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Le lendemain : grande chaleur.

La sueur perlait au front de Pandre quand il sortit de l’hôtel et monta dans la voiture. Il portait une serviette en cuir. Ana se dit qu’elle pouvait très bien contenir un stéthoscope et d’autres instruments médicaux.

Lemuel Gulliver Sullivan les attendait sur les marches, comme en avait l’habitude son prédécesseur. Ana lui trouva l’allure d’un petit garçon engoncé dans un uniforme bien trop grand et des bottes bien trop brillantes.

Elle présenta Pandre.

– Voici le médecin dont j’ai parlé à votre prédécesseur. Je suppose qu’il vous en a touché mot en partant ?

Le commandant hocha la tête. Mais il regardait Pandre sans cacher sa réticence.

– Je pensais vous accompagner, dit-il soudain. Et écouter la conversation du docteur avec la prisonnière.

– Cette conversation aura lieu dans la langue de la patiente, dit Pandre d’une voix aimable. C’est la seule façon qu’elle puisse exprimer ses souffrances et, pour moi, le meilleur moyen de lui poser les bonnes questions.

– Je vous accompagne quand même, dit le commandant. Je suis curieux de voir si vous allez parvenir à la faire parler. Jusqu’à présent, elle a perdu sa langue. Peut-être est-elle muette de naissance ? Je ne sais pas si sa voix est grave ou aiguë.

– Elle est grave, dit Ana. Je comprends sa langue, je pourrai traduire.

Pandre lui jeta un regard. Il devina ce qu’elle avait l’intention de faire et, pour la première fois, lui témoigna une réelle considération.

Ils descendirent jusqu’aux souterrains du fort. Un soldat à moitié endormi se redressa brusquement, se mit au garde-à-vous puis entreprit de déverrouiller la porte de fer. Le commandant se tourna vers Pandre.

– Je suppose que cette serviette ne contient pas d’arme ?

Pandre l’ouvrit et en sortit un stéthoscope. Il s’est bien préparé, songea Ana. Peut-être est-il malgré tout la bonne personne pour aider Isabel ?

Ils s’enfoncèrent dans l’obscurité, où stagnait un air vicié. Un Blanc hirsute, à moitié nu, secoua ses barreaux sur leur passage.

– Il va être transféré dans un asile, dit le commandant. Il s’imagine qu’un gros insecte le ronge de l’intérieur. Il a battu à mort un homme qui en avait assez de l’écouter lui parler de la faim insatiable de cet insecte.

Pandre écoutait poliment le commandant. L’air vicié ne paraissait pas le gêner. Peut-être y avait-il des prisons semblables à Johannesburg ?

Ils passèrent ensuite devant une cellule où un homme dormait à même le sol, haletant.

– Mendoza, un Espagnol, dit le commandant, qui les guidait toujours dans le noir. Il a tué son frère à bord d’un bateau de cabotage et a décidé de se punir en cessant de s’alimenter. Lui aussi devrait aller à l’asile, mais ils n’en veulent pas. Je suppose qu’il sera mort d’ici quelques jours. Certains de mes soldats font des paris là-dessus. Je n’aime pas ça, mais je ne peux pas les en empêcher.

Ils entrèrent dans la cellule d’Isabel. Ana vit que le panier était vide. Isabel était assise sur sa banquette, immobile.

– De la visite ! hurla le commandant.

Isabel ne bougea pas. Pandre effleura le bras de l’officier pour l’inviter à cesser de hurler. Puis il alla s’asseoir près d’Isabel. Ana se plaça à côté de la banquette, tandis que le commandant restait dans l’embrasure de la porte. Ana ne pouvait pas comprendre ce que Pandre disait à Isabel. Mais Isabel écouta aussitôt l’avocat, et lui répondit dans sa langue.

Soudain, le commandant s’impatienta et fit cliqueter son sabre. Ana s’approcha d’un pas et commença à lui raconter une histoire qu’elle inventait au fur et à mesure.

– Ils parlent de ses enfants. Elle a du chagrin d’avoir été trompée par son mari, et elle regrette son geste. Elle dit qu’elle voudrait sortir de cette prison pour travailler dans une des missions qui propagent la vraie foi au sein de la population noire.

Ana servait ses salades avec la plus grande conviction possible. Le commandant l’écoutait, inexpressif. Au fond, ça ne l’intéresse pas, se dit-elle. Isabel n’est rien pour lui. Qu’elle survive ou non, cela n’a pas d’importance. Il ne nous a accompagnés que par ennui.

