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Ana eut le temps de penser qu’ils ressemblaient à des fauves en colère.

– Il vous a agressée ? cria l’officier en frappant Moses à la figure.

– Il ne m’a pas touchée ! cria Ana en essayant de s’interposer.

Mais l’officier avait déjà renversé Moses d’un coup de pied et s’assit sur lui en lui serrant la gorge.

– Je vais tuer ce salaud, hurla-t-il. Un porteur qui agresse une de mes passagères, dans sa cabine !

– Il ne m’a pas agressée, cria désespérément Ana en tirant sur les mains de l’officier. Lâchez-le !

L’officier se releva, hors de lui. Le visage de Moses était ensanglanté.

– Qu’a-t-il fait ? fit l’homme resté silencieux sur le pas de la porte.

– Rien d’autre que ce que je lui ai demandé, répondit Ana. Et c’est une honte de le traiter ainsi.

– À bord, c’est nous qui décidons comment traiter les nègres, dit l’officier.

Comme pour appuyer ses paroles, il assena un nouveau coup à Moses. Cette fois-ci, il toucha son nez, qui se mit à saigner. Ana se plaça alors entre eux. Elle était à peine vêtue, et voyait bien que toutes les apparences étaient là pour scandaliser l’officier. Mais elle ne s’en souciait pas. Dans un des moments les plus heureux de sa vie elle avait été outragée comme jamais.

– Il va partir, dit-elle. Ne le touchez plus.

– Non, dit l’officier. Il sera emprisonné. On va s’occuper de lui au fort.

Ana fut pétrifiée à l’idée que Moses soit jeté dans le cachot où sa sœur était morte.

– Alors il faudra m’emmener moi aussi.

Il y avait dans sa voix quelque chose de si convaincant que les deux officiers perdirent contenance. Ana prit une serviette et essuya le visage de Moses. Le sang qui tachait le linge lui fit soudain remarquer le liquide qui poissait l’intérieur de ses cuisses. Elle savait ce que c’était. En cet instant, le plus grand et le plus important secret de sa vie.

Quand ils sortirent, les passagers et l’équipage observèrent la procession avec curiosité. Tout le monde à bord savait qu’il s’était produit quelque chose dans la plus grande cabine.

Moses descendit la passerelle sans qu’ils aient pu se dire adieu. Ana le vit disparaître sur le quai, sans se retourner. Elle le suivit du regard jusqu’au bout. Puis elle regagna sa cabine, épuisée et furieuse. Elle resta allongée là jusqu’à ce qu’elle entende crier des ordres, les vibrations des chaudières, le bruit des amarres remontées.

Pourquoi n’avait-elle pas quitté le bateau pour suivre Moses ? Pourquoi n’avait-elle pas osé ?

Un bref instant, tout a été clair pour moi, se dit-elle. Puis je n’ai pas osé agir en conséquence.

Quelques heures plus tard, elle monta sur le pont. Elle s’était soigneusement peignée et avait changé de robe. Elle s’appuya au bastingage. Les autres passagers blancs lui laissèrent la place. Non par politesse, mais pour marquer leurs distances.

Au dernier moment, je me suis transformée à leurs yeux en pute, se dit-elle. J’ai fait entrer un Noir dans ma cabine pour faire avec lui ce que ces gens-là considèrent comme la pire ignominie.

Elle regarda au loin la ville blanche accrochée aux collines s’effacer dans la brume de chaleur. Le bateau faisait route droit au nord, le soleil était à son zénith quand on sonna la cloche du premier service. Elle déclina. Elle avait peut-être faim, mais ne voulait pas interrompre ses adieux à cette ville qu’elle ne reverrait jamais plus.

Soudain, un homme apparut à ses côtés. Il portait un uniforme, elle comprit que c’était le capitaine. Elle eut l’impression vague de le connaître, sans parvenir à le remettre. Il la salua puis lui serra la main.

– Capitaine Fortuna, dit-il. Bienvenue à bord.

Il sentait fort la bière, son haleine était un lointain souvenir de Senhor Vaz. La quarantaine, brun, musculeux.

– Merci, dit-elle. Quel temps aurons-nous pendant la traversée ?

