Après une violente pluie nocturne qui une fois de plus inonda les rues de la ville, un homme se présenta en frissonnant à la porte du bordel et demanda à voir la propriétaire. Comment savait-il qu’une femme était propriétaire de l’établissement, alors qu’il n’était visiblement pas un client ? L’inconnu inquiétait de plus en plus Hanna, en particulier les gens dont elle ne savait pas ce qu’ils lui voulaient.
Ce matin-là, elle avait examiné avec Eber le coût des réparations des dégâts causés par deux marins finlandais. Dans un accès de colère, ils avaient démoli la plupart des meubles de la salle où les prostituées attendaient les clients sur des canapés. Des soldats de la garnison portugaise appelés à la rescousse étaient parvenus à leur passer les menottes. Personne ne savait ce qui avait provoqué leur fureur. Et encore moins les deux marins eux-mêmes, ivres, qui ne connaissaient pas un seul mot d’une autre langue que leur finnois aux accents étranges. Lors d’un incident analogue, Felicia avait expliqué qu’à l’origine de ces accès de fureur il y avait toujours l’impuissance. Incapables d’arriver à leurs fins, les hommes s’en prenaient au mobilier du bordel, comme si c’était lui qu’il fallait punir.
Le capitaine finlandais avait payé la caution de ses deux marins et s’était dépêché de repartir vers Goa, sa destination finale. L’argent qu’il avait versé couvrait tout juste les frais. Hanna prévoyait d’établir un tarif très précis en cas de détériorations futures.
Judas entra et murmura en s’inclinant qu’un visiteur attendait dehors. Hanna n’avait jamais entendu son nom, Emanuel Roberto. Elle ordonna à Judas de le faire attendre, le temps qu’elle finisse son travail avec Eber, qui était méticuleux, mais lent. Parfois, son écriture appliquée de gratte-papier somnambule poussait sa patience à bout. Mais elle se maîtrisait toujours. Elle dépendait de lui pour veiller à ses affaires.
Eber sortit en la saluant bien bas, elle fit entrer Emanuel Roberto. Il titubait presque et son visage était secoué d’étranges tics. Hanna se demanda s’il était ivre et songea à le renvoyer sans même l’écouter. Mais quand d’une main tremblante il lui tendit sa carte, elle vit qu’il s’agissait du vice-directeur de l’administration fiscale et comprit qu’il fallait bien le traiter. Elle l’invita à s’asseoir, fit venir du café et une corbeille de fruits. Son corps dégageait une forte odeur, comme s’il fermentait. Discrètement, elle se mit à respirer par la bouche.
Emanuel Roberto ne levait pas sa tasse pour boire, mais se penchait vers elle, comme un animal à l’abreuvoir.
À l’inverse de son corps inquiet, sa voix était ferme et assurée.
– J’ai eu l’honneur de m’occuper des affaires fiscales de Senhor Vaz toutes les années où il était propriétaire de ce bordel, commença-t-il.
Elle tiqua en l’entendant utiliser le mot « bordel », comme si ce n’était pas convenable dans sa bouche.
– D’après ce que m’a dit Andrade, continua-t-il, Senhora Vaz est désormais la propriétaire en titre. Si j’ai bien compris, c’est l’avocat Andrade qui gère le tout, comme au temps du précédent propriétaire ?
Il se tut et la regarda, semblant attendre une réponse de sa part. Hanna avait du mal à se retenir de rire. Les tics qui secouaient son visage contrastaient trop avec sa voix solennelle. L’homme qu’elle avait en face d’elle semblait mal assemblé.
Comme elle ne disait rien, il sortit de sa serviette quelques documents rédigés d’une plume enjolivée sur papier vergé agrémenté de sceaux et de tampons.
– Voici votre avis d’imposition définitif pour l’année passée. Comme le propriétaire et donc le responsable durant la plus grande partie de l’année fiscale était votre mari, nous ne vous présentons ces comptes qu’à titre informatif. Mais je puis constater que cette année encore, ce bordel est le plus gros contribuable de la colonie. Il est sans doute pénible pour un fonctionnaire d’admettre qu’un bordel soit l’activité la plus rentable de ce pays. On s’en émeut à Lisbonne. Voilà pourquoi votre établissement est décrit comme un complexe hôtelier. Mais la conclusion reste la même : votre contribution fiscale dépasse celle de toutes les autres entreprises du pays. Je ne peux que vous en féliciter.
Il lui tendit les documents. Le portugais administratif et le style ampoulé firent qu’elle devina plus qu’elle ne comprit. Mais les chiffres étaient clairs. Elle convertit rapidement en couronnes suédoises la somme gigantesque qu’elle payait en impôts.
C’était vertigineux. Pour la première fois, elle réalisa que son mariage avec Senhor Vaz n’avait pas juste fait d’elle une femme aisée. Elle était riche comme Crésus. Et pas seulement dans cette lointaine colonie. De retour en Suède, elle serait à la tête d’une petite fortune.
Emanuel Roberto se leva et la salua.
– Je vous laisse ces papiers. Si la senhora a des remarques, il vous suffira de me les signaler d’ici quatorze jours. Mais je crois pouvoir vous assurer que tout est comme il faut, en ordre, correctement compté et consigné.
Il s’inclina à nouveau et sortit. Hanna resta longtemps assise. Quand elle se leva, ce fut pour regagner sa maison sur les hauteurs et réfléchir à ce que cette richesse impliquait pour son avenir.
En traversant la grande salle aux canapés, elle vit une des femmes disparaître dans sa chambre avec un client matinal.
Elle n’aperçut l’homme qu’un court instant, de dos.
Pourtant, elle en était certaine. C’était le capitaine Svartman qui était entré dans cette chambre, dont la porte était à présent close.