Le repas de Noël d’Agatha était prévu le 18 décembre. Les jours précédant cette date, Toni avait été déchargée de son travail à l’agence pour courir les magasins avec Agatha en quête de décorations de Noël et de l’arbre parfait pour la circonstance.
Consciente du fait que ses chats adoraient les vrais arbres mais évitaient les faux, Agatha choisit à contrecœur un sapin Douglas artificiel.
Puis elles firent un aller et retour à Londres dans un magasin vendant du houx artificiel qui ressemblait à s’y méprendre au vrai.
Le plan de table fut un casse-tête. Agatha voulait placer James à sa gauche et Charles à sa droite. Puis elle changea d’avis. Et si Charles cherchait à provoquer James ? Elle mettrait Patrick à l’honneur en l’installant à côté d’elle. Est-ce que les membres de la Société des dames de Carsely se vexeraient si elles étaient reléguées au bas bout de la table du salon ? Il fallait que Mrs Bloxby ait la place d’honneur dans la salle à manger. Agatha espérait que son mari le pasteur ne ferait pas trop la tête. Et puis, Doris Simpson allait s’attendre à être bien placée ; sinon, ne risquait-elle pas d’en conclure qu’elle se retrouvait à une table éloignée parce qu’elle était seulement femme de ménage ?
« Pourquoi ne listez-vous pas d’abord les gens importants ? suggéra Toni, assise avec Agatha à la table de la cuisine. Vous pourriez mettre Charles dans l’entrée pour présider la table qui y sera, et installer les Bloxby dans la salle à manger. Et mettre Doris et son mari à la table de sir Charles. Est-ce que votre ex viendra ?
– J’ai reçu une lettre de lui la semaine dernière m’annonçant qu’il serait de retour à temps. Et vous, Toni ? Compte tenu de tout le mal que vous vous êtes donné, ce serait la moindre des choses que vous choisissiez où vous voulez être. À côté de George ? »
Toni hésita.
« Il va y avoir des jeunes ?
– Miss Simms. Mais il vous faut un voisin. Ah, j’y suis ! J’ai invité mon ancien détective, Harry Beam. Vous le trouverez très sympathique et il n’est pas tellement plus vieux que vous.
– Alors vous pourriez nous mettre tous les deux avec Charles, Doris et son mari à la table de l’entrée. Comme ça, vous aurez déjà rempli la table pour laquelle il y aura le moins de candidats ! Vous allez avoir des problèmes avec les cheminées.
– Pourquoi ? Je veux un feu de bois dans la salle à manger et un dans le salon.
– Oui, mais il n’y a pas beaucoup d’espace entre les tables et ceux qui auront le dos au feu vont rôtir.
– La barbe ! Je commence à regretter de m’être embarquée dans cette galère.
– Vous pourriez vous procurer de fausses bûches comme on en trouve maintenant et les faire brûler quand les invités arrivent. Une fois qu’ils auront fini leur apéritif, elles se seront consumées.
– Faux sapin, faux houx, fausses bûches. Ce n’est pas ainsi que j’imaginais la fête. Il me faudra du vrai gui. Où vais-je le suspendre ? »
Loin de George et de moi, en tout cas, pensa Toni. « Pourquoi pas au-dessus de votre chaise, à l’extrémité de la table ?
– Bonne idée. Et comme on ne pourra pas contourner ma chaise, ça m’évitera de me faire embrasser par tout un chacun.
– Qu’est-ce que vous allez mettre ? demanda Toni.
– Une tenue sexy. »
Toni cilla. De son point de vue, les femmes de l’âge d’Agatha devraient avoir renoncé à séduire.
Elle reprit soudain : « Mais s’il y a cette table dans le hall, il faudra que les gens la contournent pour laisser leurs manteaux, et s’ils doivent rester debout avec leur verre avant le repas, alors il n’y aura pas la place pour tout le monde.
