Hanna retourna voir Felicia. Elle lui parla du ténia qu’avait avalé Carlos. Mais Felicia n’avait pas d’autre conseil que d’attendre que le ver quitte de lui-même le corps du singe. N’y avait-il pas d’antidote ? demanda Hanna. Un vermifuge que cette guérisseuse pourrait donner à Carlos ? Felicia revint avec la réponse de la mystérieuse femme qui lui avait vendu les vers : elle refusait de s’occuper d’un singe ou de tout autre animal. Elle ne soignait ni les éléphants ni les souris, que les humains.
Hanna était si désespérée qu’elle emprunta la voiture d’Andrade et se rendit à la cathédrale pour parler avec un prêtre, supposant qu’il pourrait la conseiller. Même s’il s’agissait de la santé d’un chimpanzé, c’était après tout de sa propre inquiétude qu’elle voulait se libérer.
La chaleur formait comme un mur immobile devant elle tandis qu’elle se dirigeait vers la cathédrale. Malgré l’heure matinale, le soleil lui brûlait les yeux, et elle se hâta de se réfugier dans la pénombre, de l’autre côté du portail grand ouvert. Hanna resta immobile, le temps de s’habituer à l’obscurité. L’église était déserte, à part quelques religieuses en blanc agenouillées devant une image de la Vierge et un homme en costume clair assis tout seul sur un banc, assoupi. Il y avait à l’intérieur de la nef une odeur de peinture fraîche. Elle s’assit au premier rang. Quelques femmes noires marchaient pieds nus sur les dalles de pierre. Elles époussetaient délicatement les images haut perchées des saints avec des chiffons et de longs plumeaux.
Un prêtre en noir sortit de la sacristie. Il s’arrêta devant le grand autel pour essuyer ses lunettes. Hanna s’approcha de lui. Il chaussa ses lunettes et la regarda. Il était jeune, à peine plus de trente ans. Elle fut décontenancée. Un prêtre était forcément âgé.
– La senhora a l’air de désirer se confesser, dit-il d’une voix aimable.
– J’ai l’air de quoi ? D’une coupable ? D’une pécheresse ?
Affirmer qu’elle avait l’air de vouloir se confesser touchait chez elle un point sensible. Elle ne pouvait pas nier être la propriétaire du plus gros bordel de la ville et s’enrichir de la débauche organisée. Le prêtre ne sembla pas réagir à son ton hostile.
– Ceux qui veulent se confesser expriment avant tout un désir de libération.
– Je ne veux pas me confesser. Je suis venue demander un conseil.
Le jeune prêtre approcha deux chaises l’une en face de l’autre. Les femmes de ménage avaient disparu. L’homme endormi était toujours là, tout près.
– Je suis le père Leopoldo, dit le jeune prêtre, et je viens d’arriver du Portugal.
– Je m’appelle Hanna. Je parle mal le portugais. Je dois aller lentement pour trouver mes mots. Et souvent je ne les place pas dans le bon ordre.
Père Leopoldo sourit. Il avait un beau visage, même s’il était très pâle et semblait presque famélique. Peut-être ce prêtre avait-il lui aussi le ver solitaire ?
– D’où venez-vous, Senhora Hanna ?
Elle raconta à grands traits son histoire, mais choisit de ne rien dire du bordel, juste qu’elle avait épousé un Portugais, Senhor Vaz, décédé peu après le mariage.
– Vous souhaitez donc un conseil, dit père Leopoldo, qui l’avait écoutée attentivement. J’attends votre question.
Je ne peux pas me mettre à lui parler d’un singe qui a avalé un ténia, songea-t-elle, découragée. Il va croire que je suis folle ou que je moque de lui.
Elle lui dit pourtant ce qu’il en était. Lui parla de ce chimpanzé qui comptait tant pour elle, de ce que contenait le bocal, du ver qui vivait désormais en lui. Le prêtre ne fut pas choqué par son récit, il la crut et comprit son inquiétude.
– Je crois que vous ne m’avez pas tout dit, senhora, dit-il quand elle se tut, d’un ton toujours aussi patient et aimable. Il est difficile de conseiller quelqu’un qui n’ose pas tout vous raconter.
Il l’avait percée à jour. Même si Vaz n’était pas un nom rare, le père Leopoldo avait visiblement déjà entendu parler de Senhor Vaz, qui avait dirigé le plus grand bordel de la ville. Peut-être était-il même au courant de son mariage avec une Suédoise, suivi peu après de sa mort ?
