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Ce fut un choc pour elle, quand elle relut la lettre qu’elle avait écrite à Elin. Au lieu de lui parler de son voyage, elle avait inventé une sorte de conte. La seule chose qui avait à voir avec la réalité, c’était sa rencontre avec Lundmark, son mariage, puis les funérailles en mer. Mais elle avait entièrement éludé ce qui s’était passé ensuite, sa fuite et sa rencontre avec Vaz, propriétaire de bordel. Pour expliquer pourquoi elle n’avait pas continué jusqu’en Australie avant de rentrer en Suède avec le Lovisa, elle avait argué d’une maladie grave mais de courte durée, dont elle était depuis longtemps guérie.

Elle repoussa la lettre avec dégoût. Elle réalisait à présent ce qu’impliquaient les paroles du capitaine Svartman. Ce qu’avait appris Forsman quand le bateau avait accosté à Sundsvall, de retour d’Australie. Et ce dont Elin avait dû être informée par la suite, dans ses lointaines montagnes.

Sa fille était morte. Tout ce temps, Elin avait vécu en deuil de Hanna, morte à l’étranger. Personne ne savait ce qui lui était arrivé, ni où elle était enterrée. Si seulement elle l’était.

À cette idée, Hanna se mit à pleurer. Soudain elle découvrit Julietta, qui l’épiait par l’embrasure de la porte. Hanna saisit le vieux presse-papiers de Senhor Vaz et le lança rageusement dans sa direction. Julietta l’esquiva et se dépêcha de refermer la porte.

Hanna voulait qu’on la laisse pleurer tranquille. Mais elle n’en avait même pas le temps. Elle déchira la lettre et en écrivit une autre, d’une main tremblante.

Je vis. C’était l’essentiel. Je vis. Elle répéta la phrase presque à chaque ligne. Comme une litanie pour qu’on la prenne au mot. Elle n’était pas morte, comme l’avait cru le capitaine Svartman. Elle avait débarqué, malade de chagrin, et était restée à terre quand le bateau avait poursuivi sa route vers l’Australie. Mais elle allait bientôt rentrer. Et elle était vivante. C’était le plus important, elle était encore en vie.

Voilà la lettre qu’elle voulait écrire à Elin. Et elle répéta la même chose, mais en s’épanchant moins, dans les deux autres lettres qu’elle rédigea le même jour. L’une était pour Forsman, l’autre pour Berta. Elle était vivante, elle allait bientôt rentrer.

Les trois lettres étaient devant elle, dans des enveloppes cachetées avec, de sa plus belle écriture, les noms des destinataires. Elle avait appris avec Berta à lire et à écrire, péniblement, mais c’était une étape décisive pour échapper à la pauvreté. Pourtant, elle hésitait encore souvent sur l’orthographe ou l’ordre des mots. Mais peu importait. Pour Elin, ce serait une nouvelle incroyable : sa fille aînée était revenue de chez les morts.

Dans l’après-midi, elle fit venir la voiture d’Andrade pour qu’on la conduise au port. Elle s’était bien habillée, avait passé du temps devant le grand miroir de l’entrée. En route, elle eut une idée et demanda au chauffeur de faire un détour par l’atelier du photographe Picard, un Français établi à Lourenço Marques au début des années 1890. Son atelier était fréquenté par les habitants aisés de la ville. Picard avait été défiguré par un éclat d’obus durant la guerre de 1870. Malgré son visage rebutant, sa gentillesse et son talent étaient appréciés de tous. Il refusait cependant de photographier les Noirs, sinon en tant que serviteurs ou porteurs, ou en toile de fond derrière les Blancs dont il devait tirer le portrait.

Picard la reçut avec des courbettes et lui proposa de la photographier sur-le-champ. Un couple venait juste de se décommander suite à la rupture des fiançailles. Hanna voulait être prise debout, avec son grand chapeau sur la tête, ses gants longs et son parapluie replié à côté d’elle.

