6

Toni quitta l’hôpital le lendemain matin. Elle rentra chez elle se changer puis retourna à l’agence. Agatha poussa un cri de consternation en la voyant.

« Sortez d’ici ! Je culpabilise déjà bien assez comme ça. Rentrez chez vous et reposez-vous. »

Mais Toni, accablée par le poids de sa dette envers Agatha, qui lui avait fourni du travail et un toit, refusa de partir.

« Je suis un peu enrouée, argumenta-t-elle, mais c’est juste la contusion.

– Vous êtes sûre ?

– Oui, tout à fait sûre. »

Patrick et Phil étaient là avec leur calepin, prêts à prendre les directives.

« Bon, qu’est-ce que nous avons à faire aujourd’hui ? commença Agatha. Je suis sûre que le mobile était l’argent. La briqueterie de Bert marche mal. Patrick, ce pourrait être une idée d’aller fouiner de ce côté-là et de découvrir pourquoi. Est-ce qu’il joue ? Est-ce qu’il entretient une nana en douce ? Sa femme dit qu’elle a de l’argent à elle. Je me demande combien. Et qu’est-ce qu’une fille de la noblesse terrienne a pu trouver à Bert, ce petit-bourgeois ?

Sir Henry n’a qu’un peu d’argent d’une rente faite par sa famille. Est-ce qu’il travaille ? Vous pouvez peut-être essayer de trouver la réponse, Phil. Mais auparavant, je voudrais que vous alliez à Lower Tapor voir si vous réussissez à tirer les vers du nez des deux villageoises qui ont servi à table le jour où Mrs Tamworthy est morte. Je vais vous donner leur nom et adresse. Vous serez peut-être mieux accueilli que moi. »

Agatha se tourna vers Toni. « J’aimerais mieux que vous vous chargiez d’une des tâches les moins fatigantes aujourd’hui. On a deux chiens et trois chats perdus. Mrs Freedman vous donnera les détails. »

Toni ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa : dernière arrivée à l’agence, elle serait mieux inspirée d’obéir aux ordres.

 

Agatha prit une fois de plus le chemin du manoir. Que faisait Charles ? Assurément, dans le passé il avait été coutumier des éclipses, mais quand une affaire se présentait, il l’avait toujours suivie – enfin, plus ou moins.

L’air était assez frais. Des nuages blancs dressaient leur masse imposante en altitude dans un ciel bleu pâle. Peut-être l’hiver serait-il froid pour une fois, se dit Agatha. Peut-être même y aurait-il de la neige. Elle imaginait déjà la scène : sa maison emplie d’invités ravis, du houx et du gui, un feu ronflant dans la cheminée et le beau James, la dominant de toute sa taille, et lui souriant…

Elle prit un virage trop vite, faillit emboutir un tracteur, et monta sur le bas-côté pour le laisser passer, jurant entre ses dents. Le conducteur, cigarette au bec, la toisa avec insolence du haut de son siège. Agatha, mal vissée après une mauvaise nuit, hurla : « Abruti ! »

Les yeux de l’homme se plissèrent et il se laissa glisser de son tracteur. Agatha redressa brusquement son volant, réussit à doubler le paysan et accéléra pour se mettre hors d’atteinte. Elle aperçut le visage grimaçant de rage de l’homme dans son rétroviseur.

Il faut que je contrôle mon humeur, pensa-t-elle. Si Paul Chambers est libéré sous caution, j’aurai déjà assez de souci à me faire avec les ploucs du coin sans chercher des ennuis supplémentaires.

Au manoir, elle ne trouva qu’Alison, Fran et Sadie.

« Où sont les autres ? demanda Agatha.

– Bert est à la briqueterie, répondit Alison. Henry est descendu à Londres et Jimmy est allé fermer la boutique et la mettre en vente.

– Est-ce que Bert va continuer à diriger la briqueterie maintenant qu’il n’y est plus obligé ?

– Non, il veut vendre. De toute façon, il n’a jamais aimé ce travail. »

Agatha jeta un coup d’œil à Fran et à Sadie, qui semblaient être occupées à faire des listes.

« Fran et Sadie font l’inventaire de tout ce qui doit être divisé. Non qu’il y ait quoi que ce soit de valeur. Venez avec moi dans le boudoir », proposa Alison.

Le mot « boudoir » évoquait pour Agatha un refuge charmant, une pièce douillette aux sièges confortables. Mais quand Alison poussa une porte et s’effaça pour la laisser entrer, elle découvrit un espace sombre et poussiéreux. Une pile de cartons contre la fenêtre empêchait la lumière d’entrer. Pour tout mobilier, il y avait une petite table ronde couverte d’une nappe en dentelle défraîchie, et deux fauteuils en cuir défoncés.

« Cette pièce a l’air désaffectée, dit Agatha.

