Pour la deuxième fois, un membre de l’ancien équipage du Lovisa venait à son bordel. Elle se demanda un instant si elle ne faisait pas erreur. Svartman, Lundmark et Halvorsen étaient sobres. Halvorsen était un homme sérieux, profondément religieux, qui ne buvait pas comme les autres marins. À présent, il avait du mal à garder son équilibre et parlait norvégien avec la langue pâteuse. Il était énervé que Belinda Bonita ne le comprenne pas. À bord, Halvorsen parlait toujours à voix basse, presque en chuchotant. Ici, il criait, comme pour donner un ordre.
Quand il se retourna enfin pour s’affaler sur un canapé, une liasse de billets à la main, que Belinda se dépêcha de cueillir, Ana vit qu’elle ne s’était pas trompée. C’était Halvorsen, les cheveux mouillés peignés en arrière, endimanché comme lors des funérailles de Lundmark.
Elle se rappelait encore le chiffre magique. 1 935 mètres de profondeur.
Quand Belinda eut laissé Halvorsen marmonner tout seul dans le canapé, elle se leva. O’Neill était derrière lui, hésitant à le mettre dehors. Ana lui fit signe de partir et s’assit doucement à côté de Halvorsen. Il tourna lentement la tête et la regarda, les yeux injectés de sang. Il avait à peine changé depuis la dernière fois où elle l’avait vu, quelques heures avant de descendre en cachette du bateau. Peut-être ses cheveux étaient-ils moins fournis, ses joues plus creusées. Mais ses énormes mains étaient les mêmes.
Elle lui sourit, mais réalisa aussitôt qu’il ne la reconnaissait pas. Pour lui, elle était une parfaite étrangère, une femme blanche dans un bordel noir, où il venait tout juste d’acheter les services de la belle et froide Belinda Bonita qui, après avoir fourré ses billets dans son corsage, avait regagné sa chambre pour se laver et peut-être aussi changer les draps du lit.
Halvorsen plissa les yeux, hésitant.
– C’est moi, dit-elle. Hanna Lundmark. Tu te souviens de moi ?
Halvorsen sursauta. Il secoua la tête.
– Je ne suis pas un fantôme, dit-elle, en se forçant à parler aussi distinctement que possible. C’est moi.
Maintenant, il savait. Incrédule, il la dévisagea.
– Tu avais disparu, dit-il. Nous ne t’avons pas retrouvée.
– Je suis descendue à terre. Je ne pouvais pas continuer le voyage. C’était comme si Lundmark était toujours à bord.
– 1 935 mètres, dit Halvorsen. Je m’en souviens.
Il se redressa sur le canapé, s’efforçant de retrouver ses esprits.
– Je ne pensais pas revoir la petite cuisinière en vie. Et encore moins ici. Que s’est-il passé ?
– Je suis descendue à terre. Je me suis remariée, et je suis redevenue veuve.
Halvorsen réfléchit. Il lui demanda de répéter plus lentement. Elle s’exécuta.
– On te croyait morte, dit Halvorsen. Personne ne comprenait pourquoi tu aurais de ton propre chef quitté le navire dans ce port africain.
– Je veux en savoir plus sur le voyage. Vous avez vu des icebergs ?
– Oui, un, grand comme une église. Juste après avoir quitté le port. La nuit, nous étions inquiets. On ne peut pas repérer les icebergs avant qu’il ne soit trop tard. Mais nous avons atteint l’Australie, et sommes revenus.
– Je suis descendue au port, mais je ne vous ai pas vus repasser ?
– Nous nous sommes ravitaillés plus au nord, à Dar es-Salaam. Ou plus au sud, à Durban, je ne me rappelle plus.
Halvorsen avait sans doute fait tout le voyage du retour jusqu’à Sundsvall. Il avait donc vu Forsman, qui réunissait toujours son équipage quand un bateau revenait à son port d’attache.
– Je suppose que tu as fait le voyage jusqu’au bout ?
– Oui, jusqu’à Sundsvall. Mais ensuite je suis allé en Norvège m’engager sur un autre navire.
– Ça ne m’intéresse pas. Je veux savoir ce qu’a dit Forsman.
Halvorsen fronça les sourcils.
– Quel Forsman ?
– L’armateur !
Halvorsen se rappela.
– Il est descendu au port dans une sorte de fauteuil roulant.
– Blessé ?
– On l’avait amputé d’une jambe après un accident. Mais il voulait absolument monter à bord. Il sautillait comme un oiseau.
– Il était seul ?
– Je crois qu’il y avait un Finlandais avec lui. Mais je ne me rappelle pas son nom.
Ana essaya de lui tirer les vers du nez. Mais il n’était pas au courant pour Berta et son enfant. Ana ne put s’empêcher de l’interroger sur sa mère. Personne ne lui avait parlé d’Elin ? Celle dont la fille n’était jamais revenue ?
Halvorsen ne savait rien.
– Je n’ai jamais parlé à Forsman. C’est Svartman qui l’a fait. Ce qu’ils se sont dit sur toi et Lundmark, sa mort et ta disparition, je n’en sais rien. Moi, je suis parti passer l’hiver à Spetsbergen, en espérant chasser assez de peaux pour m’acheter une petite ferme quelque part dans le Tröndelag. Résultat, j’ai failli geler, devenir fou dans le noir et j’ai complètement perdu la foi en ce Dieu vers lequel je pouvais autrefois me tourner dans les moments difficiles. Maintenant, il n’est plus là. Mais j’ai sûrement économisé des indulgences pour des péchés futurs.
Halvorsen éclata de rire, résigné. Puis soudain il s’approcha d’elle, si près qu’elle sentit son haleine chargée d’alcool.
– Puisque tu es ici, je suppose que toi aussi tu es à vendre. Cette négresse savait y faire. Mais ce ne sera jamais la même chose qu’avec une femme blanche. Tu coûtes autant qu’elle ? Ou tu es plus chère, peut-être ?
Halvorsen lui pinça un sein. Elle pensa aux doigts velus de Carlos et le repoussa. Halvorsen crut qu’elle minaudait et la toucha de nouveau. Elle le frappa alors et appela O’Neill.
– Jette ce type dehors ! Et qu’on ne le laisse plus entrer. Jamais !
Halvorsen n’eut pas le temps de protester, O’Neill l’avait déjà arraché du canapé et traîné dehors.
La porte se referma.
Elle se dit que la différence entre le capitaine Svartman et son homme d’équipage Halvorsen avait été abolie dès lors qu’ils étaient tous les deux entrés dans cette maison où des femmes étaient à vendre.
Mais elle n’arrivait pas à se défaire de la déception d’avoir été prise pour une prostituée par Halvorsen.