Picard lui demanda respectueusement pour qui était la photographie. Il savait très bien à qui il avait affaire, était au courant de son bref mariage avec Senhor Vaz. Hanna savait quant à elle que, pour une raison quelconque, il réservait ses propres visites au bordel à l’un de ses concurrents.

– C’est pour ma mère, dit-elle.

– Je comprends. Un portrait digne, qui montre que tout va bien en Afrique, que la vie vous a offert succès et richesse.

Il la plaça près d’un grand miroir et d’un magnifique fauteuil. Après des essais, il ôta de la composition un bouquet de fleurs posé sur un guéridon. Il prit ensuite la photo et promit de la développer aussitôt et d’en faire trois tirages. Hanna paya le double de ce que Picard lui demanda. Ils convinrent que le boy livrerait les photos au capitaine Svartman dès qu’elles seraient sèches.

Au port, Svartman l’attendait en haut de la passerelle. Hanna vit qu’il avait brossé son uniforme et astiqué sa casquette. En montant sur la passerelle, elle se souvint un bref instant vertigineux de ce qu’elle avait ressenti en quittant le navire. Elle salua le capitaine. Quelques marins étaient en train d’épisser des cordages, d’autres réparaient une écoutille. Elle n’en reconnut aucun. Svartman suivit son regard et comprit qu’elle cherchait un visage connu.

– L’équipage est entièrement renouvelé, dit-il. Après la mort de Lundmark, on s’est mis à murmurer que j’avais le mauvais œil. La disparition de Peltonen n’a rien arrangé. Mais mon équipage actuel est très compétent. Un capitaine ne peut pas passer son temps à regretter les disparus. Je navigue avec les vivants, pas avec les morts.

Il la conduisit jusqu’à sa cabine. En chemin, elle aperçut le nouveau cuisinier qui sortait de la cambuse, un jeune homme aux cheveux blonds.

– Un Estonien, dit le capitaine. Il cuisine bien, le plus souvent. Taciturne et propre.

Ils s’installèrent dans la cabine, où un jeune garçon hésitant en veste blanche vint leur servir du thé. Hanna vit que les pots de fleurs étaient bien soignés, près des hublots cerclés de laiton.

– Il faut que je sache ce que vous avez dit à Jonathan Forsman.

Svartman hocha la tête. Il s’attendait à cette question.

– Je ne pouvais pas lui dire autre chose que la vérité. Que vous aviez disparu lors de notre dernière escale avant l’Australie. Que nous vous avions cherchée une journée entière. Mais que nous avions dû continuer notre voyage. Et que je ne savais pas ce qui vous était arrivé. Morte ou vivante, je ne savais pas.

– Et Forsman ?

– Il était choqué. Il tremblait. J’ai eu peur qu’il fasse une attaque. Ce n’était pas contre moi qu’il était en colère, mais contre le destin. Parce que vous n’étiez pas revenue. Je crois qu’il se sentait très responsable.

– Savez-vous ce qu’il a raconté à ma mère ?

Le capitaine secoua la tête.

– Je suppose qu’il a essayé de lui donner du courage. Mais elle pense sans doute que sa fille est morte et enterrée en terre étrangère.

Le ventre de Hanna se serra, elle était au bord des larmes. Mais elle ne voulait pas pleurer devant le capitaine. Elle prit sur elle pour ne pas éclater en sanglots.

Ils burent le thé que leur servit le mousse d’une main tremblante. Hanna reconnut les tasses en porcelaine.

– Quel continent terrible, dit soudain le capitaine. J’essaie de comprendre comment vous avez pu y vivre si longtemps.

– Tout n’est pas si terrible, répondit-elle. La chaleur peut être pénible mais, la plupart du temps, elle est agréable. Ici, on ne souffre jamais du froid. J’ai essayé d’expliquer à des Noirs ce qu’était la neige. Comme de la glace, mais léger comme du duvet qui tombe du ciel. Impossible de leur faire comprendre.

– Mais les gens ? Les Noirs ? J’ai des frissons à voir comment ils vivent.

