Quelques jours plus tard. Mer d’huile, nulle brise pour rafraîchir les rues poussiéreuses.
Une nuit, Hanna se réveilla comme si on l’avait frappée. Carlos avait poussé un cri et sauté de son lustre dans le lit. Hanna savait que les singes avaient un cri particulier pour avertir les autres membres de la horde d’un serpent ou d’un autre danger. Elle alluma la lampe à pétrole sur sa table de nuit. Quand la lumière vacillante se répandit dans la chambre, Carlos parut aussitôt se calmer. Elle se dit qu’il avait dû faire un cauchemar, comme d’autres fois quand, après avoir poussé des gémissements inquiets dans son sommeil, il semblait le lendemain renfrogné et absent.
Quelque chose inquiétait le singe. Carlos avait grimpé sur le rebord de la fenêtre. Hanna écarta les rideaux : c’était l’aube. Elle vit de la fumée et des flammes s’élever en ville, non loin du bordel. En ouvrant la fenêtre, elle entendit des cris et des clameurs. Carlos s’enfuit sur le toit et refusa d’en redescendre quand elle l’appela.
Hanna dirigea sa longue-vue vers les flammes. La lueur du jour était encore faible, mais elle devina qu’il ne s’agissait pas d’un incendie ordinaire. Des Noirs couraient partout avec des gourdins et des piques. Ils jetaient des pierres et des fagots enflammés sur les soldats de la garnison portugaise qui s’étaient rassemblés. Hanna aperçut des corps gisant dans la rue. Impossible de savoir si c’étaient des Noirs ou des Blancs.
Elle baissa sa longue-vue et essaya de comprendre ce qui se passait. Puis elle tira la sonnette, bien fort, pour qu’il soit bien clair qu’on devait venir sur-le-champ, même si tous les domestiques, sauf Anaka, dormaient sûrement encore.
Julietta se présenta, à moitié habillée, les cheveux en désordre. Mais elle semblait tout à fait réveillée. Les autres domestiques avaient sans doute déjà remarqué les troubles en ville et laissé la plus jeune répondre à la sonnette.
Hanna entraîna Julietta sur la véranda.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
– Les gens sont en colère.
– Qui est en colère ?
– Nous sommes en colère.
En disant ces derniers mots, Julietta fit quelque chose dont elle n’avait pas l’habitude : elle regarda Hanna droit dans les yeux. Comme piquée au vif, pensa Hanna. Ce qui se passe dans la rue me concerne aussi.
– Et pourquoi êtes-vous en colère ? demanda Hanna. Allez, réponds-moi, sans m’obliger à te tirer les vers du nez.
– Un Blanc a cassé la cruche d’une femme.
Hanna s’irrita de cette réponse sans queue ni tête. Fâchée, elle envoya Julietta chercher Anaka. Mais cette dernière se montra encore plus laconique.
Hanna s’habilla. Par chance, elle attendait ce matin-là la visite d’Andrade, qui devait lui faire signer des papiers. Personne mieux que lui n’était au fait de ce qui se passait en ville. Tandis qu’elle prenait son petit déjeuner, elle alla de temps à autre sur la véranda regarder dans sa longue-vue. L’incendie continuait, d’autres foyers semblaient même s’être déclenchés, mais derrière des façades qui empêchaient de les voir. Elle entendait des cris lointains et les claquements secs de coups de feu. Du toit, Carlos suivait les événements, inquiet.
Andrade arriva, le visage rouge et excité comme elle ne l’avait jamais vu. Avant qu’elle ait eu le temps de poser la moindre question, il commença à lui expliquer ce qui s’était passé ce matin-là. Elle remarqua qu’il rudoyait ses domestiques. Il jeta bruyamment un revolver sur la table avant de s’asseoir. L’émeute avait éclaté quelques heures plus tôt, lorsqu’un groupe de Noirs était arrivé en cortège des bidonvilles. Ils avaient soigneusement évité d’emprunter les voies où les soldats surveillaient l’application du couvre-feu. Une fois en ville, ils avaient attaqué un poste de police, qu’ils avaient incendié en jetant des bouteilles de pétrole enflammées. Les soldats tirés du lit avaient ouvert le feu sur les émeutiers et depuis c’était le chaos, un véritable bain de sang.
– C’est donc une révolte, dit Hanna. Il doit y avoir une raison.
– Vraiment ? ironisa Andrade. Ces sauvages n’ont pas besoin d’autre raison que leur soif de sang ancestrale pour déclencher une émeute qui causera leur perte.
Hanna avait peine à le croire. Cela ne pouvait être aussi simple. Le jour où le bateau du capitaine Svartman était au port, elle avait déjà remarqué hostilité et tristesse dans les yeux des Noirs. Elle vivait sur un continent triste, où les seuls à rire, et souvent bien trop fort, étaient les Blancs. Mais ce rire, elle le savait, n’était souvent qu’une façon de cacher une peur qui se transformait facilement en terreur. À cause de l’obscurité, de ceux qui s’y cachaient, invisibles.
Hanna insista. Quelque chose devait bien avoir provoqué la fureur des Noirs. Andrade haussa les épaules avec impatience.
– Quelqu’un doit s’estimer victime d’une injustice et veut mourir pour se venger. Mais ce sera bientôt fini. S’il y a une chose que je sais à propos de ces Noirs, c’est qu’ils sont lâches. Ils filent comme des lapins dès que ça se gâte.
Il ramassa son revolver.
– Je préférerais remettre notre rendez-vous à demain. Le calme sera revenu, les principaux meneurs tués, les autres emprisonnés au fort. Pour le moment, je préférerais descendre en ville, là où ça brûle. Je fais partie de la milice qui doit prêter main-forte aux soldats en cas de menace contre la sécurité. Avec ce revolver, je peux sûrement me rendre utile.
