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Le lendemain de la réunion au bordel, Hanna loua à Andrade sa voiture et son chauffeur et se fit conduire chez Pedro Pimenta, à l’extérieur de la ville.

Pedro Pimenta avait fait construire une immense villa à côté de son chenil. Là, il avait fait aménager un vaste jardin et creuser plusieurs bassins où il élevait des crocodiles, dont il vendait les peaux à des tanneurs parisiens pour la confection de sacs et de chaussures. Les œufs de crocodile étaient récoltés en amont du fleuve Komati. Il avait même engagé des rameurs pour capturer des nouveau-nés près des bancs de sable où les femelles montaient la garde. Elles n’hésitaient pas à attaquer quand on s’en prenait aux œufs ou à leurs petits qu’elles avaient délicatement portés entre leurs mâchoires jusqu’au fleuve. Un jour, un gros crocodile avait réussi à renverser une pirogue. Ses deux occupants étaient tombés à l’eau et, avec l’énergie du désespoir, avaient essayé de nager jusqu’à la rive. L’un des deux avait réussi. Mais il avait vu son camarade, à peine arrivé au bord, agrippé au sable mouillé pour se hisser hors de l’eau, se faire happer par la jambe. Sa tête n’était réapparue qu’une fois, avant que le crocodile ne l’entraîne par le fond pour le coincer sous des racines où le corps pourrirait avant d’être mangé.

Hanna avait écouté avec horreur l’histoire racontée par Felicia, la croyant sur parole. Impossible que ce soit une de ces anecdotes douteuses que les clients du bordel racontaient par milliers sur l’oreiller.

Pedro Pimenta était pieux. Felicia avait montré à Hanna la pierre tombale qu’il avait fait ériger au cimetière pour l’homme dévoré par les crocodiles. Il n’y avait pas de corps. Les vêtements du malheureux avaient été placés dans une jolie boîte en bois sculpté. Sur la pierre, on avait juste gravé le prénom Walibamgu, car Pedro avait toujours ignoré son nom de famille. Il s’était présenté un jour près des bassins aux crocodiles pour demander du travail, et Pedro l’avait embauché sur-le-champ. Peu importait qu’il n’ait pas de nom ni de passé. Il était venu de l’intérieur des terres, sans autre existence qu’ici et maintenant, un Walibamgu, sans date de naissance, mais avec une date de mort gravée sur la pierre, le jour où le crocodile l’avait emporté dans les profondeurs du fleuve.

Pedro Pimenta croyait donc en Dieu, et se rendait régulièrement à la cathédrale. Il avait donné de l’argent pour l’achat de nouveaux chandeliers et financé la restauration des bancs rongés par les termites.

Il était à présent assis à l’ombre sur sa véranda donnant sur le fleuve et, au loin, les montagnes perdues dans une brume immobile. Hanna savait que Pedro Pimenta sortait rarement de chez lui, à part pour se rendre au bordel ou à la cathédrale. Il déclinait toutes les invitations. Même le gouverneur portugais ne parvenait pas à le faire venir à ses dîners, où se pressait la haute société coloniale. Pedro Pimenta préférait rester à surveiller ses crocodiles qui grandissaient dans leurs bassins et ses bergers allemands blancs dont on exerçait l’agressivité dans le chenil. Dans un bassin proche de la véranda, il avait quelques petits crocodiles qu’il nourrissait lui-même de poissons et de grenouilles.

Pedro Pimenta portait un costume de lin blanc, un casque tropical et une serviette autour du cou. Il était curieusement bâti : un corps tout maigre avec un ventre proéminent, qui débordait comme une tumeur au-dessus de la ceinture. Sa peau était grêlée de piqûres d’insectes et de pustules, une de ses paupières pendait, comme si la moitié de sa personne devait lutter contre une grande fatigue. Bien qu’encore jeune, il avait vieilli prématurément, comme il arrivait souvent aux jeunes Blancs installés sous les tropiques et travaillant trop dur.

Pedro Pimenta vivait depuis plusieurs années avec une femme noire, Isabel, qui lui avait donné deux enfants, un fils et une fille. Ils avaient été baptisés à la cathédrale Joanna et Rogerio.

Qu’il ait une maîtresse noire, presque personne en ville n’y trouvait à redire. Mais qu’il vive comme marié avec elle et qu’il élève ses enfants en recourant aux services d’un précepteur, cela suscitait la réprobation générale. Certains le considéraient pour cette raison avec mépris, d’autres avec ce qui ressemblait plutôt à une inquiétude indéfinissable.

Pedro lui serra la main à sa descente de voiture et l’invita sous la véranda, où l’on trouvait un semblant de fraîcheur, apporté par la brise montant du fleuve. Isabel sortit la saluer. Elle était vêtue comme une femme blanche, les cheveux ramenés en chignon sur la nuque. Hanna se dit que c’était la première femme noire qui la regardait dans les yeux en la saluant. Il lui sembla pouvoir deviner à quoi ressemblaient les hommes d’ici, avant que n’arrivent sur leurs navires les Blancs à la recherche d’esclaves, de diamants et d’ivoire.

Isabel alla chercher les enfants pour qu’ils lui disent bonjour. Tous deux d’une rare beauté, pensa Hanna.

– Mes enfants, dit Pedro. Ma grande joie. Souvent d’ailleurs ma seule joie.

Hanna se demanda d’où venait ce découragement soudain. Un frisson la parcourut, qui ne montait pas du fleuve mais d’elle-même. Comment pouvait-il parler de joie avec des mots qui respiraient l’affliction ?

Quelque chose la troublait, sans qu’elle comprenne quoi.

Il l’emmena visiter le chenil.

– La demande continue d’augmenter, dit Pedro. Je pensais avoir le monopole de ces chiens blancs pendant quatre ans tout au plus. Puis que d’autres chenils prendraient le relais pour répondre aux besoins du marché. Mais c’était sans compter sur le fait que les gens préfèrent l’original à la copie. Et l’original se trouve ici, nulle part ailleurs.

– Combien coûtent ces chiens ? demanda Hanna.

– Quelqu’un qui demande le prix n’a certainement pas les moyens d’en acheter.

– Je ne demandais pas pour moi.

– Je sais. Vous auriez les moyens.

Hanna comprit qu’il refusait de dévoiler le prix qu’il demandait. Ou bien il n’avait pas de tarif et se faisait payer à la tête du client.

Ils continuèrent vers les bassins des crocodiles. Pedro lui expliqua que ces animaux, qui grandissaient lentement, devaient être isolés pour ne pas être mangés par les plus gros.

Dans l’eau vert sombre, à l’écart des autres, un énorme crocodile était couché sur un rocher plat. Il faisait presque cinq mètres de long. Personne ne connaissait son âge. Pedro ne laissait nul autre que lui le nourrir. Une fois par semaine, il lui jetait de quoi manger dans le bassin.

C’était justement ce jour-là qu’il devait nourrir le crocodile, baptisé Noé. Il demanda à Hanna si elle souhaitait y assister. Elle aurait voulu dire non, mais elle hocha la tête. Il appela un des Noirs qui s’occupaient de l’élevage. Une grosse brebis laineuse fut tirée d’une cage. L’homme donna à Pedro la corde où elle était attachée et se dépêcha de s’éloigner. La brebis sembla deviner ce qui l’attendait, comme un animal à l’abattoir sent l’odeur du sang de ceux qui le précèdent.

Pedro ôta sa veste, qu’il pendit à un portemanteau placé pour son usage exclusif près du bassin. Il déboutonna sa chemise tendue sur son gros ventre, retroussa ses manches et détacha la corde, tout en saisissant fermement la brebis par le cou. La bête bêla. Le crocodile restait immobile. En un tournemain, Pedro renversa la brebis pattes en l’air et la jeta dans le bassin. D’un mouvement si rapide que Hanna eut à peine le temps de le saisir, le crocodile quitta son rocher et plongea. Sous l’eau, il mordit la brebis et secoua le corps dans tous les sens. Puis il remonta à la surface, avec la tête de la brebis arrachée au reste du corps.

Hanna ne voulait pas en voir davantage. Elle tourna les talons et se dirigea vers la véranda.

– J’arrive dès que la fête est terminée ! cria Pedro derrière elle.

On dirait qu’il participe lui-même au dîner, songea-t-elle, indignée. Comment cet homme pourrait-il me donner le moindre conseil ?

Elle fut tentée de remonter dans la voiture qui l’attendait et de rentrer en ville. Elle resta pourtant sur la véranda, et s’était déplacée dans un coin ombragé quand Pedro revint. De ce qui venait de se passer au bassin, son visage ne montrait aucune trace. Il lui sourit, agita une petite cloche argentée pour commander du thé au domestique et lui demanda pourquoi elle qui ne faisait jamais de mondanités venait ainsi le voir à l’improviste.

– Je me réveille la nuit, dit-elle. Je ne sais pas ce qui me retient ici, en Afrique. Mais je ne sais pas non plus pour quoi partir. Ni où.

Il ne parut pas étonné. Il s’éventa doucement avec son casque colonial.

– Nous passons tous par là. C’est une question inévitable. Rester ou ne pas rester. Même nés ici, nous sommes en terre étrangère. Ou plutôt devrais-je dire en territoire ennemi.

– Est-ce que c’est cela que je ressens ? Toute cette haine dirigée vers nous autres, les Blancs ?

– Il n’y a pas vraiment de quoi s’en faire. Qu’est-ce que les Noirs pourraient contre nous ? Rien.

– Ils ont quelque chose de plus que nous.

Pour la première fois, il parut interloqué.

– Et quoi ?

– Le nombre.

Il sembla déçu de cette réponse, comme s’il avait espéré qu’elle le surprenne.

– Une menace du fait de leur nombre ? Billevesées pour neurasthéniques. Un cauchemar qui ne se réalisera jamais. Leur nombre ne fait qu’augmenter leur confusion.

– Je ne me considère pas comme neurasthénique. Mais j’ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

– Et qu’entendez-vous ?

– Un silence. Qui n’est pas naturel.

Avant que Pedro ait eu le temps de répondre, Isabel les rejoignit sur la véranda et s’assit sur un des fauteuils de rotin. Elle souriait.

Hanna se douta qu’elle les avait écoutés en cachette. Mais pourquoi être entrée à cet instant précis ? Pour mettre fin à la conversation ? Ou y avait-il une autre raison ?

Soudain, elle imagina Pedro attrapant Isabel par la jambe et la jetant aux crocodiles. Elle sursauta et lâcha sa tasse. De là à imaginer qu’il la pousse elle aussi dans le bassin, toute femme blanche qu’elle était, il n’y avait qu’un pas.

Pedro agita la clochette argentée. Un domestique vint ramasser les morceaux et essuyer par terre.

Elle se souvint alors de Berta. Jonathan Forsman avait par erreur fait tomber une tasse de café. Elle revoyait la scène : Berta balayant, puis passant la serpillière. Forsman n’avait même pas regardé dans sa direction.

Et moi, dans quelle direction suis-je en train de regarder ? Et pourquoi imaginer ainsi Pedro Pimenta ?

La brise rafraîchissante avait disparu. La chaleur était immobile sur la véranda. Au loin, on entendit un rire isolé.

Ils se taisaient. Hanna les regarda. La belle Isabel et Pedro Pimenta, lèvres pincées.

Je n’ai pas de miroir, songea-t-elle. Mais je sais que c’est à lui que je commence à ressembler. Et je ne veux pas.