Il n’y avait pas de raison de ne pas dire la vérité. Elle lui parla d’Esmeralda, et avoua qu’elle était propriétaire du bordel, dont elle vivait.
– Je crains pour la vie de mon singe, finit-elle par dire. Et je ne sais que faire de ce que je possède et dont j’ai la responsabilité.
Le père Leopoldo la regarda à travers ses lunettes non cerclées. Son regard n’était pas accusateur. Même un jeune prêtre était sans doute habitué à entendre les histoires les plus étranges, que ce soit ou non sous le sceau de la confession.
– Il y a un vétérinaire en ville, Paulo Miranda. Il a sa clinique tout près du grand marché. Peut-être pourra-t-il vous conseiller pour soigner votre singe ?
– Que peut-il faire de plus qu’une guérisseuse ?
– Je ne sais pas. Mais vous m’avez demandé un conseil. Et puis je crois que l’art des guérisseuses relève surtout de la sorcellerie, qu’il faut combattre.
Hanna aurait voulu lui montrer les vers blancs et les vêtements qu’Esmeralda portait avant de maigrir autant. Mais elle ne dit rien.
Le prêtre continua à la regarder, puis rapprocha sa chaise.
– Dans tout ce que vous m’avez raconté, il y a aussi autre chose. Il ne s’agit pas seulement de votre singe et de ce qu’il a avalé. Je crois comprendre que le conseil que vous cherchez, senhora, concerne la vie que vous menez. Comme propriétaire du plus important bordel de cette ville. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que l’Église pense de ces lieux de perdition. De votre Suède, je ne sais pas grand-chose, sinon qu’il peut y faire très froid et que beaucoup de pauvres gens en sont partis pour chercher une vie meilleure de l’autre côté de l’Atlantique. Mais là-bas non plus, senhora, la vie que vous menez ne serait pas considérée comme digne et convenable.
Ses mots la touchèrent de plein fouet.
– Que faire ? demanda-t-elle. J’ai hérité de ce bordel par le testament de mon mari.
– Fermez-le, dit père Leopoldo. Ou vendez-le à quelqu’un qui le transformera en hôtel ou en restaurant convenable. Donnez à ces femmes de l’argent pour qu’elles puissent commencer une vie décente. Rentrez dans votre pays. Vous êtes encore jeune, senhora. Le singe peut regagner le bush. Il trouvera certainement à rejoindre une horde.
Hanna s’abstint de lui dire que Carlos avait perdu depuis longtemps son identité de singe et vivait dans une zone trouble, ni animal, ni homme. Il se sentait davantage chez lui perché sur un lustre que dans la forêt.
– Vous fuyez quelque chose, senhora, dit père Leopoldo. Cette fuite sera sans fin si vous ne rentrez pas chez vous en laissant toutes ces saletés derrière vous.
– Je ne sais pas si j’ai encore vers quoi rentrer.
– Vous avez une famille ? Alors c’est là-bas que sont vos racines, pas dans cette ville.
Hanna s’aperçut soudain que le père Leopoldo fixait un point à côté de sa tête. En se retournant, elle vit l’un des officiers les plus haut gradés de la garnison. Il était en grand uniforme, sabre au côté et casquette sous le bras. Le père Leopoldo se leva.
– Je suis désolé de devoir interrompre cette conversation. Mais revenez quand vous voulez.
Il adressa à Hanna un sourire encourageant puis accompagna l’officier vers l’un des confessionnaux, où ils disparurent derrière les rideaux. Hanna se dit que l’officier avait probablement beaucoup de péchés à confesser. Il fréquentait régulièrement le bordel et avait parfois d’étranges exigences. Les femmes refusaient certains de ses penchants. Hanna avait rougi, la première fois qu’on lui avait expliqué ce que l’officier demandait. Il voulait deux femmes en même temps, et qu’elles jouent à la mère et à la fille. Elle avait alors pensé lui interdire l’entrée. Mais c’était un bon client. Felicia lui avait aussi fait valoir que certains clients sud-africains avaient des exigences bien pires, et que c’était plutôt à eux qu’il aurait fallu refuser l’entrée.
