Le lendemain, Ana se rendit à la ferme de Pedro Pimenta. Elle l’avait décidé, ce serait sa dernière visite. En route, elle se dit que c’était là-bas, entre les cages des chiens blancs et les bassins des crocodiles, que son destin s’était noué. C’était le bout du voyage, il fallait à présent repartir. Quand Isabel avait été trompée par son mari, Ana avait fini par ouvrir les yeux sur la supercherie du monde qui l’entourait. Une existence où il n’y avait qu’hypocrisie et mépris répugnant pour les autochtones. Comme si des hôtes s’étaient bâfrés sans même avoir été invités à manger. Nous sommes des pique-assiette. Pour moi, cela ne fait plus aucun doute.
Elle avait pris Carlos avec elle. C’était pour lui qu’elle revenait à la ferme de Pedro. Là, Carlos pourrait vivre en liberté. Là, il y avait des arbres, de l’espace, et il serait entouré de Blancs et de Noirs, comme il en avait l’habitude. Au-delà des bassins des crocodiles, il y avait aussi, à l’infini, le bush d’où il venait, où il pourrait retourner s’il le souhaitait.
Ana avait compris que Carlos était aussi déraciné qu’elle. Un fleuve aux eaux froides et brunes coulait peut-être aussi dans sa forêt natale. Nous avons au moins en commun une nostalgie des origines que nous nous efforçons tous deux de nier. Moi à ma façon, lui sans que je comprenne jamais comment.
En arrivant à la ferme, Ana frissonna au souvenir des événements récents. Carlos grimpa sur le toit de la voiture et scruta les environs avec curiosité, comme s’il pressentait l’imminence d’événements importants.
Ana Dolores apparut en haut de l’escalier. C’était la première fois qu’elle la voyait sans son uniforme blanc d’infirmière et sa coiffe amidonnée. Elle était étonnée : Ana Dolores n’était-elle pas venue ici soigner Teresa ?
Il apparut très vite que de grands changements étaient survenus. Ana Dolores la salua d’un air las, jeta un coup d’œil interloqué à Carlos, puis invita Ana à prendre le thé sur la véranda. Quand la domestique arriva avec son plateau, il fut clair qu’Ana Dolores n’était pas que l’infirmière : la maîtresse de maison, c’était elle. Après avoir servi le thé, la femme noire s’agenouilla devant elle.
Nous portons le même nom, pensa Ana. Elle Ana Dolores, moi Ana Branca. Mais je vais bientôt redevenir celle que j’étais. Je m’appellerai à nouveau Hanna. Mais d’autres bouleversements ont peut-être eu lieu en moi, que je ne peux pas voir, juste sentir ou deviner. Ce qui s’est produit en moi après la mort d’Isabel aura été un tournant dans ma vie. Même si je ne sais pas encore lequel.
Elle demanda à Ana Dolores des nouvelles de Teresa.
– Elle ne guérira sans doute jamais. Mais le risque qu’elle se jette dans le bassin aux crocodiles a diminué. Son cerveau malade n’a pas rongé son envie de vivre.
– Que dit-elle ?
– Pas grand-chose. Elle marmonne. Parle de son enfance, de sa vie avant Pedro Pimenta.
– Et leurs enfants ? Que vont-ils devenir ?
– En ce moment ils sont à bord d’un bateau pour le Portugal. Ils ne reviendront jamais ici. Le garçon rentre avec une peau de crocodile, la fille avec une de ces pièces d’étoffe dont les femmes d’ici se drapent. Je ne peux qu’espérer que leurs souvenirs d’Afrique s’estomperont puis finiront par disparaître complètement.
– Et vous, Ana Dolores ?
– J’habite ici.
– Pour soigner une femme qui ne guérira jamais ?
– Je m’occupe aussi de l’exploitation. Je vends des chiens et des peaux de crocodiles. J’en avais assez de passer mon temps à soigner les gens.
Ana se tut, attendant qu’Ana Dolores pose quelques questions sur la mort d’Isabel. Peut-être chercherait-elle un peu à comprendre l’intérêt qu’Ana lui avait porté ?
Mais elle ne demanda rien. Elle resta là, sourire aux lèvres, embrassant du regard le domaine sur lequel elle régnait désormais. C’était la première fois qu’Ana la voyait sourire.
Une voiture s’approcha dans un nuage de poussière et freina devant la maison.
– Je vous prie de m’excuser, dit Ana Dolores en se levant. Un client de Kimberley qui vient acheter un de mes chiens. Je n’en ai pas pour longtemps. Sonnez si vous désirez plus de thé.
L’homme qui sortit de la voiture portait un casque colonial et semblait pressé. Ana se dit que c’était un de ces Blancs venus en Afrique vivre une vie brève. Il mourrait comme un gros gibier, chassé par lui-même.
Avec Carlos, elle descendit voir les crocodiles. Le chimpanzé se tenait à distance respectable des bassins où étaient tapis les plus gros d’entre eux, qui dépassaient quatre mètres. Dans mon fleuve, il n’y a jamais eu de crocodiles, songea-t-elle. Mais Carlos en a peut-être jadis connu un où ils se cachaient juste sous la surface. Il se méfie.
