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Ce soir-là, elle prit une forte dose du somnifère au chloral qu’utilisait Senhor Vaz. Elle parvint à s’endormir, d’un sommeil inquiet.

Elle se réveilla en sursaut. Elle ouvrit les yeux et vit le visage mal rasé et luisant de sueur d’O’Neill. Ses yeux étaient exorbités, injectés de sang.

C’était à peine l’aube. La lumière se glissait entre les rideaux à demi tirés. O’Neill tenait à la main un couteau, sanglant. Elle crut d’abord qu’il l’avait frappée, mais elle ne ressentait aucune douleur. Des idées confuses et paniquées se pressaient dans son esprit. Où était Carlos ? Pourquoi ne l’avait-il pas protégée ? Puis elle découvrit qu’il était couché à côté d’elle, la partie glabre de son crâne couverte de sang. Mort ou gravement blessé, elle ne savait pas. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu dans son sommeil Carlos crier. C’était peut-être ce qui l’avait réveillée.

Quand elle comprit qu’elle n’était pas blessée, elle s’aperçut qu’O’Neill avait peur. Contre qui avait-il utilisé son arme ? Les gardiens endormis ? Julietta ? Elle se força à rester calme et se redressa lentement contre les oreillers. O’Neill ouvrit d’un coup les rideaux, pour faire entrer le jour. Il ne tenait pas en place. Cela augmenta son inquiétude : il semblait aux abois. Qu’avait-il fait ?

– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle d’une voix calme.

– Ton argent.

Elle vit qu’il tremblait.

– Qu’as-tu fait ?

Avait-il agressé l’une des femmes du bordel ? Plusieurs ? Toutes peut-être ? Était-ce le sang de Felicia et des autres qui poissait la lame de son couteau ?

– Il faut que je sache, dit-elle. Que s’est-il passé ? Qui as-tu poignardé ?

O’Neill ne répondit pas. Il laissa juste échapper un grognement d’impatience. Il arracha la couverture et lui siffla de lui remettre tout son argent. Elle se leva, enfila sa robe de chambre en songeant à cette curieuse coïncidence : depuis la veille, une grande partie de son argent était enfermée dans le bureau du commandant, sous la garde de la garnison.

– Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

O’Neill brandissait toujours son couteau, comme s’il redoutait qu’elle ne se jette sur lui. Carlos gisait sans connaissance, mais Ana vit qu’il respirait encore. Quoi qu’ait fait O’Neill, elle ne lui pardonnerait jamais de s’en être pris à ce singe innocent.

Soudain, O’Neill répondit à sa question. Comme s’il crachait chaque mot.

– Je suis allé dans sa cellule finir le travail. Cette fois, elle est vraiment morte.

Le sang d’Ana se glaça. Elle gémit. O’Neill s’approcha d’un pas.

– Je ne pouvais pas rester sans rien faire, à te regarder jeter par la fenêtre l’argent des filles pour une femme noire qui a tué son mari. Maintenant je m’en vais. Avec ton argent. Tu n’auras même plus de quoi payer un cercueil pour son enterrement.

Ana s’assit doucement sur le bord du lit. Le couteau d’O’Neill avait déchiré quelque chose en elle. Tout ce qu’elle voulait, c’était qu’on la laisse pleurer Isabel. Mais que faire d’O’Neill ? Il ne partirait pas sans son argent et ne la croirait pas quand elle lui dirait où il était. Son voyage commencé très loin sur un traîneau allait-il s’achever ici ? Elle allait mourir ici, poignardée par un forcené qu’elle avait commis l’erreur d’engager. Qu’elle avait pris à l’essai sans se douter qu’elle faisait entrer un assassin chez elle. Elle mourrait dans cette chambre où elle avait passé son veuvage, avec cet étrange singe qui avait été domestique de bordel, habillé de blanc.

