56

L’image que regardait Hanna se transforma en un tableau encadré par les rayons du soleil. Les chiens s’étaient tus dans leurs cages. Ils haletaient, langue pendante.

Enfin le parfait silence, songea-t-elle. Dans cette étrange ville, il n’y en a jamais. Toujours quelqu’un qui parle, appelle, crie, ou rit. Même la nuit, la ville ne se repose jamais complètement.

Mais là : ce silence.

Le garçon était immobile, figé au centre du tableau. Hanna allait gagner l’escalier qui menait à la véranda quand Pedro Pimenta fit irruption. Il s’arrêta près du garçon et le regarda. Pimenta tenait un mouchoir sanglant. À son front, une plaie qui n’avait pas tout à fait cessé de saigner. Pas une blessure par balle, se dit Hanna. Au front, il serait mort. Puis elle se rappela le bruit de verre cassé : la femme en pleurs devait lui avoir jeté quelque chose à la tête.

Pimenta baissa les yeux vers son mouchoir ensanglanté puis s’aperçut de la présence de Hanna, sous son parapluie. Il paraissait fatigué, et ne se donna pas la peine d’accueillir sa visiteuse. Au lieu de l’inviter à monter, il descendit jusqu’à elle. Sa blessure au front était une profonde coupure au-dessus de l’œil gauche, juste à la naissance de ses cheveux grisonnants.

– Vous les avez vues partir ?

– La femme et la fille ? Du côté des bassins.

Il fit une grimace inquiète et secoua la tête.

– Il faut que je les retrouve. Allez m’attendre sur la véranda. Je vous expliquerai.

– Où est votre femme ? Qui est le garçon ?

Pimenta ne répondit pas. Il jeta le mouchoir sanglant et dévala la pente vers les bassins.

Hanna s’assit sur la véranda. Le garçon se tenait toujours dans l’embrasure de la porte. Elle le salua de la tête, sans qu’il réagisse. Le silence était total. Elle se leva et entra dans la maison. Le sol du séjour tapissé de peaux de lions et de zèbres était jonché d’éclats de verre. Une tête de kudu avec ses longues cornes torses pendait à un mur. Les tessons de verre brillaient comme des perles répandues sur les peaux d’animaux.

À la cuisine, elle trouva tous les domestiques rassemblés. Ils avaient peur, se serraient les uns contre les autres. Isabel, la femme de Pimenta, et ses enfants devaient être ailleurs dans la maison. Elle inspecta le rez-de-chaussée, puis monta à l’étage. Elle les trouva dans la plus grande chambre. Blottis sur le lit.

– Je ne veux pas déranger, mais je me suis inquiétée en entendant les bris de verre et en voyant la blessure au front de Pedro.

Isabel la regarda sans répondre. Contrairement aux domestiques, elle n’avait pas peur, Hanna le vit aussitôt.

Isabel était furieuse, pleine d’une colère dont Hanna ne la soupçonnait pas capable.

– Que s’est-il passé ?

– Vous feriez mieux de partir, répondit Isabel. Je ne veux pas que vous assistiez à l’inévitable.

– Quoi ?

– Je vais le tuer.

Les enfants ne semblaient pas surpris. Sans doute l’avaient-ils déjà entendue dire ça.

Hanna s’assit doucement près d’Isabel et lui prit la main.

– Je ne comprends pas ce qui se passe. Comment pouvez-vous me dire, devant vos enfants, que vous allez tuer votre mari ?

– Parce que c’est ce que je vais faire.

– Mais pourquoi ?

Isabel se tourna vers elle. Il lui paraissait inconcevable que Hanna n’ait pas compris. Qu’est-ce que je n’ai pas vu ? se dit-elle. Je me trouve au cœur d’un drame que je ne comprends pas.

Isabel se leva soudain, défroissa sa jupe, comme si elle rassemblait ses forces. Les deux enfants la regardèrent. Leur mère se pencha vers eux.

– Restez là, dit-elle. Je reviens. Il ne va rien vous arriver.

Elle quitta alors la pièce en entraînant Hanna par le bras.

– Et maintenant que va-t-il se passer ? demanda Hanna.

– Vous m’avez déjà posé la question. Je n’en sais rien. Partez ou restez. Comme vous voulez.

Elles étaient en bas de l’escalier. Le garçon était toujours là. Isabel passa devant lui sans même le voir. Elle ne l’aime pas, pensa Hanna. Une femme adulte qui s’éloigne ostensiblement d’un jeune garçon. Confusément, quelque chose commençait à prendre forme.