– Belle-maman préférait le salon. Le manoir était trop grand pour elle. Elle aurait préféré un petit bungalow, mais par fidélité à la mémoire de mon beau-père, elle était décidée à rester dans cet endroit qu’il avait acheté.

– Pourtant, elle avait changé d’avis récemment, non ? »

Alison soupira.

« Je me demande parfois si elle aimait vraiment ses propres enfants. Aucun d’entre eux n’était heureux. Jimmy détestait le magasin. Bert a fait de son mieux avec la briqueterie, mais au bout d’un moment, il a fini par se lasser.

– Il paraît que l’affaire ne marchait pas très bien.

– Il n’a pas dilapidé d’argent au jeu ou ailleurs. Il a commencé à prendre du retard dans ses commandes et les maçons sont allés se fournir ailleurs. Il ne sera pas fâché de quitter l’affaire.

– Pardonnez-moi de vous dire ça, mais vous ne semblez pas très bien assortis », glissa Agatha.

Alison eut d’abord l’air furieuse. Puis elle haussa les épaules.

« J’ai été élevée dans une ferme. Mon père était un gentleman farmer, et il était riche. Malgré cela, il tenait à ce que nous – c’est-à-dire ma sœur Hetty, mon frère George et moi – nous chargions du travail de la ferme. J’avais horreur de ça. Je ne suis pas une beauté et les autres fils de riches fermiers voulaient épouser de jolies filles. J’ai rencontré Bert à la foire agricole de Moreton-in-Marsh. J’étais assise seule dans la tente où l’on servait la bière. Les autres tables étaient prises et il m’a demandé s’il pouvait s’asseoir à la mienne. Nous nous sommes mis à bavarder et très vite, nous nous sommes découvert des points communs quand nous avons parlé de nos parents tyranniques. Il détestait la briqueterie et moi, je détestais la ferme. De fil en aiguille, nous nous sommes fiancés. Il était mon passeport pour quitter la ferme. Il m’a dit que si je l’épousais, je n’aurais plus jamais à poser les yeux sur une vache ou un mouton.

Phyllis – Mrs Tamworthy – m’a prise en grippe dès le début. Le jour de mon mariage, elle s’est montrée absolument odieuse, et ma famille était furieuse. Elle s’est saoulée, a tenu à faire un discours et a dénigré Bert devant tout le monde.

– Il a dû la détester.

– Mais il ne l’a pas tuée, affirma Alison avec conviction. Il lui trouvait toujours des excuses.

– Et Jimmy ? Vous dites qu’il détestait le magasin.

– Pourquoi elle a fait preuve d’une telle cruauté, c’est ce que je n’ai jamais compris. Apparemment, il était son préféré.

– Et il ne s’est jamais marié ?

– D’après Bert, lorsque Jimmy était plus jeune, une ou deux filles lui ont tourné autour, mais Phyllis a eu vite fait de les écarter. Il a découvert la vérité plus tard, quand l’une des filles a été mariée à un autre : Phyllis était allée lui dire qu’il était sujet à des crises d’épilepsie sévères.

– Et Fran ? Elle est divorcée. Est-ce que Phyllis a joué un rôle dans ce divorce ?

– Pas vraiment. Fran rêvait d’appartenir à l’aristocratie. En vacances, elle a rencontré un agent de change, Larry Meadows, un snob de première. Ils se sont mariés à l’étranger. Plus tard, quand il a fait connaissance de sa famille, il s’est montré excessivement déplaisant et a décrété que nous étions tous “très ordinaires”. Mais elle était enceinte, et le ménage a continué cahin-caha quelques années, jusqu’au divorce. Il était puant, mais Fran en a voulu à sa mère de ne pas avoir assez de classe.

– Eh ben, dites donc ! Et Sadie ?

– Sadie semble heureuse avec Henry, mais lui, il n’a pas beaucoup d’argent, et Phyllis n’a rien voulu donner pour l’éducation de leur fille. Lucy a été obligée de fréquenter une école publique. Oh là là, je suis en train de vous donner un catalogue de mobiles pour le meurtre, mais je connais tous les membres de cette famille. Je suis persuadée que le coupable est l’un des villageois qui a remplacé les panais par de la ciguë. Jusqu’à récemment, je croyais que ce que nous avions appris à l’école sur la mort de Socrate était une histoire fantaisiste, ou que les Grecs avaient mélangé la ciguë avec autre chose. Mais il y a eu au XIXe siècle un cas d’empoisonnement dans le comté de Perth, où les enfants d’un fermier lui avaient préparé des sandwichs avec ce qu’ils croyaient être du persil, mais c’était en réalité de la ciguë. Les feuilles de la plante sont aussi toxiques que les racines. Le fermier est mort de la même façon que Phyllis : ni vomissements ni convulsions, simplement une paralysie lente.

– Comment savez-vous cela ?