– Je ne sais pas grand-chose d’eux. Ils vivent leur vie à l’écart de la ville. Ils arrivent le matin avec le soleil levant pour travailler comme domestiques ou ouvriers. Puis disparaissent.

– J’entends parler de violences, de vols. Il y a toujours deux gardes pour surveiller la passerelle quand nous mouillons dans des ports africains. Des capitaines m’ont parlé de voleurs montant à bord à la nage.

– Je n’ai rien vu de tout ça depuis que je suis ici. Les Noirs ne sont pas comme nous. Mais sont-ils plus dangereux ? Je l’ignore. J’ai peine à le croire.

– Peut-on leur faire confiance ?

– Non, dit Hanna – surtout pour aller dans le sens du capitaine.

Ce qu’elle en pensait vraiment, elle réalisa qu’elle n’en savait rien.

Le capitaine regarda ses mains en silence.

– Ça n’arrive pas souvent, dit-il alors. Que j’aille voir ces femmes noires.

– Naturellement, dit Hanna. J’ai déjà oublié où nous nous sommes rencontrés.

Le capitaine sembla soulagé. Hanna profita de son avantage.

– Je n’étais allée au bordel que pour savoir pourquoi le caissier n’était pas venu me voir hier soir. D’habitude, je n’y vais jamais. Je travaille à bonne distance. J’habite une maison de pierre qui n’a rien à envier à celle de Jonathan Forsman.

Le capitaine hocha la tête. Hanna vit qu’il paraissait impressionné, tout en ne la croyant pas vraiment. Nous ne nous faisons pas confiance, pensa-t-elle. C’était différent pendant notre voyage.

Soudain, elle eut hâte de quitter le navire. Elle posa ses trois lettres sur la tablette vissée à la paroi.

– Une photo va arriver. En trois exemplaires. Je veux que Forsman et Berta en aient chacun un. Le dernier devra être envoyé à ma mère.

Elle ouvrit sa bourse et sortit quelques gros billets portugais. Le capitaine les refusa. Hanna se demanda un instant en quelles devises il avait payé Felicia pour ses services. L’idée du capitaine nu sur le beau corps de Felicia lui donna la nausée.

Il la raccompagna sur le pont.

– Je vais bientôt rentrer en Suède, dit-elle. D’autres navires suédois viennent de temps à autre mouiller ici. Mais je ne peux pas voyager tout de suite. J’ai endossé une responsabilité tant que la propriétaire du bordel est malade. Je ne peux pas quitter cette ville avant qu’elle soit guérie.

– Naturellement, dit le capitaine.

Il ne me croit pas, songea Hanna. Ou du moins il se méfie. Et pourquoi en serait-il autrement ?

Ils firent le tour du navire. Un gros chat norvégien monté à Sundsvall dormait en boule dans des cordages.

– Et Berta ? demanda soudain Hanna. Elle est toujours chez Forsman ?

– Elle a eu un enfant, dit le capitaine. Je ne sais pas bien qui en est le père. Mais Forsman lui a permis de rester.

Aussitôt, Hanna supposa que Forsman était le père. Sinon il n’aurait jamais laissé Berta rester sous son toit.

La solitude de Berta. La mienne. Quelle différence ?

Un Noir arriva en courant sur le quai. Il tenait un paquet. Les photographies de Picard. Le capitaine et Hanna les déballèrent. Le portrait en noir et blanc la montrait, vraiment ressemblante. Une jeune femme, qui regarde droit vers l’objectif d’un air franc et décidé.

– Forsman et votre mère vont être très contents. Forsman sans doute plutôt soulagé de vous savoir en vie.

Il posa une dernière question avant qu’ils ne se séparent en haut de la passerelle :

– Où dois-je dire que vous travaillez ?

– Dans un hôtel, dit-elle. L’hôtel Paradis.

Ils se serrèrent la main. Elle quitta le navire sans se retourner.

Le lendemain, quand elle retourna au port, il avait disparu.