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Ana leva la bêche. Ce seul mouvement suffit à la retransformer en Hanna Renström. C’est avec cet outil qu’Elin et elle préparaient le champ pour semer les pommes de terre au printemps, puis les récoltaient avant les premières gelées d’automne qui annonçaient le long hiver.

Le sol était dur en surface, puis de plus en plus meuble. Elle prit la pelle et creusa. Elle était pressée mais, pour creuser une tombe, il fallait prendre son temps. Elle ne creusait pas seulement le sol, mais aussi son cœur.

Enfant, elle avait un jour enterré un oiseau mort échoué au bord du fleuve. C’était la seule tombe qu’elle ait creusée de sa vie. Elle allait aujourd’hui donner à un singe sa dernière demeure puis s’éloigner de cet arbre pour ne plus jamais revenir.

Elle retroussa les manches de son corsage et le déboutonna au cou, car il faisait déjà très chaud. Un petit citronnier planté par Senhor Vaz embaumait la cour.

La pelle buta contre ce qu’elle prit d’abord pour une pierre. Mais en ramassant l’objet, elle vit que c’était un os. Un os de poulet, se dit-elle. Quelqu’un l’aura jeté là. Elle continua à creuser. D’autres os apparurent.

Sa pelle heurta une pierre plus grosse qui rendit un son étrangement creux. Un crâne. Un très petit crâne. Elle resta interloquée : probablement un crâne de singe.

Puis elle comprit que c’était un crâne d’enfant. Si petit qu’il avait dû appartenir à un nouveau-né ou à un fœtus.

Un violent malaise s’empara d’elle. Elle continua pourtant à creuser. Partout, elle tombait sur des ossements et des restes de crâne. Ce n’étaient pas des os de poulet, elle le comprenait à présent, mais des parties de squelettes humains. Elle eut un haut-le-cœur, mais ne cessa pas de creuser. Elle voulait enterrer Carlos ce matin, et avoir fini avant que les femmes se réveillent.

Elle finit par réaliser qu’elle était en train d’ouvrir une fosse commune pleine de nouveau-nés, de fœtus enterrés là sous cet arbre pour y être cachés et oubliés.

Elle avait sous les yeux un cimetière d’enfants. Le fruit des grossesses non désirées provoquées par les milliers de passes consommées dans ce bordel. Les ossements étaient blancs ou gris. Mais les fœtus ou les nouveau-nés étranglés, ou tués d’une autre façon, étaient un mélange de blanc et de noir.

Elle finit par poser sa pelle et s’asseoir sur le banc. Elle était accablée. Devant elle, le sol était jonché d’ossements. Ce matin, elle avait une fois pour toutes compris dans quel monde elle avait vécu. Son malaise s’était transformé en crainte, peut-être en terreur.

Sans qu’elle la remarque, Felicia l’avait rejointe. Elle portait une de ses belles robes de chambre en soie. Elle regarda le trou et les ossements, le visage impassible.

– Pourquoi avoir creusé ici ?

Au lieu de répondre, Ana ouvrit le sac et lui montra le corps raide et recroquevillé de Carlos.

– Vous saviez que c’était un cimetière ? s’étonna Felicia.

– Non. Je ne savais rien. Je voulais juste donner à Carlos une belle sépulture sous l’arbre.

– Pourquoi avoir égorgé Carlos ?

Ana ne s’étonna pas du tout de la question de Felicia. Elle avait au moins appris une chose durant son séjour : des Blancs, on s’attendait à tout, même aux actes les plus incompréhensibles ou cruels.

– Je ne l’ai pas tué.

Elle lui raconta ce qui s’était passé à la ferme de Pedro Pimenta. Quand elle nomma Ana Dolores, elle vit que Felicia la croyait.

– Ana Dolores est une personne dangereuse, dit Felicia. Elle est entourée de mauvais esprits capables de tuer. Je n’ai jamais pu comprendre qu’elle soit infirmière.

Ana constata qu’elle n’était pas choquée par les ossements déterrés sous ses yeux, ce qui augmenta son malaise.

– Enterrez-le ici, dit Felicia. Il y sera bien.

Felicia fit mine de partir. Mais Ana la retint par sa robe de chambre.

– Tu dois répondre à une question. Je comprends bien que tous ces fœtus et ces enfants morts ou tués viennent du bordel. Mais il y a autre chose que je veux savoir. Et je veux une réponse franche.

