d’employés à l’hôtel. Plus personne n’y dort.

– Ce n’était pas ce que je voulais dire.

Hanna comprit alors avec stupéfaction que Julietta voulait travailler comme prostituée. Elle voulait rejoindre les autres femmes noires qui attendaient les clients sur les canapés. Hanna était choquée. Julietta n’était encore qu’une enfant. Elle était plus jeune qu’elle quand on l’avait chargée parmi les fourrures grasses de Forsman dans le traîneau qui l’avait conduite sur la côte à travers des paysages enneigés.

– Es-tu seulement déjà allée avec un homme ? se fâcha Hanna.

– Oui.

– Qui ? Et quand ?

À nouveau aucune réponse. Hanna savait qu’elle n’en aurait pas. Mais elle n’avait pas de raison de douter de Julietta.

Je ne sais rien de ces Noirs, pensa-t-elle. Leur vie est pour moi un mystère dont je n’entrevois même pas la moindre explication. Comme tout ce continent.

– Il n’en est pas question. Tu es trop jeune.

– Felicia avait seize ans quand elle a commencé.

– Comment le sais-tu ?

– Elle me l’a dit.

– Je ne savais pas que tu parlais avec ces femmes.

– Je parle avec tout le monde, et tout le monde me parle.

Cette conversation tournait en rond.

– Bon, c’est moi qui décide. Et pour la dernière fois, je dis que tu es trop jeune.

– Mais Esmeralda est grosse et vieille. Plus aucun homme ne veut d’elle. Je veux la remplacer.

– Comment sais-tu que personne ne veut d’elle ?

– C’est elle qui me l’a dit.

– Esmeralda ?

– Oui.

Hanna ne savait plus si Julietta lui disait la vérité. Mais au sujet d’Esmeralda, Julietta avait hélas tout à fait raison. Ces derniers temps, la vieille prostituée se laissait aller. Elle buvait en cachette, s’empiffrait de poulets gras et ne contrôlait plus son poids. Un matin, Eber avait tristement informé Hanna qu’Esmeralda ne faisait presque plus entrer d’argent. Elle passait le plus clair de son temps assise sur un canapé. Seul quelque marin ivre arrivé tard dans la nuit finissait parfois dans ses bras, où il s’endormait avant d’être évacué par les gardiens – non sans avoir d’abord payé la passe dont il n’avait aucun souvenir.

Hanna n’avait pas envie de discuter avec Julietta de la situation d’Esmeralda. Elle était toujours indignée par sa demande d’aller travailler au bordel. Elle la renvoya de la véranda sans rien ajouter.

L’après-midi même, Hanna envoya un courrier à Felicia. C’était un court message dans une enveloppe cachetée. Hanna ne voulait pas qu’il tombe entre de mauvaises mains. « Il faut que je te parle au sujet d’Esmeralda. »

Felicia se présenta dans la soirée. Il y avait encore dans l’air une odeur de brûlé. Felicia lui raconta que les cadavres avaient été ramassés. L’émeute était retombée. Les soldats gardaient toujours les grands axes, prêts à tirer, mais rien n’allait plus se passer. Par contre, le bordel était presque vide.

Felicia s’assit dans le bureau de Hanna. Celle-ci lui remit une enveloppe, elle aussi cachetée.

– Je veux que tu donnes cette lettre à Nausica.

– Nausica est une fille de seize ans, qui ne sait pas lire.

– Il n’y a rien d’écrit. Je lui donne juste de l’argent. Pour l’enterrement de son père et une nouvelle cruche.

Felicia hésita avant de glisser la lettre dans son décolleté. Elle croyait peut-être que Hanna mettait son honnêteté à l’épreuve.

Mais sans faire de commentaire, elle se mit à parler d’Esmeralda. Esmeralda était entrée au bordel à vingt ans. Felicia ne savait pas où Senhor Vaz l’avait trouvée. À l’époque, c’était l’une des favorites des clients, la plus demandée pendant des années.

Hanna voulait connaître la vie d’Esmeralda hors du bordel.

– Elle est mariée et a cinq enfants. Deux autres sont morts. Il lui reste quatre filles et un garçon. C’est le benjamin, Ultimo. Son mari, Pecado, vit en vendant les oiseaux qu’il attrape dans ses filets.

– Où habitent-ils ?

– Une maison à Jardim.

– Comment est leur maison ?

– Comme toutes les autres.

– C’est-à-dire ?

– Branlante, rafistolée de bric et de broc.

– Tu y as été ?

– Jamais. Mais je sais.

Hanna réfléchit. Tout restait pour elle étrange, insaisissable.

– Que me conseilles-tu ? finit-elle par dire.

Felicia s’attendait visiblement à cette question. Elle sortit d’une poche de sa jupe quelques petits bocaux de verre. Pleins d’eau où nageait un ver blanc.

– Esmeralda mérite qu’on l’aide à se débarrasser de sa graisse pour être à nouveau demandée. Elle y arrivera. Elle sait qu’elle est sur la sellette.

Felicia tendit les bocaux à Hanna. Au même instant, Carlos entra sans un bruit dans la pièce. Il grimpa sur la grande armoire où Senhor Vaz rangeait ses costumes, chemises et cravates. Inquiet, il observa les deux femmes et les bocaux.

– Ce sont des ténias, dit Felicia. Je me les suis procurés chez une feticheira qui sait mieux que personne comment maigrir. Il suffit à Esmeralda d’avaler un seul de ces vers dans un verre de lait. Il grandira ensuite dans son corps, jusqu’à atteindre cinq mètres de long, en se nourrissant de ce qu’elle mange. En peu de temps, elle aura maigri. La plupart des vers mettent des années à se développer, mais pas cette sorte.

Hanna regarda les vers blancs avec un haut-le-cœur. Mais elle savait qu’elle suivrait le conseil de Felicia. Surtout, elle ne voulait pas voir Julietta jetée en pâture à tous ces hommes blancs hautains qui considéraient les femmes du bordel avec mépris.

Le lendemain, les derniers soubresauts de l’émeute matés, les rues nettoyées et les douilles ramassées, Hanna eut un entretien avec Eber. Elle échangea ensuite quelques mots avec Felicia, qui l’informa qu’Esmeralda avait bu le lait avec le ver dans la soirée.

En sortant, Hanna jeta un œil dans la cour intérieure, vers le jacaranda. Elle découvrit Esmeralda agenouillée près de l’arbre.

Hanna se dit qu’il se passait près de cet arbre quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Inutile de demander. Ses amis blancs n’y comprendraient pas davantage. Les Noirs lui donneraient des réponses évasives.

Les réponses ne manqueraient pas. Mais aucune ne l’éclairerait vraiment.