Prologue


Africa Hotel, Beira, 2002

Une froide journée de juillet 2002, un certain José Paulo fit un trou dans un plancher pourri. Il ne cherchait pas à s’évader, ni une cachette, il voulait juste utiliser les lattes arrachées comme combustible. On n’avait pas vu un hiver si rude en Afrique depuis des années.

José Paulo était célibataire, mais s’occupait de sa sœur et de ses cinq enfants depuis que son beau-frère Emilio avait disparu un matin, ne laissant derrière lui qu’une paire de chaussures usées et des factures impayées. Presque toutes dues à Donna Samima, qui tenait un bar clandestin près du port de pêche, où l’on servait du tontonto et une bière maison étonnamment forte.

Emilio ne faisait que boire en parlant du bon vieux temps où il travaillait dans les mines d’or en Afrique du Sud. Mais beaucoup prétendaient qu’il n’y avait jamais mis les pieds, pas plus qu’il n’avait jamais eu d’emploi stable de sa vie.

Sa disparition n’était ni attendue, ni surprenante. Il s’était éclipsé aux heures silencieuses qui précèdent l’aube, quand tout le monde dort.

Personne ne savait où il était parti. Personne ne le regretterait beaucoup, même au sein de sa famille. Donna Samima ? On pouvait en douter. Elle se préoccupait surtout de se faire rembourser.

Emilio, buveur et beau parleur, était assez insignifiant. Son absence ne changeait pas grand-chose.

José Paulo habitait avec sa sœur et sa famille à l’Africa Hotel, à Beira. À une époque qui semblait à présent lointaine et mystérieuse, l’établissement était considéré comme un des hôtels les plus cossus de l’Afrique coloniale. On le comparait avec le Victoria Falls, à la frontière de la Rhodésie du Sud et de la Rhodésie du Nord, rebaptisées après leur indépendance Zimbabwe et Zambie.

Les Blancs venaient de loin à l’Africa Hotel pour se marier, fêter de grands événements ou juste montrer leur appartenance à une aristocratie incapable d’imaginer que son paradis colonial disparaîtrait un jour. On organisait dans cet hôtel des thés dansants le dimanche après-midi, des concours de swing ou de tango, on se faisait volontiers photographier devant son entrée principale.

Mais ce rêve d’un paradis colonial était voué au déclin. Un jour, les Portugais avaient abandonné leurs derniers bastions. Aussitôt les propriétaires partis, l’Africa Hotel avait commencé à tomber en ruine. Les chambres et les suites à l’abandon avaient été occupées par des Africains sans abri. Les pianos éventrés, les boudoirs et les baignoires encrassées leur servaient à ranger leurs quelques biens. Les beaux parquets avaient été arrachés pour faire du feu les hivers les plus rigoureux.

Plusieurs milliers de personnes habitaient désormais ce qui avait jadis été l’Africa Hotel.

Un jour de juillet, José Paulo arracha donc des lattes de parquet. Il faisait un froid glacial. Le seul chauffage était un brasero où on préparait les repas. Un tuyau qui pendait par une fenêtre mal réparée évacuait la fumée.

Le parquet à moitié pourri puait. José pensait trouver dessous un rat crevé. Mais il n’y trouva qu’un petit carnet relié en veau.

Il déchiffra un nom étrange sur la couverture noire.

Hanna Lundmark.

Et en dessous une date : 1905.

Mais il était incapable d’en comprendre le contenu. C’était écrit dans une langue qu’il ne connaissait pas. Il s’adressa au vieux Afanastasio, qui occupait la chambre 212 plus bas dans le couloir et que la foule des habitants de l’hôtel considérait comme un sage, car il avait dans sa jeunesse survécu après s’être retrouvé nez à nez avec deux lions affamés sur un chemin désert aux alentours de Chimoio.

Mais même Afanastasio n’avait pu déchiffrer cet écrit. Il interrogea la vieille Lucinda, qui vivait dans l’ancienne réception : elle non plus ne savait pas de quelle langue il s’agissait.

Afanastasio conseilla à José Paulo de jeter ce carnet.

– Il était caché sous le parquet, dit Afanastasio. Quelqu’un l’aura mis là à l’époque où des gens comme nous ne pouvaient pénétrer dans ce bâtiment que pour servir, laver ou porter des valises. Ce carnet contient sûrement une histoire désagréable. Brûle-le, utilise-le pour faire du feu.

José Paulo regagna sa chambre avec le carnet. Mais il ne le brûla pas, sans vraiment savoir pourquoi. Il lui trouva une autre cachette. Il y avait un vide sous le cadre de la fenêtre, où il cachait l’argent qu’il parvenait péniblement à gagner. Désormais, les quelques billets crasseux partageraient la place avec le carnet noir.

Il ne le ressortit jamais. Mais ne l’oublia pas non plus.