– Je suis toujours franche, dit Felicia.

Ana secoua la tête.

– Non, tu ne l’es pas. Et moi non plus. Je n’ai rencontré personne dans cette ville qui dise la vérité. Mais maintenant je veux savoir : mon fœtus est-il aussi enterré là ?

– Oui. Laurinda s’en est chargée. Elle a fait un trou et a vidé le seau.

Ana hocha la tête en silence. Il lui sembla en cet instant avoir conscience de tout ce qu’elle avait vécu dans cette ville, depuis le moment où elle était descendue de la passerelle jusqu’à aujourd’hui, devant tous ces squelettes.

Elle se leva.

– Maintenant, je vais tout reboucher. J’ai compris, c’est un cimetière. Secret, au milieu du bordel.

– Et lui aussi raconte une histoire, dit Felicia.

– Oui, dit Ana. Une vérité que nous aimerions mieux ne pas entendre.

Felicia la laissa. Mais Ana sentit soudain qu’elle ne pouvait pas enterrer Carlos ici. Elle voulait lui épargner de reposer parmi tous ces malheureux fœtus et nouveau-nés. Elle remit le chimpanzé dans le sac et reboucha le trou, recouvrant de terre tous les ossements. Elle alla chercher le chauffeur, qui rechargea le sac dans la voiture. C’est un vieil homme qui a tout vu et tout entendu, pensa Ana. Parmi toutes les lubies des autres Blancs, que lui importent mes allées et venues avec un singe mort dans un sac ?

Elle lui demanda de la conduire au port, là où accostaient les petits bateaux de pêche. Il y avait aussi là les hauts montants en bois où les pêcheurs pendaient leurs filets et les paniers utilisés pour porter les prises au marché.

Ana descendit de voiture. La plupart des bateaux étaient déjà en mer, et ne devaient revenir avec leurs prises que plus tard dans la journée. Mais sur un des pontons étaient encore amarrées quelques embarcations, la voile roulée autour du mât. Elle demanda au chauffeur de l’accompagner.

– J’ai besoin d’un bateau, dit-elle. Je veux emmener mon singe en mer et l’enterrer là.

– Je vais voir, dit le chauffeur.

– Celui qui me prêtera son bateau sera bien payé.

Deux des pêcheurs refusèrent de la tête. Mais un troisième, plus âgé, accepta. Voyant cela, Ana s’avança sur le ponton.

– Je l’ai assuré que la senhora n’était pas folle, dit le chauffeur. Il veut bien sortir en mer, si c’est maintenant.

– Je le paierai bien, dit Ana. J’ai aussi besoin de quoi lester le sac, pour qu’il coule au fond.

Le chauffeur traduisit, reçut une réponse et hocha la tête.

– Il a une vieille ancre qu’il veut bien sacrifier comme lest. Pour ça, il demande un supplément. Il espère aussi que la senhora n’a pas peur de salir sa robe. Mais il a aussi une question.

– Que veut-il savoir ?

– La senhora sait-elle nager ?

Ana songea à son père, refusant obstinément de la laisser apprendre à nager dans le fleuve. Devait-elle mentir, ou dire la vérité ? Elle sentit qu’elle n’avait plus la force pour d’autres mensonges.

– Non, dit-elle. Je ne sais pas nager.

– Très bien, dit le chauffeur. Il ne veut pas de gens sachant nager à bord de son bateau. Ils ne respectent pas assez la mer.

Ils allèrent chercher le sac. Ana le trouvait de plus en plus lourd.

– J’ai oublié ton nom, dit Ana. J’ai honte.

– Pourquoi avoir honte de ce qu’on oublie ? Devrait-on alors aussi avoir honte de ce dont on se souvient ? Je m’appelle Vanji.

– Je veux que tu attendes ici mon retour. Après, je n’aurai plus besoin de toi et de la voiture que pour quelques jours encore.

Vanji s’attrista en comprenant qu’ils allaient bientôt se séparer. Elle n’avait pas la force de le consoler.

– Comment s’appelle le pêcheur ?

– Columbus. Il ne pêche jamais le mardi. Il est persuadé que sinon il rentrerait bredouille. La senhora a de la chance que nous soyons mardi. Personne d’autre que Columbus n’accepterait de sortir en mer avec un singe mort et en plus une femme blanche comme passagère.