– Calme. Un peu de houle, rien d’autre.

– Des icebergs ?

Le capitaine Fortuna la regarda, interloqué. Puis il éclata de rire, pensant qu’elle plaisantait.

– Pas d’icebergs ailleurs que dans la glacière, répondit-il. Par ici, pas de récifs, aucun danger tant qu’on reste assez loin des côtes. Je commande ce navire depuis bientôt dix ans. L’incident le plus dramatique a été quand un taureau d’élevage pris de folie a sauté par-dessus bord. Il n’a hélas pas pu être sauvé. Il est parti à la nage à toute allure en direction de l’Inde. Comme cela s’est passé de nuit, il a été impossible de le localiser.

– Je ne suis jamais allée à Beira, dit Ana. Je ne sais rien de cette ville. Mais j’aurai besoin de trouver un hôtel.

– L’Africa Hotel, dit le capitaine Fortuna. Flambant neuf. Un hôtel impeccable. Vous devez y descendre, senhora.

– C’est une grande ville ?

– Pas autant que Lourenço Marques. L’hôtel est tout près du port.

Le capitaine salua de nouveau puis gagna l’échelle qui montait à la passerelle.

Ana se souvint alors où elle l’avait vu. Une fois, plusieurs peut-être, le capitaine Fortuna était venu au bordel. Sans son uniforme. Voilà pourquoi elle ne l’avait pas reconnu tout de suite.

Je suis entourée de mes anciens clients, se dit-elle. Et il sait que j’étais la tenancière.

Elle retourna dans sa cabine et se coucha. Elle toucha son bas-ventre : si un enfant devait y pousser, elle le laisserait vivre. Où qu’elle aille après sa mission à Beira, elle éviterait les cimetières pour fausses couches, fœtus et nouveau-nés non désirés.

Une promesse, pensa-t-elle. Je fais un serment que je suis la seule à connaître.

Elle dîna dans sa cabine, pour éviter les curieux et les médisants.

La nuit tombée, elle ressortit sur le pont à l’air frais. Le ciel étoilé était dégagé. Elle sentait la présence de Moses, tout près d’elle. Mais aussi de Lundmark, et peut-être de Senhor Vaz. Un cordage roulé à ses pieds aurait pu être Carlos dormant en boule.

Au loin : des feux de position, des étoiles filantes, le faisceau d’un phare balayant l’horizon.

Le capitaine Fortuna surgit soudain de l’ombre. Il ne sentait plus la bière, mais le vin.

– Je ne me mêle pas de la vie des autres, dit-il, mais laissez-moi juste vous dire mon admiration, Senhora Vaz, pour avoir essayé de sauver cette femme noire emprisonnée. Pedro Pimenta était un homme gentil, mais un scélérat. Il a trompé toutes ses femmes.

– Je n’en ai pas fait assez, répondit Ana. Isabel est morte.

– Nos semblables se transforment en créatures insupportables en arrivant en Afrique, dit-il tristement. Ici, sur ce bateau, je ne m’approche pas trop de toute cette misère. Mais il ne fait aucun doute que nous paierons un jour notre façon de traiter les Noirs.

Le capitaine Fortuna s’attendait peut-être à une réponse. Mais elle se tut, avant de changer de sujet.

– Soyons francs, dit-elle. Je sais que vous êtes venu au bordel dont j’ai été propriétaire depuis la mort de mon mari. Vous payiez rubis sur l’ongle, vous traitiez bien les filles. Mais je me demandais… Laquelle alliez-vous voir ?

– Belinda Bonita. Jamais aucune autre. Si j’avais pu, je l’aurais épousée.

– Le porteur noir qui m’a accompagnée à bord, dit Ana. Je l’aime. J’espère porter son enfant.

Le capitaine Fortuna la regarda dans la lueur tremblante de sa lanterne.

Il sourit. Un sourire amical.

– Je comprends, dit-il. Je comprends tout à fait.

Cette nuit-là, Ana dormit longtemps, d’un sommeil profond. La mer était un fauteuil à bascule qui la berçait doucement tandis que la nuit passait, et qu’une autre vie, lentement, devenait possible.