Longtemps encore avant l’aube, Ana, qu’on appelait le plus souvent Ana Branca, fut réveillée par une main posée sur sa poitrine. Un instant, elle crut que c’était Lundmark, revenu de parmi les morts. Mais quand elle eut allumé la lampe, elle vit que ce n’était que Carlos qui l’avait touchée dans son sommeil, comme s’il cherchait quelque chose en rêve. Son geste brusque le réveilla. Déception, ou honte de se faire prendre le sein par un singe ? Elle ne savait pas, mais bouscula Carlos hors du lit. Il comprit qu’elle était en colère et se réfugia sur le lustre. De là, il la regarda avec cette expression ambiguë des yeux, triste ou amusée, impossible à dire.
– Maudit singe ! cria-t-elle. Ne me touche plus jamais.
Puis elle éteignit la lampe. Peu à peu Carlos s’apaisa, bercé par le balancement du lustre. Elle fut prise de remords. Malgré tout Carlos était proche d’elle, comme un chien, mais en plus intelligent, et aussi dévoué.
Bizarrement, le ténia que Carlos avait avalé ne lui avait causé aucun dommage. Peut-être le ver n’avait-il pas supporté l’acidité des sucs gastriques du singe ? Elle avait demandé à son jardinier, Rumigo, moyennant une prime, d’inspecter les excréments de Carlos à la recherche d’une trace du ver. Jusqu’à présent, il n’avait rien trouvé, mais elle était certaine qu’il continuait à chercher.
Ana avait autrefois pour prénom Hanna. Elle avait aussi perdu son dernier nom, Senhora Vaz, le jour où le paon avait disparu.
Malgré ses plumes coupées, Judas avait juré l’avoir vu s’envoler par-dessus le toit. Hanna avait refusé de le croire et l’avait menacé de le faire bastonner s’il ne disait pas la vérité. Avait-il tué le paon pour le manger ? Vendu ses plumes pour décorer des chapeaux ? Mais Judas n’en démordait pas. L’oiseau s’était bel et bien envolé.
Quand un gardien du port qui rentrait chez lui avait juré avoir vu le paon voler au-dessus de la mer, Hanna avait bien dû finir par admettre que c’était vrai. Elle se trouvait dans une région du monde où un oiseau aux ailes coupées pouvait du jour au lendemain revoler. Ce n’était pas plus étonnant que ces histoires de chiens fantômes qui couraient la nuit dans les rues. Ou de ténias qui pouvaient atteindre dix mètres de long.
Elle se dit que c’était un avertissement. Si elle voulait réussir l’impossible, elle devait faire l’impossible. Devenir une autre.
Voilà pourquoi elle était désormais Ana Branca, et rien d’autre. Ana Branca était seule. Le respect dont était entouré Hanna Vaz était en train de disparaître. Sa décision d’essayer de faire acquitter Isabel du meurtre de son mari Pedro avait provoqué l’indignation : elle trahissait ce qui dans la colonie était son devoir premier de femme blanche, défendre à tout prix sa race.
Ana était couchée, sans trouver le sommeil. Quand la lumière de l’aube toucha sa fenêtre, elle se leva. Ce matin-là, elle devait voir l’avocat Andrade pour discuter avec lui du sort d’Isabel.
Sa première pensée en se réveillant était la même que la veille : l’image d’Isabel dans sa cellule souterraine du fort, où seul un petit soupirail laissait entrer la lumière qu’elle voyait inonder la mer et la ville, les palmiers de la promenade du bord de mer et les crêtes vers l’intérieur des terres. Isabel dormait sur une banquette avec une couverture et un matelas bourré d’herbes sèches. Il faisait froid, ou si chaud que l’humidité gouttait du plafond. Les premières semaines, elle avait un boulet à un pied. Mais Ana avait réussi à convaincre Lima, le commandant de la prison, de lui ôter ses chaînes.
Aujourd’hui aussi, Ana comptait lui rendre visite. Chaque fois, elle devait subir l’humiliation d’en demander la permission à Lima qui, le plus souvent, la faisait attendre très longtemps. Parfois il n’était même pas là, ou faisait dire qu’il était absent. Ana apportait de la nourriture à Isabel, la seule chose qu’on lui autorisait. Deux fois, elle avait pu lui remettre des vêtements. Isabel était enfermée depuis deux mois. Elle sentait la sueur et la crasse. Mais le peu d’eau qu’on lui donnait, elle devait le garder pour boire. Ana savait que deux Blancs emprisonnés pour en avoir battu à mort un troisième étaient bien mieux traités. Mais quand elle s’en était plainte à Lima, il l’avait ignorée. Il regardait derrière elle, ou plutôt à travers elle, en époussetant d’un air absent les revers de son uniforme.