Sous le jacaranda, Felicia lui avait raconté les curieux penchants que pouvaient avoir les hommes en matière de femmes. Au cours de sa courte expérience érotique avec Lundmark ou Senhor Vaz, elle n’avait rien connu de ce dont lui parlait Felicia. Elle mesurait son ignorance, embarrassante pour une tenancière de bordel.
Elle s’apprêtait à quitter la cathédrale, toujours incertaine sur la conduite à tenir.
L’homme qui semblait dormir se leva soudain devant elle. Il tenait son chapeau blanc et souriait aimablement.
– Je n’ai pas pu éviter d’entendre le père Leopoldo. La voix porte très bien dans cette cathédrale. Il n’y a que les confessions que l’on n’entend pas. Remarquez qu’il n’est pas dans mes habitudes d’épier les conversations. Je m’appelle José Antonio Nunez. J’ai fait des affaires dans ce pays pendant des années. Mais j’ai tourné la page et je m’occupe désormais de choses bien plus essentielles. Puis-je vous déranger quelques minutes, Senhora Vaz ?
– Je ne vous connais pas, et vous savez mon nom ?
– Cette ville n’est pas bien grande. La population blanche, en tout cas, n’est pas assez importante pour permettre de garder l’anonymat bien longtemps. Permettez-moi juste de vous dire que je connaissais votre mari et que je vous présente toutes mes condoléances. Je vous souhaite sincèrement de trouver votre bonheur dans cette vie, Senhora Vaz.
L’homme avait la quarantaine. Sa gentillesse paraissait sincère. D’une certaine façon, il semblait étranger à la ville, comme elle.
Ils s’assirent. Lui avec assurance, elle plus hésitante.
– Je serai bref, dit José Antonio Nunez. Je suis prêt à vous libérer de votre établissement. Je paierai aussi les femmes, comme le proposait le père Leopoldo. Pour moi, c’est le bâtiment en lui-même qui compte. Après avoir fait toutes sortes d’affaires pendant des années, j’essaie à présent de rendre ce qui m’a été donné. Si vous me vendez l’hôtel, j’en ferai un orphelinat.
– Pour les enfants noirs ?
– Au milieu du quartier des bordels ?
– C’est précisément mon intention. Rappeler à tous l’existence de ces orphelins noirs qui errent comme des feuilles mortes.
– Mais le gouverneur n’acceptera jamais.
– C’est mon ami. Il sait qu’il dépend de moi pour conserver sa place. J’ai une grande influence, ici.
Hanna secoua la tête. Elle ne savait pas quoi penser. Qui était cet homme qui semblait dormir puis soudain voulait lui acheter le bordel ?
– Je ne suis pas certaine de vouloir vendre.
– Ma proposition est toujours valable demain et quelque temps encore. Je sais que vous confiez vos affaires à l’avocat Andrade. Dites-lui de me contacter.
– Je ne connais même pas votre adresse.
– Il la connaît, répondit en souriant José Antonio Nunez.
– J’ai besoin de réfléchir. Revenez ici dans une semaine. Même heure.
Il s’inclina très bas.
– J’y serai. Mais une semaine, c’est trop long. Disons trois jours.
– Je ne sais pas qui vous êtes, répéta-t-elle.
– Vous pouvez sûrement vous renseigner.
Hanna quitta la cathédrale. Une fois encore, elle avait besoin d’un conseil et savait à qui s’adresser. Pas seulement au sujet de ce José Antonio Nunez, mais aussi de ce qu’avait dit le père Leopoldo.
L’après-midi même, elle se rendit à la ferme de Pedro Pimenta, où aboyaient les chiens et où les crocodiles battaient de leur queue l’eau trouble des bassins.
En descendant de voiture, une fois le moteur arrêté, elle entendit des bris de verre dans la maison. La véranda était déserte.
Hanna regarda autour d’elle. Tout semblait étrangement vide. Une femme blanche sortit en courant, les mains sur le visage, suivie d’une fillette qui criait en essayant de la rattraper.
Elles disparurent en contrebas, du côté des bassins aux crocodiles. Puis le silence revint.
Un garçon de quelques années plus âgé que la fillette sortit alors. Hanna ne les avait jamais vus, ni lui, ni la fillette, ni la femme en pleurs.
Le garçon, qui avait peut-être seize ans, se tenait dans l’embrasure de la porte. Il semblait retenir son souffle.
Il est comme moi, songea Hanna. Je me reconnais en lui : là, un garçon qui ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui.