Au début, Hanna n’en crut pas ses yeux. Mais Esmeralda commença vraiment à maigrir.
Chaque fois que Hanna la voyait, elle avait changé. Eber lui présentait les factures toujours plus nombreuses des couturières chargées d’ajuster les vêtements d’Esmeralda. Hanna songeait avec dégoût au ver blanc dans son bocal. Visiblement, il profitait de la nourriture qui auparavant ne cessait d’engraisser Esmeralda.
Hanna avait rangé les autres bocaux dans la garde-robe de Senhor Vaz. Malgré son dégoût, elle ne pouvait s’empêcher certains soirs de prendre l’un des bocaux et, à la lumière de la lampe à pétrole, d’observer le ver blanc qui bougeait derrière la paroi de verre. Elle n’arrivait pas à concevoir comment cette bestiole pouvait se développer jusqu’à atteindre cinq mètres dans le tube digestif d’un être humain. Elle reposa le bocal en frissonnant.
Carlos la regardait du haut de l’armoire.
– Qu’est-ce que tu vois ?
Carlos ne répondit pas avec son babil coutumier. Il se contenta de bâiller en se grattant distraitement le ventre.
Deux jours plus tard, Esmeralda disparut. Elle était partie pendant la nuit. Tard dans la soirée, Felicia l’avait vue aller se coucher. Aucun gardien ne l’avait vue sortir. À la question directe de Hanna qui voulait savoir s’il y avait lieu de s’inquiéter, Felicia avait secoué la tête. Hanna crut déceler chez elle une légère hésitation, sans pouvoir en être certaine.
On sut pourtant bientôt qu’elle n’était pas rentrée voir sa famille, ce qui augmenta l’inquiétude générale.
Ce jour-là, contrairement à son habitude, Hanna resta au bordel. Assise seule sur l’un des canapés rouges. Les seuls clients étaient quelques marins russes. On attendait en fin d’après-midi un train en provenance de Johannesburg. Des Anglais et des Boers qui venaient spécialement pour les femmes noires de Hanna.
Peu après trois heures, des cris arrivèrent de la rue. Hanna s’était assoupie sur le canapé. Un inconnu parlait avec l’un des gardes dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Felicia sortit en peignoir de sa chambre et se mêla à la conversation.
Soudain, le silence se fit. Felicia revint annoncer en tremblant qu’Esmeralda était morte. Son corps avait été retrouvé flottant dans l’un des bassins du port. On avait appelé les bombeiros pour le repêcher. Accompagnée d’un gardien et de Felicia, toujours vêtue de son léger peignoir rose, Hanna descendit au port. De loin, on voyait un petit attroupement au bout du quai. À leur arrivée, le corps venait d’être remonté. Esmeralda était nue. Elle avait beau avoir beaucoup maigri depuis qu’elle avait avalé le ténia, son corps restait gonflé et couvert de plis de graisse. Hanna trouva honteux de la sortir ainsi nue de l’eau.
C’était comme un enterrement inversé. J’ai vu Lundmark mis à la mer. Voilà à présent qu’on en sort Esmeralda.
Le gouverneur avait décidé que toutes les morts suspectes devaient donner lieu à une autopsie. Felicia et Hanna suivirent les pompiers jusqu’à la morgue, derrière l’hôpital. La puanteur y était violente. Le médecin chargé de l’autopsie fumait dehors. Hanna regarda ses mains sales et son col élimé. Il se présenta comme le docteur Meandros. Originaire de Grèce, il parlait portugais avec un fort accent. On ne savait pas comment il avait atterri là, mais il disait qu’il était venu avec un bateau échoué près de Durban. C’était un bon légiste. Il était rare qu’il ne trouve pas la cause d’un décès.
Le docteur Meandros retroussa ses manches, écrasa sa cigarette et disparut dans le bâtiment malodorant. Hanna et Felicia regagnèrent le bordel dans un rickshaw tiré par un homme aux grandes oreilles.
– Pourquoi était-elle nue ? demanda Hanna.
– Je crois qu’elle voulait montrer qui elle était, dit Felicia.
Hanna se demanda en vain ce qu’elle voulait dire.
– Je ne comprends pas ta réponse. Explique-moi ce qui la pousse à se suicider dans l’eau sale du port, et pourquoi elle commence par se déshabiller.
– On n’a pas trouvé ses vêtements.
– Et donc ? Ils se sont volatilisés ? Ou quelqu’un les a volés ?
– Je sais juste qu’ils n’étaient pas sur le quai. Personne ne l’a vue arriver nue. Personne ne l’a vue sauter. Peut-être qu’elle s’était lestée avec de grosses pierres pour couler ?
– Mais pourquoi nue ?
– Peut-être avait-elle ses vêtements quand elle a plongé ? Puis elle les a enlevés avant de mourir.
– Pourquoi ?
– Elle voulait peut-être mourir comme elle avait vécu.
Sans tout à fait comprendre ce que voulait dire Felicia, Hanna devinait son interprétation de la mort d’Esmeralda. Mourir comme elle avait vécu. Sans vêtements, nue à la face du monde ?
Hanna ne posa pas d’autres questions. Après avoir laissé Felicia devant la porte gardée par Judas, Hanna demanda au rickshaw de la conduire jusqu’à chez elle, sur les hauteurs de la ville. Il arriva en nage. Elle lui donna le double de ce qu’il demandait, une somme dérisoire.
Julietta la guettait à la porte. Ses yeux brillaient de curiosité. Mais Hanna se contenta de lui donner son chapeau et son parapluie, et l’ordre de faire entrer le docteur Meandros dès qu’il arriverait. Julietta et les autres domestiques devaient déjà être au courant de la mort d’Esmeralda. Des messages invisibles circulaient à toute vitesse parmi la population noire.
Dans son bureau, elle trouva Carlos assis dans son fauteuil, en train de mâcher une carotte. Elle le laissa tranquille, s’assit à la place du visiteur et ferma les yeux.
Elle se réveilla après avoir dormi plusieurs heures d’un sommeil profond et long comme une nuit entière. Carlos avait disparu. Elle alla s’asseoir dans son fauteuil. Elle avait rêvé. Des fragments indistincts remontaient lentement à la surface. Lundmark était là. Assis devant le piano du bordel, il avait effleuré les touches. Le jacaranda était abattu. Senhor Vaz se promenait en smoking et fumait un cigare qui sentait comme les incendies de l’émeute. Mais elle ne se retrouvait pas elle-même dans ce rêve. Elle n’était qu’une simple spectatrice extérieure, invisible.
Elle appela Julietta, demanda du thé. Puis renvoya sans ménagement la jeune fille, pour lui rappeler qu’elle n’avait pas oublié sa requête éhontée d’entrer au bordel.
Elle venait de finir son thé quand le docteur Meandros se présenta. Ses mains étaient encore sales. Sur sa cravate élimée, ce qui ressemblait à du sang séché.
Il s’assit et voulut un verre de vin. Julietta lui en apporta un sur un plateau, qu’il vida d’un coup. Il reposa le verre et refusa qu’on le remplisse à nouveau.
– Le suicide de cette femme ne fait aucun doute, dit-il. Ses poumons étaient pleins de l’eau sale du bassin. Cela aurait suffi pour établir la noyade, mais je me suis livré à un examen approfondi de son corps. C’est parfois une aventure de plonger dans les entrailles d’une personne. J’ai constaté qu’elle avait sans doute mis au monde de nombreux enfants. Son obésité avait laissé des dépôts de graisse dans ses artères et son cerveau. Elle était pour ainsi dire déjà vieille pour son âge.
Hanna prit cette dernière phrase pour une question.
– Elle avait à peu près trente-huit ans. Personne ne sait exactement.
– Tant mieux pour les Noirs, dit Meandros, songeur. Nous autres connaissons exactement le jour et même l’heure de notre naissance. À la longue cela peut devenir pénible de se voir rappeler cet instant exact. À bien des égards, une certaine imprécision est préférable.
Meandros se perdit en silence dans ses pensées avant de poursuivre :
– Le plus intéressant était cependant qu’elle avait un gros ténia en pleine forme dans le système digestif. Je l’ai enroulé autour d’une canne pour le mesurer : quatre mètres soixante-cinq.
Hanna fit une grimace de dégoût. Meandros remarqua sa réaction et leva la main pour s’excuser.
– Je vous passe les détails. À présent, elle peut être enterrée. J’ai signé le certificat de décès en indiquant qu’il s’agissait clairement d’un suicide.
– Je prendrai en charge les frais de l’enterrement.
Meandros se leva, vacilla, pris de vertige, puis lui serra la main. Elle le raccompagna.
– De quoi meurent-ils ? demanda-t-elle.
– Les Africains ? Les cas de diabète sont rares. On ne rencontre pas non plus très souvent d’attaques cérébrales ou de crises cardiaques. Le plus souvent, ce sont des infections causées par des moustiques porteurs de la malaria, l’eau sale, la malnutrition, le travail trop pénible. Il y a un abîme entre nos façons de vivre, et donc aussi entre nos façons de mourir. Mais les ténias frappent aussi les Blancs.
– Comment les attrape-t-on ?
– On les mange.
– On les mange ?
– Involontairement, bien sûr. Mais une fois qu’ils sont entrés, ils restent dans votre corps. Jusqu’à ce qu’ils décident un beau jour d’en sortir. On en a, paraît-il, vu sortir par le canal lacrymal. Mais le plus courant, c’est par les voies naturelles.
Hanna en avait assez entendu. Elle ne croyait pas non plus à cette histoire de canal lacrymal. Elle ouvrit sa bourse pour payer sa visite au docteur. Mais il refusa catégoriquement. Il leva son chapeau et redescendit vers l’hôpital, où il était autant responsable des morts que des vivants.
Le lendemain, Felicia alla voir la famille d’Esmeralda. Hanna avait décidé de fermer le bordel l’après-midi de l’enterrement. C’était la première fois, alors que plusieurs femmes étaient mortes du temps de Senhor Vaz. Hanna veilla aussi à fournir à toutes des vêtements noirs décents. Une fois prêtes, alignées avec leurs chapeaux et leurs voilettes sombres, elles avaient l’air d’une assemblée de spectres. Comme si elles étaient déjà mortes.