Elle continua à broder, tandis que Pandre et Isabel parlaient à voix basse. À la fin de leur conversation, qui s’arrêta net, comme si tout avait été dit, Ana répéta sous une forme enjolivée le désir d’Isabel de consacrer sa vie à l’évangélisation dans une mission.

 

Revenus à l’hôtel, ils s’assirent à l’ombre de quelques frangipaniers, face à la mer. Pandre était resté silencieux dans la voiture, après avoir poliment pris congé du commandant. Il était installé à présent sur une balancelle, un verre d’eau glacée à la main.

– Isabel est prête à mourir s’il le faut, dit-il. Elle préfère ça plutôt que de reconnaître sa culpabilité. Elle se tait pour rester digne. Pour sauver son âme. Elle me l’a plusieurs fois répété : « C’est pour sauver mon âme. »

– Elle ne veut même pas vivre pour ses enfants ?

– Bien sûr qu’elle veut vivre. Si elle le pouvait, elle s’évaderait. Mais si sa seule façon de sortir est de reconnaître sa culpabilité, elle préfère mourir.

Pandre continua à se balancer en regardant la mer. Il tendit la main qui tenait le verre et désigna l’horizon.

– L’Inde est là-bas. Mes parents en sont arrivés voilà trente ans. Peut-être qu’un jour j’y retournerai, moi ou mes enfants.

– Pourquoi vos parents sont-ils partis en Afrique ?

– Mon père vendait des pigeons, répondit Pandre. Il avait entendu dire qu’il y avait des Blancs en Afrique du Sud prêts à payer cher pour de beaux pigeons. Mon père avait trouvé comment coller des plumes supplémentaires à ses oiseaux pour en gonfler le prix.

Pandre la regarda aimablement.

– Mon père était un escroc, dit-il. C’est sans doute pourquoi je suis tout le contraire.

Il posa son verre d’eau.

– Je suis bien incapable de vous donner le moindre conseil, continua-t-il. La seule chose qui pourrait la sauver serait de s’enfuir. On peut peut-être corrompre le commandant ? Pousser un soldat à laisser un soir sa cellule ouverte ? Je n’ai pas d’autre conseil à vous donner. Puisque vous avez beaucoup d’argent, vous disposez de l’arme qui pourra la libérer. Mais comment l’utiliser au mieux dans ce cas précis, je l’ignore.

– Je suis prête à faire n’importe quoi pour la libérer.

– C’est exactement le conseil que je vous donne. Faire n’importe quoi.

Pandre sortit une enveloppe de sa poche et la lui tendit.

– Voici ma facture. Ce soir, je comptais rendre visite à vos femmes. J’aimerais qu’on vienne me chercher à neuf heures. Je dînerai seul dans ma chambre.

Il se leva, s’inclina et se dirigea vers le bâtiment blanc de l’hôtel. Ana médita les paroles de Pandre. Elle savait qu’il avait raison. Isabel avait le choix. Elle pouvait sauver son âme, quitte à mourir.

Ferai-je comme elle ? se dit-elle. Ou n’ai-je déjà plus le choix ?

Elle resta assise là jusqu’au coucher du soleil. Elle rentra alors, se changea et revint prendre Pandre à neuf heures. Il portait à présent un costume sombre au col montant raide. Il avait utilisé une eau de toilette que jamais Ana n’avait sentie chez un autre homme.

– Le stéthoscope, demanda-t-elle quand ils furent dans la voiture. D’où venait-il ?

– J’ai pris mes précautions, dit Pandre. Avant que vous ne veniez me chercher, j’ai fait un saut à l’hôpital. Un sympathique docteur m’a laissé prendre un vieux stéthoscope pour une somme modique.

Ils continuèrent en silence.

Une fois au Paraiso, Pandre s’assit dans un des canapés rouges, on lui servit un verre de sherry et il entreprit d’examiner de fond en comble chacune des femmes.

Ana l’observait à distance depuis un fauteuil au coin de la pièce. Elle n’avait pas encore ouvert l’enveloppe qu’il lui avait remise. Ils avaient certes convenu d’un montant de cent livres sterling. Mais elle se doutait que Pandre lui présenterait des frais aussi imprévus qu’importants.

Elle regarda Pandre faire son choix.

Le cachot d’Isabel était tout près. Elle entendait le bruit des chaînes qui lui sciaient la cheville.