– Voilà l’inconvénient de ces petits cottages, gémit Agatha. Bon, je ne vais pas m’avouer vaincue pour si peu. J’ai la solution : je ferai monter une tente dans le jardin.
– Il ne va pas y faire froid ?
– Non, pas à notre époque. On y mettra des radiateurs. J’y ferai installer un bar et des portants avec portemanteaux. Il est exclu que les invités passent par la cuisine. Je ferai installer sur le côté de la maison un auvent en toile qui donnera accès à la tente.
– Tout ceci va vous coûter une fortune, dit Toni. Vous auriez pu louer une suite au Hilton pour moins que ça.
– On va fêter Noël chez moi. Point, barre. »
Au même moment, George Pyson arpentait le salon de sa mère.
« Va droit au but, articula-t-elle enfin.
– C’est cette fille, dit George en passant les mains dans son épaisse chevelure. Elle me plaît beaucoup, mais elle est très jeune.
– Quel âge ?
– Elle vient d’avoir dix-huit ans.
– Ah, en effet, il y a une réelle différence d’âge. Si tu avais quarante-cinq ans et elle trente, cela n’aurait pas d’importance. Mais dix-huit ans ! Comment s’appelle-t-elle ?
– Toni Gilmour.
– Antonia Gilmour. Une des Gilmour de Guiting Power ?
– Non. C’est une Gilmour des HLM de Mircester. Et je parie que Toni est son nom de baptême.
– Elle travaille ?
– Oui, comme détective à l’agence d’Agatha Raisin.
– Ah, cette femme dont on voit souvent la photo dans le journal. C’est quel genre de personne, cette Agatha Raisin ?
– Coriace, autoritaire, beaux cheveux, jolies jambes et petits yeux.
– Américaine ?
– Anglaise. »
Mrs Pyson étudia son fils, un pli soucieux entre les sourcils. C’était une petite femme très soignée à l’épaisse chevelure blanche et à la silhouette élégante.
« Telles que je vois les choses, s’il se trouve qu’elle est amoureuse de toi…
– Elle ne l’est pas. Mais elle pourrait le devenir.
– La personne qu’on aime à dix-huit ans est rarement la même que celle qu’on aime à vingt-quatre.
– Je crois qu’elle est très mûre pour son âge.
– Elle ne va pas être vierge. Plus à notre époque.
– Je crois que si, maman. Elle a l’expression d’une fille qu’on n’a jamais touchée.
– Cette expression peut très bien vouloir dire : “Ne me touche pas, George.”
– Jamais je n’aurais dû te parler de ça. J’aurais dû me douter que tu serais critique.
– Est-elle par hasard de la famille de ce jeune homme qui s’est pendu ?
– C’était son frère.
– Oh, George ! »
Bill Wong lui aussi avait des problèmes sentimentaux. Il s’était occupé d’un cambriolage dans une boutique de lingerie de Mircester appelée Coquines et était tombé sous le charme d’une jolie vendeuse nommée Jade, avec qui il était sorti deux ou trois fois depuis l’incident.
Agatha lui avait dit qu’il pouvait venir accompagné au repas de Noël, et il avait invité Jade. Il se demandait non sans appréhension ce qu’Agatha penserait d’elle. Elle avait les cheveux teints en roux flamboyant et portait un minimum de vêtements, même par temps froid. Et elle mâchait du chewing-gum en permanence, coordonnant la couleur de celui-ci à sa tenue. Si elle était en violet, son chewing-gum était assorti ; en rouge, même chose. Mais elle avait de grands yeux bleus, une peau parfaite et de très longues jambes.
Bill se rassura en se disant qu’il y aurait tant de monde qu’Agatha ne la remarquerait même pas. En fait, elle serait tellement obnubilée par James Lacey qu’elle ne remarquerait rien du tout.
Le lendemain, Agatha retournait à l’agence avec Phil quand elle avisa Alison de l’autre côté de la rue. Elle la héla. Alison traversa la rue pour venir les rejoindre.