Isabel se laissa tomber sur le sofa de la véranda. Hanna recula un fauteuil de rotin contre le mur et s’y assit. Le garçon ne bougeait pas. Hanna faisait à présent partie du tableau qu’elle avait vu un peu plus tôt devant elle. Elle n’était plus seulement spectatrice.

Pedro Pimenta apparut dans la pente. Derrière lui, la femme blanche, qui avait cessé de pleurer. Elle tenait très fort la main de la fillette. La petite se taisait. Hanna n’entendait pas ce que la femme disait à Pedro. Soudain, il s’arrêta et se mit à gesticuler. Il avait l’air de leur dire de disparaître, toutes les deux. Il se mit à courir vers la véranda, la femme à ses trousses. Une fois en haut, elle explosa :

– Je t’ai cru ! cria-t-elle. J’ai gardé toutes tes lettres, toutes tes déclarations d’amour ! J’ai demandé à te rejoindre avec les enfants, je n’en pouvais plus d’attendre à Coimbra. Mais tu me répondais tout le temps que la ville était trop dangereuse. Lettre après lettre, toujours la même chose.

Elle sortit de sa poche une lettre froissée et commença à lire d’une voix stridente :

– « Lourenço Marques, la nuit, grouille de léopards sournois et de lions en meute. Chaque matin, on retrouve des Blancs déchiquetés, le plus souvent des femmes et des enfants. Des serpents venimeux se glissent dans les maisons. Il est encore trop dangereux de venir ici. » C’est toi qui as écrit ça, ou non ?

– J’ai écrit la vérité.

– Mais il n’y a pas de fauves dans les rues ! Tu as menti !

– Il y en avait, il y a quelques années.

– Je n’ai rencontré personne qui ait vu un seul lion dans cette ville depuis trente ans. Tu as menti dans tes lettres pour que nous ne venions pas. Ton amour, c’était du vent !

Furieuse, elle avait plaqué Pedro contre le mur de la véranda. La fillette avait rejoint son frère dans l’embrasure de la porte. Étendue sur le sofa, Isabel assistait à la scène. Hanna se dit qu’elle ferait mieux de partir. Mais quelque chose, qui n’était pas que de la curiosité, la retenait.

La femme se tourna soudain vers l’autre côté de la longue véranda. Là se tenaient Joanna et Rogerio. Ils étaient arrivés sans bruit.

– Qu’est-ce que c’est que ces deux-là ? cria la femme de Coimbra.

– Asseyons-nous pour parler de tout ça calmement, supplia Pedro.

Mais la femme continuait de le plaquer contre le mur.

– Ce sont mes enfants, dit Isabel en se levant. Les enfants que j’ai eus avec Pedro. Maintenant, je veux savoir qui vous êtes, pour faire une scène pareille à mon mari.

– Mon mari, quel mari ? C’est moi qui suis mariée avec lui ! Je ne suis pas mariée avec toi, Pedro ? Depuis bientôt vingt ans ? Et elle, qui est-ce ? Ta pute noire ?

Isabel lui donna une gifle, qu’elle lui rendit aussitôt. Pedro s’interposa, suppliant les deux femmes de se calmer. Isabel se rassit. Mais l’autre femme commença à frapper Pedro.

– Pour une fois, tu pourrais dire la vérité ! Qu’est-ce qu’elle fait là ? Qui sont ces enfants ?

– Teresa. Du calme. Tout peut s’expliquer.

– Je suis calme. Mais je ne digère pas toutes ces lettres où tu m’as menti en me suppliant de rester à Coimbra.

– J’avais tout le temps peur qu’il vous arrive quelque chose.

– Et elle, qui est-ce ?

Pedro tenta de l’emmener à l’écart, peut-être pour lui parler sans qu’Isabel entende. Mais celle-ci se leva, alla chercher ses enfants et les poussa devant elle vers Teresa et Pedro.

– Voici nos enfants, à Pedro et à moi.

Teresa les dévisagea.

– Mon Dieu, dit-elle. Ne me dites pas leur nom !

– Et pourquoi ?

– Le garçon s’appelle José ? La fille Anabel ?

– Non. Rogerio et Joanna.

– Au moins, il ne leur a pas donné le nom des enfants qu’il a abandonnés. Il n’a pas osé.

Hanna essayait de comprendre. Pedro avait donc une famille au Portugal et une autre ici ?

Teresa avait cessé de crier. À présent elle parlait bas, d’une voix ferme, comme si elle avait pris une terrible décision et que la vérité lui donnait de la force.

– Voilà donc pourquoi nous ne devions pas venir. Voilà pourquoi tu as écrit toutes ces maudites lettres sur les dangers qui nous guettaient : tu avais fondé une nouvelle famille en Afrique. Je pensais que tu serais heureux de nous voir arriver. Au lieu de quoi, te voilà démasqué ! Comment as-tu pu nous faire ça ?

