Ana descendit au bordel en fiacre. Après la grosse chaleur de midi, Judas l’accompagna jusqu’au fort. Elle était toujours inquiète en passant devant les gardes armés. Les portes du fort allaient-elles aussi se refermer derrière elle ? Judas portait le panier avec la nourriture d’Isabel. Soudain, le gardien se mit à parler, ce qui arrivait très rarement.
– Je ne comprends pas. Pourquoi la senhora aide-t-elle cette femme qui a poignardé son mari ?
– Parce que j’aurais pu faire la même chose.
– Il n’aurait jamais dû se mélanger avec une femme noire.
– Ce n’est pas ce que les clients font tous les soirs chez moi ?
– Pas comme Senhor Pimenta. Faire des enfants et les reconnaître. Ça ne pouvait finir que comme ça.
Ils marchaient à l’ombre des maisons basses où les marchands indiens avaient leurs étals odorants d’épices inconnues.
Ana s’arrêta et le regarda.
– Je n’abandonnerai pas avant d’avoir fait sortir Isabel de prison. Tu peux le répéter à tout le monde.
Le commandant Lima était sur l’escalier menant à l’arsenal du fort. Il se balançait d’un pied sur l’autre, l’air las. Ce matin-là, il se contenta de lui faire signe de passer, sans un mot. Judas lui tendit le panier puis resta là à l’attendre, immobile. Comme d’habitude, il patientait en plein soleil. Ana entendait Lima parler à l’un des soldats. De moi, se dit-elle. Et sûrement avec mépris.
Isabel était assise sur l’étroite banquette. Elle ne dit rien, ne regarda même pas Ana quand elle entra dans l’ombre. Malgré son odeur, Ana s’assit à côté d’elle et lui toucha la main, qui était maigre et froide.
Elles gardèrent le silence. Au bout d’un long moment, Ana prit le panier vide de la veille et quitta la cellule. Tant qu’Isabel mangeait, il restait malgré tout de l’espoir.
Deux jours plus tard, Ana prit le train pour Johannesburg. Elle n’avait encore jamais fait ce voyage, et aurait aimé être accompagnée. Mais il n’y avait personne de confiance parmi les Blancs qu’elle connaissait, du moins pas pour cette affaire.
Un fiacre la conduisit jusqu’à la maison en centre-ville, où l’avocat Pandre avait son bureau. Elle le trouva en arrivant, ce qu’elle n’avait pas osé espérer. Il avait même le temps de la recevoir, brièvement, avant d’aller plaider au tribunal.
Pandre était d’âge moyen, vêtu à l’occidentale, mais un turban trônait sur son bureau. Son secrétaire, indien lui aussi, s’adressait à lui en l’appelant munshi. Il l’invita à s’asseoir. Il était curieux de savoir ce qui lui valait la visite d’une femme blanche venue spécialement de Lourenço Marques. Il ne parlait pas portugais couramment, mais bien mieux qu’elle. Quand elle lui demanda s’il maîtrisait le shangana, il hocha la tête, sans pourtant expliquer pourquoi il avait appris une langue africaine.
Le regard empreint de gravité, il écouta Ana lui raconter comment Isabel avait tué Pedro Pimenta.
– J’ai besoin de conseils. J’ai besoin de quelqu’un qui me dise comment convaincre les Portugais de la relâcher.
Pandre la regarda en hochant lentement la tête.
– Pourquoi ? Pourquoi une femme blanche veut-elle aider une femme noire qui s’est mise dans la pire des situations ?
– Parce que je le dois.
– Vous parlez portugais avec un accent. Puis-je vous demander d’où vous venez ?
– De Suède.
Pandre réfléchit un instant à sa réponse. Il quitta alors la pièce et revint avec un globe terrestre cabossé et crasseux.
– Le monde est grand. Où se trouve votre pays ?
– Là.
– J’ai entendu parler du phénomène de l’aurore boréale, dit-il, pensif. Et du fait que le soleil ne se couche jamais pendant les mois d’été.
– C’est exact.
– Nous venons tous de quelque part. Je ne vais pas vous demander pourquoi vous êtes venue en Afrique. Mais dites-moi ce que vous faites à Lourenço Marques.
Pendant le long voyage en train, elle avait décidé de dire la vérité, quelle que soit la question.
– Je dirige un bordel. Très prospère. Je l’ai hérité de mon mari. Beaucoup de mes clients viennent de Johannesburg. J’ai actuellement treize femmes qui travaillent pour moi. J’ai donc de quoi payer vos services.
– Qu’attendez-vous de moi ?
– Que vous alliez la voir. Parliez avec elle. Et me donniez des conseils sur la marche à suivre pour la faire libérer.
Pandre réfléchit en silence, en faisant doucement tourner le globe.
– Je demanderai cent livres anglaises pour ma visite, finit-il par dire. Et j’ai aussi une requête particulière, eu égard à votre activité.
Ana le comprit à demi-mot.
– Naturellement, dit-elle. Vous aurez accès au bordel, autant qu’il vous plaira. Et évidemment sans payer.
Pandre se leva et regarda l’horloge pendue au mur.
– Désolé, je dois y aller. L’un de mes clients, que je ne suis pas parvenu à sauver, va être pendu à la prison centrale. Il a souhaité ma présence. Ce n’est pas une partie de plaisir, mais ça ne me dérange pas non plus. Pour moi, nous sommes d’accord. Je peux venir voir cette femme dès la semaine prochaine.
Ana se fit violence pour ne pas partir en l’entendant parler si froidement d’un client condamné à mort. Que pourrait-il bien faire pour elle et Isabel ?
– C’est un homme qu’on va pendre ?
– Naturellement.
– Noir ?
– Blanc. Pauvre, qui n’avait les moyens que pour un avocat indien.
– Qu’a-t-il fait ?
– Il a tranché la gorge à deux femmes, la mère et la fille, dans un accès de jalousie. Très brutalement. La peine de mort était inévitable. Certains peuvent être sauvés, d’autres non. Et il y en a qu’il vaut mieux ne pas sauver, à moins de risquer de les transformer en fauves.
Pandre la salua, agita une clochette et quitta la pièce. Son secrétaire dévoué vint noter son adresse à Lourenço Marques.
– Que signifie munshi ? demanda-t-elle.
– En hindi, cela veut dire « un homme qui enseigne ». C’est un titre. Monsieur Pandre est un homme sage.
– Et pourtant ses clients se font pendre !
Le secrétaire fit un geste d’impuissance.
– C’est très rare. Monsieur Pandre a très bonne réputation.
– Lui arrive-t-il d’avoir des clients noirs ?
– Cela ne s’est jamais produit.
– Ils ont leurs avocats commis d’office. Tous les Noirs doivent être défendus par des Blancs.
– Pourquoi ?
– Pour garantir l’impartialité.
– Je ne comprends pas ?
– Le droit est une affaire de spécialistes. Monsieur Pandre, lui, comprend. Comme je vous l’ai dit, c’est un homme sage.
Le lendemain, elle rentra à Lourenço Marques. Elle n’avait pas oublié les mots du secrétaire.
Quand elle revint au bordel, Felicia lui raconta qu’on avait déposé une poule décapitée devant chez le commandant. Attaché à l’une de ses pattes, un dessin maladroit représentait Isabel, sur un bout de papier d’emballage provenant d’une des boutiques indiennes. Cela ne pouvait être qu’un avertissement : un lynchage était à tout moment possible.
La menace se précisait. Plus proche. La distance diminue, songea Ana. De toutes parts.