« J’ai appris que vous aviez finalement vendu le domaine, dit Agatha. Félicitations.
– Je peux vous parler ?
– Certainement. Allons prendre un café. Je ne serai pas longue, Phil. »
Pendant qu’elles buvaient leur café, Alison déclara : « C’est étrange. Nous avons tous longtemps rêvé à la liberté que nous donnerait cet argent, mais nous restons tous terrés au manoir en attendant l’arrivée des ouvriers qui nous forceront à partir. Jimmy est entouré par des catalogues de voyage, sans jamais rien réserver. Bert boit et fume beaucoup, et passe son temps à jouer sur son ordinateur. C’est à peine s’il m’adresse la parole. »
On voyait à ses yeux rougis qu’Alison venait de pleurer.
« L’un de vous a-t-il songé à se faire aider par un psy ?
– Non, quelle horreur !
– Pourquoi ne partez-vous pas ? Vous avez de l’argent à vous. Partez donc, disons une semaine, quelque part au soleil.
– Je ne peux pas laisser Bert.
– S’il boit en jouant sur l’ordinateur toute la journée, il vous a déjà quittée.
– Je vais peut-être essayer, finalement. »
Ils ne seront jamais libérés de l’horrible Phyllis, se dit Agatha en regagnant l’agence. Elle les a tous enfermés dans une prison psychologique et ils ne veulent même pas en sortir.
Trois jours avant le repas de Noël d’Agatha, Mrs Pyson entendit le bruit d’une voiture montant l’allée. Une toute jeune fille apparut au volant d’une camionnette de location.
Mrs Pyson sortit pour l’accueillir. La conductrice descendit de voiture et lui tendit la main.
« Je suis Toni Gilmour, une amie de votre fils.
– Et que puis-je faire pour vous, Miss Gilmour ?
– George m’avait prêté des meubles venant de chez vous. Je n’en ai plus besoin. J’en achète des neufs.
– Laissez-les dans la camionnette et entrez. Je vais téléphoner au village pour appeler deux jeunes gens qui les monteront au grenier. »
Elle est en effet tout à fait présentable, pensa Mrs Pyson. Toni avait laissé pousser ses cheveux déjà longs et les avait soigneusement tressés. Elle portait un pantalon de velours côtelé, une veste en cuir, des bottines et un pull en cachemire acheté dans un dépôt-vente.
« Vous prendrez bien du thé ? » proposa Mrs Pyson après avoir téléphoné pour obtenir de l’aide. Toni se sentit piégée mais elle murmura : « Volontiers, merci. Puis-je vous aider ?
– Non, j’ai une employée de maison. »
Mrs Pyson agita une sonnette posée sur une table à portée de sa main et une grande fille aux pommettes slaves entra dans la pièce.
« Voulez-vous nous apporter du thé, Svetlana ? Avec les biscuits que j’ai achetés l’autre jour à la vente de charité de l’église. »
Quand Svetlana eut quitté la pièce, Mrs Pyson reprit : « Je n’ai jamais été en faveur de l’Union européenne, mais je dois dire qu’avec l’afflux d’immigrants de l’Europe de l’Est, on n’a plus aucun mal à trouver du personnel. Alors, vous êtes détective, paraît-il. Comment avez-vous rencontré mon fils ? »
Pendant que Toni lui répondait, Mrs Pyson l’étudiait. Une voix nette. Pratiquement aucun accent local. Quel dommage qu’elle soit si jeune !
Le thé arriva.
« Que comptez-vous faire dans la vie ? demanda Mrs Pyson. J’imagine que toutes les jeunes filles veulent se marier.
– Je ne me marierai jamais.
– Ne dites pas de bêtises ! Pourquoi ?
– Les carrières durent. Les hommes, non.
– Si jeune et déjà cynique ! Alors, quels sont vos projets ?