Pedro était adossé au mur. Très pâle, tel un criminel pris sur le fait.

Teresa se tourna ver Hanna.

– Et vous ? Il vous a aussi fait des enfants ? Où sont-ils ? Vous êtes mariés, peut-être ? Vos enfants s’appellent-ils José et Anabel ?

Hanna se leva.

– Je suis juste une amie.

– Comment un homme pareil peut-il être votre ami ?

Teresa sembla soudain désemparée. Son regard papillonnait. Ce fut Isabel qui passa des paroles aux actes. Sur une table basse était posé le couteau que Pedro utilisait pour sculpter de petites figurines en bois qu’il brûlait une fois terminées. Elle s’en empara, le planta dans la poitrine de Pedro, le ressortit et le plongea de nouveau. Par la suite, Hanna devait se rappeler au moins dix coups de couteau avant que le corps de Pedro ne s’affaisse lentement sur le sol de la véranda. Isabel disparut dans la maison avec ses enfants. Teresa s’effondra. Pour la première fois, le garçon quitta l’embrasure de la porte. Il s’accroupit près de sa mère et l’entoura de ses bras. La fillette recommença à pleurer, mais cette fois presque sans bruit.

 

Quelques heures plus tard, Hanna rentra chez elle. Le corps de Pedro avait été envoyé à la morgue et Isabel emmenée, menottée et entravée. Elle avait revu Ana Dolores, qui l’avait autrefois soignée et avait tenté de lui expliquer les grandes différences entre Blancs et Noirs. Ana Dolores était venue s’occuper de Teresa et de ses enfants. Les enfants d’Isabel avaient en revanche été laissés aux soins des domestiques, chargés de les confier à sa sœur. Elle habitait un bidonville dont Hanna ne comprit pas le nom. Elle se dit tristement qu’ils allaient quitter le monde ordonné des Blancs où ils avaient grandi pour disparaître dans le dédale impénétrable des quartiers noirs.

Sur le chemin du retour, Hanna demanda au chauffeur de s’arrêter au bord de la route. Ils étaient près du fleuve, juste avant le vieux pont, si étroit qu’il était à sens unique. Un vieil Africain réglait la circulation des rares voitures avec deux drapeaux, un vert et un rouge. Hanna ressentit alors le contrecoup de ce dont elle avait été témoin.

– Que va-t-il arriver à Isabel ? demanda-t-elle.

– Elle va être enfermée au fort, dit sans hésiter le chauffeur.

– Qui va la condamner ?

– Elle est déjà condamnée.

– Mais la trahison de Pedro ne compte pas ?

– Si Teresa l’avait tué, elle aurait été renvoyée au Portugal avec ses enfants. Mais Isabel est une femme noire. Elle a tué un Blanc. Elle sera punie pour ça. Et qui s’indignerait de voir un Blanc tromper une femme noire ?

Ils n’en parlèrent plus. Hanna remarqua que le chauffeur refusait de dire le fond de sa pensée.

Ils reprirent leur route vers la ville quand le vieil homme près du pont leva son drapeau vert. Hanna sentit une vague de colère en voyant que son drapeau s’effilochait en lambeaux.

Elle se fit conduire à la promenade en bord de mer, au nord de la ville. Elle ôta ses souliers et descendit sur le sable fin. C’était marée basse. Très loin, en mer, on apercevait les petits bateaux de pêche à un mât. Des enfants noirs jouaient sur la partie de la plage qui n’était pas réservée aux Blancs.

Sauver Isabel sera comme me sauver moi-même, pensa-t-elle. Je ne peux pas partir d’ici sans veiller à ce qu’elle ait un procès équitable. Après seulement, je me déciderai.

Elle marcha le long de la plage, regardant la marée qui montait lentement. En cet instant, Isabel était la personne qui comptait le plus pour elle. Son sort était indissociablement lié au sien. Elle s’étonna d’en ressentir une telle certitude. Pour une fois, dans sa vie, il n’y avait plus de place pour le doute.

Elle rentra chez elle et paya le chauffeur. Le soir même, elle s’installa à son bureau et compta tout l’argent liquide accumulé depuis la mort de Senhor Vaz. Elle en utiliserait à présent une partie pour payer un avocat.

Du haut de l’armoire, Carlos l’observait. Soudain, il sauta et s’assit sur le bureau, à côté d’elle. Il attrapa une liasse de billets et se mit à les compter de ses longs doigts noirs. Sérieusement, comme s’il comprenait vraiment ce qu’il faisait.