Peu avant sa mort, comme s’il avait eu le pressentiment de sa fin imminente, Senhor Vaz avait dit à Hanna que, si un jour elle avait besoin d’un conseil et qu’il n’était pas là, elle devait en tout premier lieu s’adresser à Senhor Pedro Pimenta.
« Pourquoi lui ? Je sais à peine qui c’est.
– Je ne connais pas d’homme plus sincère, avait-il répondu. C’est la seule personne de ce pays que je n’ai jamais vue mentir. Va parler à Pedro Pimenta si tu as besoin d’un conseil. Et fais confiance à Eber, il s’occupe de notre argent sans jamais voler un escudo. Il croit que Dieu l’a particulièrement à l’œil. On ne peut pas trouver meilleur caissier. Dieu l’empêche de céder à la tentation malhonnête qu’il porte peut-être au fond de lui. »
Pedro Pimenta, originaire de Coimbra, avait fait une carrière fulgurante aux colonies. Assistant d’un tailleur, il aurait voulu aller à Luanda, en Angola, où, disait-on, il aurait facilement trouvé à s’employer auprès de la population blanche. Mais le destin avait voulu que le maître tailleur, qui avait payé son billet, décide de s’installer en Afrique orientale portugaise, comme on disait alors. Durant les trois premiers mois, Pedro Pimenta, âgé de dix-sept ans, resta terrorisé par toutes les nouveautés de ce continent étranger. Il avait peur de la nuit obscure, des chuchotements des Noirs, des serpents et des araignées qui se cachaient dans le noir. Même si les fauves ne s’aventuraient plus en ville depuis des années, il craignait toujours qu’un lion ne s’introduise par la fenêtre entrouverte et ne lui déchire la gorge. Pedro Pimenta passa ces trois premiers mois solidement barricadé. Comme il ne dormait pas la nuit, il n’arrivait pas à travailler pendant la journée. Le maître tailleur le renvoya et l’expulsa de la petite maison près du port où il avait ouvert son atelier.
Se retrouver sans travail, loin de provoquer sa perte, força Pedro Pimenta à maîtriser sa peur et à prendre sa vie en main. Grâce à de faux certificats, il travailla chez un homme d’affaires indien, apprit les rudiments du commerce et, bientôt, ouvrit une petite boutique où il pratiquait des prix plus bas que tous ses concurrents. En moins de dix ans, il devint riche. Il bâtit une maison sur les hauteurs de la ville, fut un des premiers à avoir une voiture et un chauffeur, et devint l’un des colons les plus en vue.
Personne ne savait que Pedro Pimenta était analphabète. Tous les chiffres qu’il devait absolument connaître pour contrôler ses affaires, il les gardait en tête. Devenu riche, il fit venir du Portugal un jeune frère qui savait lire et écrire. Il s’occupait de la correspondance nécessaire, et personne ne se doutait que les mots et les lettres dansaient sous les yeux de Pedro.
Pedro avait fait fortune en vendant des chiens. Il en avait eu l’idée un soir qu’il était en visite au bordel de son cher ami Senhor Vaz. Felicia venait alors juste d’arriver. Pedro devint vite son habitué, avec une visite par semaine, toujours le mardi soir.
L’un de ces mardis, un homme de son âge était en train d’attendre la femme qu’il avait demandée. Il espérait qu’elle en aurait bientôt fini avec son client. Pedro et lui nouèrent conversation. L’homme, qui venait d’Afrique du Sud, lui expliqua qu’il vendait des chiens de garde.
– La peur est un formidable employeur, surtout en Afrique du Sud, où les Blancs s’enferment derrière de hautes grilles et ont un besoin infini de chiens de garde. S’ils pouvaient, ils préféreraient des loups assoiffés de sang. Mais je leur fournis des bergers allemands entraînés en Belgique et dans certains chenils d’Allemagne du Sud. Quand ils sont prêts et entraînés à attaquer les Noirs, ils arrivent par bateau à Durban ou Port Elizabeth. Mes acheteurs font la queue, prêts à débourser une petite fortune pour les bêtes les plus robustes et les plus agressives.
L’homme se tut, fit tomber la cendre de son cigare et éclata de rire.
– Leur seul défaut est de ne pas être blancs. Cela doublerait sûrement leur valeur.
Pedro ne comprit pas tout de suite.
– Des bergers allemands blancs ?
– Ce serait parfait de pouvoir en élever des blancs, comme des albinos. Des chiens blancs, aussi blancs que leurs propriétaires. Cela terroriserait encore plus les Noirs. Et leurs maîtres seraient d’autant plus rassurés.
Pedro hocha la tête : oui, c’était une idée fascinante. Mais il se garda de dire qu’il connaissait un vétérinaire portugais qui avait un couple de bergers allemands blancs dans son jardin.
Le lendemain, Pedro alla trouver le vétérinaire, un sexagénaire qui envisageait de rentrer au Portugal avant d’être trop vieux. Il avait passé plus de quarante ans dans le pays, avait subi plusieurs graves attaques de malaria qui avaient manqué de le tuer, et savait ses organes truffés de bactéries, de vers et d’amibes. Aucun médecin ne savait bien de quoi il s’agissait, ni ne considérait que cela vaudrait la peine d’essayer de le soigner. Pedro lui proposa de prendre ses deux chiens, et leur nouvelle portée de chiots tout aussi blancs qu’eux, en échange d’une somme qui l’aiderait à prendre une décision concernant son retour. Ils tombèrent d’accord et, quelques mois plus tard, Pedro lui faisait ses adieux sur le quai du port de Lourenço Marques, tandis que son paquebot appareillait pour Durban, Port Elizabeth, Le Cap et Lisbonne.
Pedro avait alors en secret acheté un terrain en périphérie de la ville pour y installer un grand chenil. Son frère en serait le responsable. En deux ans, il produisit une trentaine de bergers blancs. Son frère, qui ne supportait plus la chaleur africaine, rentra au Portugal. Dès lors, Pedro s’occupa seul de tout. Un major renvoyé de l’armée portugaise avait dressé les chiens pour passer immédiatement à l’attaque à l’approche d’un Noir. Pedro avait payé le commandant du fort pour qu’il laisse ses chiens s’entraîner sur des détenus noirs. Pour ne pas sembler trop brutal, Pedro avait équipé les prisonniers d’épaisses protections de cuir que les bergers allemands ne pouvaient pas percer.
Puis Pedro était parti à Johannesburg annoncer dans les plus grands journaux la mise en vente, en nombre encore limité, d’incroyables bergers blancs.
Il avait loué une suite dans le meilleur hôtel de la ville. Le directeur, désespéré, avait dû avoir recours à du personnel supplémentaire pour canaliser la foule des spéculateurs.
Pedro avait avec lui deux jeunes chiens, un mâle et une femelle. Ils faisaient partie des plus intelligents de son élevage. Pour faire la démonstration de leur agressivité, il appela dans la chambre un groom noir. Les chiens se mirent aussitôt à tirer furieusement sur leur laisse.
Il vendit ses chiens à prix d’or. Il rentra avec des commandes payées d’avance pour cinquante chiens, riche comme un chercheur d’or ayant trouvé un filon, sans avoir jamais eu besoin de creuser.
Pedro était devenu entrepreneur en peur. Il savait comment faire fructifier cette idée : pour lui, la peur n’était rien d’autre qu’une excellente affaire.