– Difficile à dire. Mrs Raisin m’a donné quelques jours de congé. Elle m’a trouvé un appartement, une voiture et elle me paie un bon salaire. Malgré tout…
– Malgré tout ?
– J’ai une énorme dette de reconnaissance envers elle. Et envers George.
– Et cela vous pèse ? »
Toni tourna vers elle un regard soulagé. « Vous comprenez, j’ai pensé que ce serait très intéressant d’être une vraie détective.
– Mais vous l’êtes déjà, non ?
– Oui, mais j’aimerais entrer dans la police. C’est pénible de frapper aux portes sans avoir d’autorité véritable.
– C’est pour cela que vous rendez les meubles ? Parce que vous ne voulez pas avoir de dette de reconnaissance envers mon fils ? »
Toni rougit. « Ma foi, quelque chose comme ça.
– Eh bien, vous devez faire comme vous le sentez. Je vois les deux jeunes gens arriver. Allons surveiller le déchargement. »
Quand Toni fut partie, Mrs Pyson se rassit, un peu triste. « Pauvre George, dit-elle. Pourquoi n’a-t-il pu choisir une fille de son âge ? »
Agatha laissa Patrick, Phil, Toni et Mrs Freedman s’occuper de l’agence la veille de son repas de Noël. Elle se sentait déjà épuisée. Tant d’allées et venues pour se procurer exactement ce qu’elle voulait. Un voyage à Londres pour trouver des Christmas crackers contenant des objets intéressants au lieu des habituels chapeaux en papier et jouets en plastique.
Et puis, quelle tenue choisir ? Le noir était flatteur pour sa silhouette de femme mûre, mais trop funèbre pour l’occasion. Les jupes très courtes étaient à la mode et elle avait de jolies jambes. Mais s’habiller trop jeune avait pour conséquence de souligner son âge. Elle opta finalement pour une jupe en velours noir fendue des deux côtés et un chemisier en soie cerise au décolleté plongeant. La jupe se portait avec des talons hauts, or sa hanche ne s’améliorait pas. Mais cette soirée-là devait être parfaite et il ne fallait reculer devant aucun sacrifice. Elle s’acheta une paire de sandales à hauts talons en vernis noir.
Miss Simms, la mère célibataire de Carsely, était dans l’embarras. Son dernier « partenaire » venait de lui annoncer qu’il reprenait la vie commune avec sa femme. Miss Simms avait dit à Agatha qu’elle venait avec lui. Elle avait désespérément besoin d’un homme pour l’accompagner. Elle mordilla fiévreusement ses faux ongles mais, se souvenant de ce qu’ils avaient coûté, elle se versa une vodka Red Bull bien tassée pour se calmer les nerfs.
On frappa à la porte. C’était l’un de ces jeunes gens qui font du porte-à-porte pour vendre des plumeaux et autres accessoires ménagers. Et il commença à débiter son baratin : « Voici ma carte, je suis chômeur. »
Miss Simms ne l’écouta pas. Elle l’examina des pieds à la tête : il était bien bâti, avec d’épais cheveux bruns et un visage carré avenant. Elle lui coupa la parole : « Entrez donc boire un verre. J’ai une proposition à vous faire. »
Mrs Bloxby et son mari ne se disputaient pas souvent. Mais la veille de la fête chez Agatha les trouva en pleine scène de ménage.
« Je t’ai dit et répété que je n’irais pas au repas de la mère Raisin et je ne reviendrai pas là-dessus. J’ai promis de diriger le culte avec chants de Noël à Ancombe.
– Tu étais prévenu qu’il y avait cette soirée, rétorqua Mrs Bloxby. Tu n’as accepté de diriger ce culte que pour pouvoir te défiler.
– Pas du tout.
– J’ai parlé à la femme du pasteur d’Ancombe, et elle m’a dit que tu leur avais forcé la main pour qu’ils acceptent ton aide alors qu’ils n’en avaient pas besoin. »
Alf prit son air buté.