Le ton triomphal d’Andrade effraya Hanna. En même temps, elle voulait savoir ce qui se passait vraiment dans les rues voisines du bordel.
– Je vous accompagne, dit-elle en se levant. C’est plus important que nos papiers à signer.
– Pour votre sécurité, il vaudrait mieux rester chez vous. Les nègres qui perdent les pédales sont dangereux.
– Je dois m’occuper du bordel, dit Hanna. Je suis responsable de mon personnel.
Elle jeta un châle sur ses épaules, coiffa son chapeau à plume de paon et prit son parapluie. Andrade vit qu’elle ne changerait pas d’avis.
Ils traversèrent une ville étrangement calme. Les seuls Noirs présents dans les rues rasaient les murs. Partout, des soldats. Les pompiers municipaux étaient armés, comme beaucoup de civils qui formaient des petits groupes, prêts à défendre leurs quartiers si l’émeute venait à se propager. Pendant le trajet vers le centre des troubles, Andrade n’arrêtait pas de raconter ce qu’il comptait faire. Hanna était dégoûtée de le voir se réjouir de la perspective de pouvoir vider son revolver sur un émeutier.
Mais rien ne se passa comme Andrade l’avait prévu. Quand le chauffeur s’engagea dans une rue adjacente au bordel, ils tombèrent au milieu d’un violent affrontement entre les soldats et une foule furieuse de Noirs : baïonnettes et fusils contre piques et machettes, peur contre colère déchaînée. La voiture fut entourée d’Africains en furie qui se mirent à la secouer pour tenter de la renverser. Il y avait dans l’air une fumée d’essence. Hanna était terrorisée à l’idée de brûler vive dans la voiture. Elle tenta de forcer l’ouverture de la portière, en vain. Heureusement, la capote n’avait pas été mise ce matin-là. Des coups de feu retentirent soudain tout près. Une tête noire qui, un instant plus tôt, se pressait contre le pare-brise éclata en sang et en bouts d’os. Hanna cria à Andrade d’utiliser son revolver. Mais lorsqu’elle se tourna vers lui, elle s’aperçut qu’il était livide, son pantalon de lin trempé d’une flaque d’urine. Le chauffeur parvint à ouvrir sa portière et fut aussitôt avalé par la foule. Hanna avait à présent si peur qu’elle crut perdre connaissance. Mais la terreur d’être brûlée vive était plus forte. Elle se fit violence pour enjamber le siège avant et sortir par le même chemin que le chauffeur.
Elle fut entourée par les Noirs, leurs visages, leurs yeux, leurs odeurs, gourdins et couteaux. Hanna se souvint de ce que lui avait dit Senhor Vaz : face à un lion, la pire attitude était de s’enfuir en courant. Cela ne faisait qu’exciter le lion, et sa proie finissait la nuque brisée d’un coup de dents.
Hanna savait aussi qu’il ne fallait pas regarder le lion dans les yeux. Aussi détourna-t-elle le regard en commençant à fendre la foule compacte. À chaque instant, elle s’attendait à recevoir un coup de couteau ou de gourdin. Mais un chemin s’ouvrit devant elle. Elle refréna son envie de courir, continua à marcher sans se hâter, le cœur battant sous son corsage. Des coups de feu continuaient d’éclater alentour. À chaque détonation, elle sursautait. Elle trébucha sur un cadavre à la poitrine déchiquetée, et s’arrêta net. Mais elle se força à repartir aussitôt.
Un détachement de cavalerie fit irruption sur des chevaux inquiets, en sueur. En quelques instants, la foule qui se serrait autour d’elle se dissipa. La rue ressemblait à un champ de bataille, tapissée de haillons brûlés, de gourdins brisés et de douilles. De nombreux corps noirs, tordus, certains presque nus, jonchaient la rue et les trottoirs. Un homme hurlait de douleur ou de rage. Les soldats en uniforme bleu gardaient l’arme au poing, comme s’ils redoutaient que les morts ne se relèvent pour les attaquer. Au loin, des Blancs se rassemblaient. Un râle montait de leurs rangs, comme si leur haine ne se satisfaisait pas de voir ces morts, qu’elle voulait continuer à les punir.
L’homme qui hurlait s’arrêta soudain. Hanna retraversa lentement le champ de bataille et regagna la voiture d’Andrade. Le chauffeur était revenu. Il tenait le volant et regardait droit devant lui, à travers elle.
Andrade était recroquevillé sur la banquette arrière. La flaque d’urine avait commencé à sécher sur son pantalon clair. Il tenait son revolver comme un crucifix.
Hanna le regarda en songeant qu’elle le détestait pour sa lâcheté. En même temps, elle ne pouvait s’empêcher de se réjouir qu’il soit indemne. Tout est contradictoire, se dit-elle, rien n’est aussi simple que je le souhaiterais.
Face aux cadavres des Noirs tout autour d’elle, elle ne ressentait rien, à son grand étonnement.
Des essaims de mouches commençaient à couvrir les morts. Des chevaux et des charrettes réquisitionnés s’arrêtèrent à l’ombre. Les soldats, des mouchoirs blancs sur le visage, se mirent à empiler les corps.
Comme des animaux, se dit Hanna. Tout juste abattus, pas encore dépecés.
Elle se dépêcha de partir. Andrade lui cria quelque chose, qu’elle ne comprit pas.
Elle ne s’arrêta qu’une fois arrivée au bordel.
Les femmes noires assises dans leurs canapés la regardèrent. Il fallait qu’elle leur parle.
Mais elle ne savait pas quoi dire.