Mais O’Neill disait-il vrai ? Elle le regarda et se dit qu’elle était tombée dans un piège. Elle ne l’avait pas vu venir, et il était en train de l’engloutir.

– Pourquoi l’as-tu tuée ? Et pourquoi te croirais-je ?

– Personne n’était capable de faire la seule chose juste, la tuer, alors je l’ai fait.

– Comment as-tu pu accéder à sa cellule ? Et à deux reprises ?

– Quelqu’un m’a aidé de l’intérieur, naturellement. En laissant les portes ouvertes.

– Le commandant ? Sullivan ?

O’Neill fit un geste brusque avec le couteau. Il heurta Carlos, qui poussa un gémissement.

– Pas Sullivan. Mais fini, les questions.

Il ramassa par terre un sac de jute gris.

– Remplis ça de fric !

– Impossible.

Quelque chose dans sa voix le déstabilisa.

– Et pourquoi ?

– Parce que presque tout mon argent est enfermé dans le bureau du commandant, au fort.

Elle vit qu’il hésitait entre désarroi et rage. Le sac pendait à sa main.

– Et pourquoi a-t-il ton argent ? Tu ne pouvais pas savoir que je viendrais cette nuit !

– Je lui ai laissé cet argent pour le corrompre. Pour qu’il me laisse délivrer Isabel et lui fasse quitter la ville. Je devais lui porter le reste ce matin.

– Tu en as donc encore ?

– De l’argent, non. Le solde devait être versé d’une autre façon.

– Quoi ? Comment ?

– Ma personne.

O’Neill ne bougeait pas. Il était désemparé. Il ne comprenait pas, ce qui donnait à Ana un avantage, malgré le couteau.

– J’ai promis d’être sa pute. Mais il peut être tranquille. Si je racontais ça, qui croirait une mère maquerelle ?

O’Neill comprit enfin de quoi il retournait. Impossible qu’elle mente, qu’elle ait tout inventé. Il l’arracha brutalement du lit, la prit à la gorge et agita violemment son sac.

– Tout ce que tu as, dit-il. Absolument tout. Et tu ne diras à personne que je suis venu ici.

– Les gens comprendront quand même.

– Pas si tu te tais.

Il la repoussa, si fort qu’elle tomba à la renverse sur le sol. Elle s’affaissa, le visage tout près de Carlos qui respirait encore péniblement.

Au moment où elle allait se redresser, Carlos ouvrit doucement un œil et la regarda.

Ana se leva et entreprit de rassembler l’argent qui lui restait. Elle avait rempli d’argent deux grandes urnes en porcelaine décorées de nymphes orientales pour payer les menus frais de ses femmes. Elle versa tout dans le sac, pressée par O’Neill de se dépêcher. Dans le placard, dans les deux valises en cuir de Senhor Vaz, elle gardait l’argent pour son voyage, quelle qu’en soit la destination. Tout ce qu’elle toucherait de la vente de sa maison et du bordel, elle comptait le laisser à ceux qui travaillaient pour elle.

La deuxième valise vidée, elle vit que le sac n’était qu’à moitié plein. Avec l’argent qui était chez le commandant, il lui en aurait fallu deux ou trois.

– C’est tout, dit-elle. Si tu en veux davantage, il faut aller voir Sullivan.

Il la frappa, de toute la force de sa déception : il avait escompté beaucoup plus. Submergée par la douleur, Ana eut le temps de se demander comment elle avait pu ne pas remarquer la brute qu’était O’Neill. Et dire qu’elle s’apprêtait à engager comme videur un homme pire que le pire de ses clients !

– Il y en a forcément encore ! la menaça-t-il, si près d’elle que ses poils de barbe lui frôlèrent le visage.

– Je peux le jurer sur la Bible ou sur mon honneur. Il n’y en a pas plus.

La crut-il ? En tout cas, il lui arracha les bagues qu’elle portait et les jeta dans le sac. Puis la frappa si fort que tout devint noir.