« Je vais être très clair : je n’irai pas.
– Je vais être très claire aussi, hurla Mrs Bloxby, j’en ai par-dessus la tête de ton égoïsme. Je m’épuise à faire à ta place toutes ces visites aux paroissiens. C’est toi qui tiens les cordons de la bourse. À quand remonte la dernière fois que j’ai eu une robe neuve ? La dernière fois que nous avons pris des vacances ? » Là-dessus, la femme du pasteur fondit en larmes.
« Mais… mais…, je te demande pardon, dit le pasteur d’une voix tremblante. Jamais je ne me serais douté… »
Il lui tendit un mouchoir propre et la prit dans ses bras. « Ne pleure pas. Nous irons chez Agatha et tu auras une belle robe neuve. Et… et quand les offices de Noël seront terminés, pourquoi ne partirions-nous pas en vacances au soleil ? »
Mrs Bloxby se détacha de lui et s’essuya les yeux.
« Tu me le promets ?
– De tout mon cœur. Je t’aime, tu sais. » Elle lui adressa un faible sourire.
« Si nous prenions une tasse de thé ? » suggéra le pasteur.
Une lueur glaciale apparut dans les yeux de sa femme.
« Je vais le faire, dit précipitamment le pasteur. Je vais le faire ! »
Agatha était sur les nerfs. Le grand jour était arrivé, mais il faisait un temps beaucoup trop doux pour la saison. Et aucun signe de James. Les ouvriers montaient la tente de réception sous un crachin déprimant.
Toni, Doris Simpson et Mrs Bloxby arrivèrent pour l’aider. Les pièces étaient déjà décorées, mais Agatha ayant décidé de mettre l’arbre de Noël dans la tente, il fallait attendre qu’ils aient fini.
Assise à la table de la cuisine, Toni écrivait les noms des invités sur des bristols pour indiquer les places. Elle signalait également sur chacun qu’un bus avait été prévu pour raccompagner les habitants de Mircester chez eux et que le même bus les reprendrait le lendemain matin pour qu’ils puissent revenir chercher leur voiture à Carsely. Doris Simpson avait pris chez elle les chats d’Agatha car Hodge et Boswell, ces deux petits malins, passaient l’essentiel de leur temps à essayer de s’approcher de l’énorme dinde qui trônait en majesté sur le plan de travail de la cuisine.
Des caisses de champagne et de vin étaient arrivées. Les traiteurs apportaient des tables, des nappes, des assiettes et des verres supplémentaires.
Enfin, juste au moment où Roy arrivait de Londres en costume blanc, un brin de houx à la boutonnière, les ouvriers annoncèrent que la tente était montée.
Ils prirent le grand sapin qui attendait, calé devant la porte d’entrée, le firent passer dans le tunnel de toile sur le côté de la maison et le portèrent jusque dans la tente. Puis ils retournèrent dans la maison pour prendre dans la chambre d’amis les décorations qui y avaient été rangées, et les transporter elles aussi dans la tente. Roy avait pris soin d’apporter une blouse pour éviter de salir son précieux costume. Sifflant joyeusement, il fixa une étoile en haut du sapin « Je vois que tu as pris des guirlandes lumineuses de couleur, cria-t-il. Complètement ringard. Les lumières blanches, c’est le nouveau noir.
– Eh bien, nous aurons des lumières de couleur, maintint fermement Agatha. Allez, bouge-toi ! »
À cinq heures, Agatha lui fit ouvrir une bouteille de champagne. Le chef s’affairait déjà dans la cuisine et faisait rôtir la dinde en engueulant ses marmitons.
« Tu crois qu’un dîner va finalement sortir de tout ce bordel ? gémit Agatha.
– Tout ira comme sur des roulettes ce soir, dit Roy.
– On est déjà ce soir, abruti !