Un cortège funèbre. Des mortes qui pleurent une morte. Et là-dessus l’image de ce ténia de presque cinq mètres. La nausée s’emparait d’elle par vagues.
Hanna avait loué une voiture à cheval équipée de bancs. Au cimetière attendait déjà Felicia, avec le mari et les enfants d’Esmeralda. Il y avait aussi son vieux père, lui chuchota Felicia. Ils s’assemblèrent autour de la tombe ouverte, au-dessus de laquelle le cercueil reposait sur deux rondins grossiers.
Le cimetière était divisé comme la ville. Près de l’entrée principale, les tombes des Blancs, avec leurs catafalques de marbre et leurs imposants mausolées. Puis une zone de tombes plus simples et, derrière, le champ où on enterrait les Noirs. Sur leurs tombes, des croix de bois branlantes, ou rien du tout. Hanna décida qu’Esmeralda aurait une pierre tombale correcte, avec son nom dessus.
Le prêtre noir, revêtu d’une aube blanche, parlait dans une des langues qu’elle ne comprenait pas. Elle distinguait parfois le nom d’Esmeralda, mais rien d’autre. Elle se dit que c’était normal. De son vivant, elle n’avait rien su d’elle. Dans la mort également elle resterait une inconnue.
C’est nous qui les forçons à cela, s’indigna-t-elle. C’est nous qui avons transformé leurs vies à notre convenance, pas l’inverse.
Elle regarda les enfants d’Esmeralda et son mari qui fixait le prêtre en serrant les mâchoires. Quand tout fut fini, elle appela Felicia et la pria de dire au mari d’Esmeralda que sa famille recevrait régulièrement de l’argent. L’homme s’approcha et la remercia. Sa main était moite, sa poigne molle, comme s’il craignait de serrer trop fort.
Hanna rentra. Eber, présent lui aussi à l’enterrement, avait été chargé de rouvrir le bordel et de récupérer les habits de deuil.
En quittant le cimetière, elle découvrit Julietta en grande conversation avec Felicia près du mausolée d’un vieux capitaine portugais. Un instant, elle eut envie d’aller gifler Julietta. Mais elle s’abstint et s’éloigna. Derrière elle, on comblait déjà la tombe.
Arrivée chez elle, elle se mit au lit et resta plusieurs heures couchée, immobile. Elle commença à manger la nourriture qu’on lui servit. Mais elle repensa au ténia et elle repoussa son assiette.
La lampe à pétrole à la main, elle gagna son bureau pour noter la mort et l’enterrement d’Esmeralda dans son journal. Quand la lumière dissipa les ombres de la pièce, elle découvrit Carlos installé dans son fauteuil. Il tenait un bocal qu’il avait pris dans l’armoire. Il avait dévissé le couvercle. Seulement alors, elle remarqua que le bocal était vide. Puis elle vit le ver blanc bouger à la commissure des lèvres de Carlos. Elle poussa un cri et tenta de l’attraper mais Carlos l’avala. Elle se retint de le frapper. Elle lui ouvrit de force les mâchoires et lui enfonça des doigts dans la gorge. Carlos cria et se débattit. Il était fort, elle ne parvenait pas à le maîtriser. Anaka et Julietta accoururent en entendant le vacarme. Hanna n’arriva pas à leur expliquer ce qu’il avait avalé, juste qu’il fallait qu’il le rende. Elles attrapèrent Carlos et, cette fois, ce fut Anaka qui enfonça sa main si profond dans sa gorge qu’il se mit à vomir. Une bouillie jaune de carottes se répandit sur le bureau.
Hanna ne savait pas dire ver en portugais. Elle alla chercher l’un des bocaux, leur montra le ténia, puis le bocal vide sur le bureau. Ensemble, elles examinèrent le vomi de Carlos sans succès. Hanna était furieuse, elle envoya Julietta chercher d’autres lampes et fit à nouveau plonger à Anaka ses doigts dans la gorge de Carlos. Mais il ne rendit plus que des sucs digestifs malodorants.
Elles ne trouvèrent pas le ténia.
Carlos se réfugia sur le lustre et refusa d’en redescendre quand Hanna voulut se réconcilier avec lui en lui donnant ce qu’il préférait : du lait. Rien à faire. Carlos était un animal blessé réfugié dans sa forteresse imprenable.
Julietta et Anaka nettoyèrent le bureau. Hanna sortit sur la véranda. La ville alentour était plongée dans le noir. Au loin des feux, peut-être des tambours.
Elle entendit un éclat de rire. Cela lui rappela la nuit où elle avait décidé de quitter le navire du capitaine Svartman.
Peut-être est-ce le même homme qui rit, songea-t-elle. Mais moi qui suis devenue une autre personne, comment puis-je être certaine d’avoir déjà entendu ce rire ? À l’époque, je n’avais pas non plus à me soucier d’un singe ayant avalé un ténia.
Elle n’alla se coucher qu’à l’aube.
Carlos s’était alors endormi dans le lustre, recroquevillé comme un enfant anxieux.