Ana Branca est seule, songeait-elle devant la fenêtre. Elle s’était rebellée contre sa propre race en prenant parti pour Isabel, qui s’étiolait dans les souterrains du fort.
À neuf heures, Andrade arriva chez elle, tendit son chapeau blanc et sa canne de promenade à Julietta, qui s’empressa de les prendre et s’inclina à l’entrée du bureau d’Ana. Ils ne se serraient plus la main. Le respect, à défaut d’amitié, qu’ils avaient eu l’un pour l’autre avait complètement disparu. Il s’assit en face d’elle.
Elle voulait avant tout savoir si Isabel risquait d’être décapitée ou pendue. Elle avait plusieurs fois posé la question à l’avocat, sans obtenir de réponse convaincante.
– La peine de mort a été abolie au Portugal en 1867, dit Andrade. En d’autres termes, elle ne risque pas d’être exécutée. J’ai déjà essayé de vous l’expliquer.
Ana était soulagée. Mais pouvait-elle en être certaine ?
– J’ai consulté les textes de loi, poursuivit Andrade. À part les cas de grande trahison, personne n’est plus condamné à mort. J’ai également écrit au ministère de la Justice à Lisbonne, et j’attends sa réponse. Mais je vous le dis sans hésiter, nous sommes nombreux à penser que la peine de mort devrait être réintroduite, en particulier dans les colonies portugaises en Afrique. Cela dissuaderait les Noirs de ne serait-ce que songer à commettre des crimes contre les Blancs.
– Qui va la condamner ? demanda Ana.
Andrade fut étonné, et peut-être même indigné par la question.
– La condamner ? Mais elle s’est condamnée toute seule !
– Où aura lieu le procès ? Qui est le juge ? Qui la défendra ?
– On n’est pas en Europe, ici. On n’a pas besoin d’un juge pour enfermer une femme noire qui a commis un meurtre.
– Il n’y aura donc pas de procès ?
– Non.
– Combien de temps restera-t-elle enfermée au fort ?
– Jusqu’à ce qu’elle meure.
– Mais ne pourra-t-elle pas se défendre ?
Andrade secoua la tête, agacé. Ses questions le dérangeaient.
– La relation du Portugal avec ce pays n’est pas encore réglée. Nous sommes ici parce que nous l’avons choisi. Nos criminels, nous les expédions à Lisbonne ou Porto. Les meurtres commis entre Noirs ne nous regardent pas. Ils ont leurs propres lois, leurs coutumes, nous ne nous en mêlons pas. Mais dans le cas présent, nous l’enfermons au fort, un point c’est tout.
– Mais n’a-t-elle pas malgré tout droit à une défense ? À quelqu’un qui puisse représenter ses intérêts ?
Andrade se pencha en avant.
– N’y a-t-il pas quelqu’un qui se fait désormais appeler Ana Branca pour s’en occuper ?
– Je ne suis pas juriste. J’ai besoin de conseils. Ici, en ville, personne ne veut m’aider.
– Peut-être est-il possible de trouver un avocat indien à Johannesburg ou à Pretoria, qui accepterait de s’occuper de cette affaire ?
Andrade sortit un stylo en or et inscrivit un nom et une adresse au dos d’une carte de visite.
– J’ai entendu parler de quelqu’un qui pourrait faire l’affaire, dit-il en posant la carte sur la table. Il se nomme Pandre, il vient du Bengale. Je ne sais pour quelle raison, il a appris le shangana, qui doit être la langue maternelle d’Isabel. Il pourra peut-être vous aider.
Andrade se leva et salua. Quand Ana voulut le payer, il secoua la tête avec mépris.
– Je ne me fais pas payer quand je ne travaille pas. Inutile de me raccompagner.
Il s’arrêta sur le seuil.
– Si un jour vous décidez de quitter la ville, je veux bien vous donner un bon prix pour cette maison. Disons que je pourrais avoir la priorité, le jour venu ? Pour mon petit coup de pouce de ce matin ?
Il partit sans attendre de réponse. Elle entendit sa voiture démarrer.
Sans bruit, Carlos était entré dans la pièce et trônait à sa place habituelle, sur l’armoire qui contenait encore les vêtements de Senhor Vaz.
Que comprend-il ? songea Ana. Rien ? Ou tout ?