– Pas la peine d’être désagréable parce que ton ex ne t’a pas donné signe de vie, Aggie.
– Si James ne vient pas, ça m’est bien égal », protesta Agatha, qui sentit son estomac faire des cabrioles à l’idée que James pourrait ne pas venir et que toutes ces dépenses auraient été en pure perte.
Les invités étaient attendus à dix-neuf heures pour un apéritif sous la tente, suivi par un dîner à vingt heures.
Doris Simpson et Mrs Bloxby rentrèrent chez elles pour se changer ; Agatha et Toni montèrent à l’étage pour en faire autant.
Roy leur cria dans l’escalier qu’il allait écrire sur une grande pancarte « Fête chez Agatha » et la placer à l’entrée du tunnel. « Sinon, lança-t-il, tout le monde va sonner et tu seras obligée de sortir sous la pluie pour leur indiquer le chemin. » Et il pensa avec plaisir au canon à neige qui attendait dans la camionnette qu’il avait louée. Il avait hâte de voir la tête que ferait Agatha.
Une demi-heure plus tard, Roy appela de nouveau celle-ci pour annoncer que le barman était arrivé, ainsi que les premiers invités. Mais où Agatha était-elle donc passée ?
À dix-neuf heures quinze, Agatha fit son apparition dans la tente et passa rapidement en revue les présents. Pas de James. Toni portait un simple fourreau noir avec une large ceinture écarlate marquant sa taille menue. Elle avait lâché ses cheveux sur ses épaules, et discutait avec George Pyson. Mrs Bloxby était resplendissante dans une jolie robe de mousseline bleu-gris. Et elle levait les yeux en souriant vers son mari, l’air radieux. Ah, ça, c’est de l’amour et du vrai, pensa Agatha tristement.
Il ne fallut pas longtemps pour que, à l’exception de James, tous les invités soient là. Agatha aurait volontiers retardé encore un peu le dîner, mais elle était sûre que le chef irascible la tuerait.
Harry Beam bavardait avec la petite amie de Bill, une créature vulgaire et provocante au maquillage voyant et au corsage transparent. Toni était maintenant en grande conversation avec Bill Wong et ignorait George, qui restait à proximité derrière elle. Miss Simms était arrivée, escortée par un homme qu’Agatha qualifia mentalement de gorille de service.
Ayant croisé le regard furibard du chef, qui avait surgi dans la tente, Agatha annonça à contrecœur : « Le dîner est servi. »
Les invités poussèrent des « oh » et des « ah » en admirant les décorations, et ils cherchèrent leurs places respectives. Agatha remarqua que Bill Wong ne s’était pas installé à côté de sa petite amie, mais de Toni, et que Harry Beam était assis à côté de Jade. Toni n’avait-elle pas interverti les bristols ?
Tout le monde ouvrit les Christmas crackers, les traiteurs versèrent le vin, et le premier plat, une soupe aux châtaignes, fut servi. Agatha ressentit douloureusement le vide de la place voisine. Puis, juste au moment où le saumon fumé apparaissait, on entendit la sonnette. Agatha se leva d’un bond, mais Charles, assis dans l’entrée, lui cria qu’il allait ouvrir.
James Lacey fit son apparition et Agatha le héla, le visage radieux : « Ta place t’attend ici. »
Il s’approcha d’elle et se pencha pour lui poser un baiser sur la joue. Agatha s’écarta et lui montra le gros bouquet de gui au-dessus de sa tête. Il sourit, la prit dans ses bras, pencha la tête, et l’embrassa passionnément sur la bouche.
Rien. Agatha n’éprouva rien.
Quand il se redressa, il la regarda avec étonnement, les sourcils froncés.
« Oh, assieds-toi, James, lui lança-t-elle avec un entrain forcé. Tu as raté l’entrée, mais tu arrives à temps pour le saumon et la dinde. »
Aïe ! pensa Mrs Bloxby en voyant Agatha baisser les yeux sur son assiette comme si elle n’avait jamais rien vu de plus fascinant que le saumon fumé.