Quelque chose avait changé depuis sa dernière visite. D’abord, elle ne sut pas quoi. Puis elle comprit que tout périclitait depuis la mort de Pedro : fissures dans le ciment des bassins, dalles envahies de mauvaises herbes, mangeoires attaquées par la rouille, outils cassés, ordures qu’on n’avait ni ramassées ni incinérées. Partout, la ruine était patente. Il flottait autour d’elle une odeur de mort.
C’était venu si vite.
En revenant vers la maison, elle remarqua d’autres signes de dégradation. Les bergers allemands blancs, dans leurs cages, n’étaient plus aussi bien soignés. La ferme de Pedro Pimenta était en train de sombrer. Après sa mort et celle d’Isabel, ce qu’ils avaient bâti ensemble avait commencé à se dissoudre.
Ana Dolores avait disparu dans la maison avec son client. Ana s’assit sur la véranda tandis que Carlos grimpait sur un pigeonnier abandonné. Elle eut brusquement la sensation de ne pas être seule. En tournant la tête, elle découvrit Teresa là où la véranda suivait le coin de la maison. Très pâle, amaigrie à en être méconnaissable. Ana ne fut d’abord pas sûre de la reconnaître. Hésitante, elle se leva pour la saluer. Teresa ne répondit pas mais vint se placer sous le nez d’Ana. Elle répandait une odeur âcre. Les racines de ses cheveux étaient poisseuses de crasse et de graisse.
– Toi aussi, tu étais mariée à mon mari ? demanda Teresa.
– Non.
– Tu étais sûrement mariée à mon mari. Tu avais autrefois des cheveux roux, avant de les teindre.
– Je n’ai jamais eu de cheveux roux. Et je n’ai jamais été mariée avec Pedro.
Soudain, Teresa lui donna une violente gifle. Si inattendue que la douleur à la joue et la stupeur la laissèrent muette.
– Puisque tu connais le prénom de mon mari, tu dois forcément avoir été marié avec lui !
Teresa tourna les talons et partit en hâte. Puis elle fit volte-face. Ana se prépara à recevoir un autre coup. Mais Teresa fit à nouveau demi-tour et disparut derrière le coin de la maison. Alors elle poussa un cri.
Ana Dolores sortit en courant sur la véranda.
– Où est-elle ?
Ana le lui indiqua. Ana Dolores revint en tenant Teresa par le bras, comme si elle traînait une poupée de chiffon. Elle la conduisit à l’intérieur.
L’homme au casque colonial s’en alla avec le chien blanc qu’il venait d’acheter. Il semblait ne pas avoir remarqué la présence de Teresa. Ana Dolores revint. Ana se demanda comment elle s’y prenait pour calmer Teresa. Mais elle ne lui posa pas la question.
– En fait, j’étais venue vous demander un service, dit Ana.
Elle lui montra Carlos, juché sur le pigeonnier abandonné, occupé à se gratter d’un air absent. Lui non plus n’avait pas réagi à la crise de Teresa, ce qui surprenait Ana. Carlos essayait toujours de la protéger en faisant du bruit. Mais pas cette fois.
– Je vais quitter la ville, continua-t-elle. Je ne peux pas l’emmener. Je voulais savoir s’il pouvait rester ici. Pourvu qu’il ait à manger et qu’on le laisse faire ce qu’il veut, il est paisible la plupart du temps. Un jour, Carlos décidera peut-être de regagner la forêt. Ici, il en aurait la possibilité.
– Vous voulez dire qu’il doit être libre d’aller et venir à sa guise, comme en ce moment ?
– Vous pouvez donner des règles fixes à Carlos. Il apprend vite.
– Mais pas de cage, donc ?
– Surtout pas. Ni de chaîne au cou. Naturellement, je suis prête à bien vous dédommager.
Ana Dolores la regarda. En souriant.
– Quand vous êtes arrivée en ville, vous n’étiez pas belle à voir. Mais vous vous en êtes bien sortie.
– En tout cas, j’ai de quoi offrir à Carlos la vie qu’il souhaite quand je ne serai plus là.
– Laissez-moi réfléchir. Avant d’accepter la responsabilité d’un singe, je dois être certaine d’être prête à m’en occuper.
Elle se plaça sous le pigeonnier et regarda Carlos, en train d’inspecter sa peau à la recherche de tiques. Ana les observait depuis la véranda. Ana Dolores se dirigea alors vers le chenil, où les bergers allemands arrivés au terme de leur dressage bondissaient rageusement contre les grilles. Elle s’arrêta devant une des cages, où elle sembla flatter la tête du chien à travers les barreaux. Puis elle revint vers la véranda.
– Appelez le singe, dit-elle. Faites-le au moins descendre de son perchoir, que je puisse le saluer.
– Carlos pourra donc rester ici ?
– S’il ne mord pas.
Ana appela Carlos, qui redescendit lentement de son pigeonnier. Par la suite, Ana se souviendrait de l’avoir vu hésiter.