Jade, la petite amie de Bill Wong, flirtait outrageusement avec Harry Beam. Toni et Bill étaient plongés dans une discussion animée et leurs têtes penchées se touchaient. Quant au compagnon de Miss Simms, il poussait son saumon fumé du bout de sa fourchette en demandant : « C’est quoi, cette merde ? »
George Pyson se sentait très seul. Il avait tant compté sur cette soirée. Mais une fois que Toni avait commencé à parler avec Bill, elle l’avait à peine regardé, lui.
Les assiettes furent débarrassées. Le chef apparut à la porte de la cuisine avec la majestueuse dinde rôtie sur une table roulante.
« Attendez ! cria Charles et, sortant un sifflet de sa poche, il en sortit un son strident.
– Non mais, qu’est-ce…, commença Agatha.
– Va à la fenêtre, cria Charles, et regarde. C’est une surprise. »
Agatha s’approcha de la fenêtre du salon et s’arrêta, saisie.
« Il neige ! s’exclama-t-elle. Il neige pour de bon ! »
Un vent d’excitation passa sur l’assistance et tout le monde repoussa sa chaise. Les invités du salon ouvrirent la fenêtre. Ceux de l’entrée ouvrirent la porte. Agatha ouvrit tout grand sa fenêtre à deux battants.
Tapi dans l’obscurité à côté du canon à neige, Roy, un peu gris car il s’était donné du courage avec du whisky, fut ravi de la réaction générale. « Je vais voir si je peux faire tomber la neige un peu plus fort », marmonna-t-il en tripotant les boutons. Mais il appuya par mégarde sur « Blizzard ».
Agatha, qui regardait la neige tomber gentiment, fut en moins d’une minute transformée en bonhomme de neige. Elle se retourna lentement : on ne voyait plus dans son visage couvert de flocons que deux yeux hagards.
On entendit des cris et des hurlements ainsi qu’un fracas de verre brisé tandis que les invités reculaient devant la tornade arctique : puis ce fut une bordée de jurons qui ponctua la fermeture en force des fenêtres et de la porte.
Entre-temps, Charles avait foncé dans le blizzard, poussé Roy et éteint le canon.
Soudain, ce fut le silence.
« Vous n’avez plus qu’à rentrer tous chez vous », annonça Agatha d’une voix lasse. De menus flocons mouillés fondaient dans ses cheveux et dégoulinaient sur son visage comme des larmes.
Alors, Miss Simms se mit à rire, un rire de gorge contagieux, qui gagna les autres convives. Dominant le brouhaha général, James cria : « C’est un Noël mémorable ! Buvons à la santé d’Agatha ! »
Celle-ci se secoua et, refoulant sa consternation, se tourna vers le chef. « Il ne faut pas que la dinde refroidisse. Heureusement que la neige ne l’a pas touchée. Faites venir les serveuses pour qu’elles déblaient le verre brisé. Qui a eu cette brillante idée ?
– Roy et moi, répondit Charles. Nous tenions tant à ce que tu aies un Noël blanc.
– Je vous tuerai tout à l’heure. Commencez à découper la dinde, chef. Et vous, mesdemoiselles, donnez-nous des serviettes en papier pour que nous puissions nous essuyer. »
Elle se précipita au premier pour se changer et retoucher son maquillage. Quand elle redescendit, les invités étaient tous installés devant de copieuses assiettes de dinde accompagnée de ses garnitures.
« Avec toi, on n’est jamais au bout de ses surprises, Agatha ! s’exclama James. Écoute les commentaires : ton dîner est une réussite.
– Je me demande pourquoi ils ne m’étranglent pas ! Mrs Bloxby étrennait une robe neuve ravissante. J’espère qu’elle n’est pas fichue.
– Savoure ta dinde et cesse de te faire du souci. Jamais je n’en ai mangé une aussi bonne. »
Agatha leva les yeux vers le beau visage de James et ses yeux bleus, et essaya de ranimer un peu de son ancienne flamme, mais en vain.
Roy avait refait surface et il bavardait avec tout le monde entre deux bouchées de dinde, évitant soigneusement de regarder dans sa direction à elle.
Patrick glissa à Agatha : « Vos invités boivent beaucoup. Comment vont-ils rentrer chez eux ?
– J’ai retenu un bus qui viendra à minuit pour reconduire ceux qui habitent Mircester. À dix heures demain matin, il les reprendra sur la place pour les ramener à Carsely chercher leur voiture. Toni a mis un mot à cet effet sur les bristols indiquant les places. »
Après la dinde, un énorme pudding apparut dans toute sa splendeur incandescente, avec des assiettes chargées de mince pies, des pots de beurre de cognac et des bols de crème fouettée.
Agatha discuta avec Patrick de l’affaire Tamworthy, puis prit conscience qu’elle donnait l’impression d’ignorer James délibérément, et elle se retourna vers lui. Il déclara qu’avec ses déplacements, il n’avait pas été au courant des dernières nouvelles, aussi Agatha lui raconta-t-elle les meurtres.
« Toni ? demanda-t-il quand elle eut terminé. Elle est ici ?
– Oui, c’est la fille blonde qui parle à Bill Wong.
– Très jeune et très jolie, commenta-t-il. J’espère qu’elle ne va pas briser le cœur de Bill. »
Agatha ressentit une petite morsure de jalousie. Bill Wong était son ami, son tout premier ami. Enfin, si Bill présentait Toni à ses parents, tout s’arrêterait net. Le dîner s’acheva avec un ban pour Agatha, et tout le monde se dirigea vers la tente où l’on servait des liqueurs et du vin chaud.
Agatha se dit qu’elle aurait eu mauvaise grâce à être morose car tout le monde, même le gorille de Miss Simms, lui disait et lui répétait que la soirée avait été merveilleuse. Jusqu’au pasteur qui, légèrement pompette, lui confia qu’il ne voulait pas venir, mais que tout avait été si réussi qu’il était ravi de ne pas avoir raté la fête.
James ne quitta pas Agatha d’une semelle. Charles remarqua que si Agatha paraissait contente, elle n’avait pas cet air d’euphorie inquiète qu’on lui voyait chaque fois que James était dans les parages.
« Votre ravissante robe ne semble pas avoir été abîmée, dit Agatha à Mrs Bloxby.
– Figurez-vous, Mrs Raisin, qu’Alf et moi partons en vacances pour le Nouvel An. Ce n’est qu’un voyage organisé en Tunisie, mais vous vous rendez compte ! Du soleil et pas de paroissiens ronchons. »
Le bus arriva enfin pour emmener le groupe de Mircester. Debout devant chez elle, Agatha agita le bras pour leur dire au revoir. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, elle vit que Bill était assis à côté de Toni et Harry près de Jade, tandis que George avait pris une place tout seul.
Lorsque le bus démarra, George repensa à l’offre qu’on lui avait faite d’un travail sur un domaine du Sussex. Il avait rêvé d’y emmener Toni après l’avoir épousée. Mais celle-ci semblait avoir oublié son existence.
James essaya d’embrasser Agatha pour lui dire bonsoir, et parut surpris lorsqu’elle lui offrit sa joue. Charles et Roy couchaient chez elle cette nuit.
« Dis donc, Roy, attaqua-t-elle lorsque James fut parti, comment as-tu pu me faire une chose pareille ?
– Tu dois t’en prendre à nous deux, Agatha, répondit Charles. Si Roy ne s’était pas trompé de bouton, tout aurait magnifiquement réussi. Mais si tu veux bien regarder les choses sous un autre angle, personne n’est près d’oublier le dîner de Noël d’Agatha Raisin ! »