– Nous avons tous fait des recherches sur Internet à propos de l’empoisonnement à la ciguë.

– Y a-t-il la moindre chance que Phyllis ait fait l’erreur elle-même ?

– Non, cela ne tient pas : si tel avait été le cas, nous aurions tous été intoxiqués.

– Est-ce que les autres membres de la famille sont réconciliés avec le fait que j’enquête sur l’assassinat ?

– Oui, ils se sont tous ralliés à cette idée, sauf Henry, qui considère que c’est de l’argent jeté par les fenêtres.

– Vous dites que vous avez une fortune personnelle. N’auriez-vous pu pousser Bert à quitter la briqueterie ?

– Il était sur le point de le faire. Mais il ne voulait pas laisser tomber plus tôt de peur de s’exposer au mépris de sa mère.

– Votre père a-t-il toujours la ferme ?

– Non. Il est mort. Un accident effroyable. Il a escaladé le silo à grains pour une raison inconnue, et il y est tombé. Il est mort étouffé dans les grains. Nous avons tous hérité de beaucoup d’argent : il avait fait de bons investissements et était assez avare. »

L’esprit d’Agatha commençait à tourner à toute allure à mesure qu’elle digérait cette masse d’informations. Elle avait en tête une vilaine image d’Alison en train d’escalader le silo et de pousser son père dedans.

« C’est bizarre, quand même, vous ne trouvez pas ? poursuivit celle-ci. De nos jours, le jargon psychologique est partout et quand on allume la télévision, on entend les gens dire qu’ils viennent de “familles dysfonctionnelles”. C’est quoi, une famille fonctionnelle ? Est-ce que ça existe seulement ?

– Je suis mal placée pour vous répondre », déclara Agatha.

 

Attentive aux instructions que lui avait données Mrs Freedman, Toni se rendit au refuge de la SPA et y retrouva tous les animaux perdus sauf un chat.

Comme elle n’avait pas de moyen de transport, elle songea à téléphoner aux propriétaires pour leur dire de venir au refuge, et finalement, appela Mrs Freedman pour lui demander conseil.

« Ne faites pas ça, ma petite fille, avertit celle-ci. Vous leur donneriez l’impression que les recherches ont été beaucoup trop faciles. Attendez-moi là-bas, je vais passer vous chercher en voiture. »

Au grand soulagement de Toni, Mrs Freedman arriva en Land Rover. Elles empruntèrent au refuge des cages portables et des paniers, transportèrent les animaux à l’agence et téléphonèrent aux propriétaires enchantés.

Après que le dernier fut venu récupérer son animal, Mrs Freedman dit à Toni : « Vous avez une mine de papier mâché. Rentrez donc faire une petite sieste. »

Toni regagna son appartement. Elle se prépara un déjeuner léger, dormit deux heures et se réveilla reposée, mais inquiète. Ses amis devaient se demander où elle était passée. Depuis qu’elle travaillait à l’agence, elle n’en avait vu aucun, d’abord parce qu’elle avait été occupée, mais aussi parce qu’elle redoutait que son frère ne fasse une descente chez elle s’il savait où la trouver. Et si son nom était dans les journaux ? Son agression avait eu lieu trop tard pour être signalée dans la presse aujourd’hui, mais demain ? Réflexion faite, elle se détendit : les journalistes diraient probablement qu’un homme avait été inculpé de tentative de viol. Son nom à elle n’apparaîtrait pas avant que le procès n’ait lieu.

 

Doris Crampton alla ouvrir la porte. Un homme âgé à l’aspect falot se tenait sur le seuil.

« Je me présente : Phil Marshall, commença-t-il poliment. J’enquête sur le meurtre de Mrs Tamworthy.

– Vous êtes de la police ?

– Non. Détective privé. »

Le premier mouvement de Doris fut de fermer la porte. Mais Phil semblait tellement inoffensif avec ses cheveux blancs ébouriffés par la brise qu’elle succomba à la tentation de faire un brin de causette.

« Entrez, proposa-t-elle. Mais je ne peux pas vous dire grand-chose. »

Phil la suivit dans le salon du cottage.

« Vous avez une jolie maison !

– Pour combien de temps ?

– Pourquoi dites-vous ça ?

– Parce qu’on est locataires du manoir, voyez. Quand tout le domaine sera vendu, le nouveau propriétaire pourra nous virer. J’ai une chose à dire au crédit de Mrs Tamworthy : elle a jamais augmenté les loyers. C’est pour ça qu’on a été si mécontents quand on a appris qu’elle comptait vendre. C’était pas à cause de la parcelle à lotir.

– Mon Dieu, mon Dieu ! Vous devez vous faire un de ces soucis !

– Asseyez-vous », proposa Doris.

Phil s’installa dans un fauteuil à côté de la cheminée et Doris prit place dans celui d’en face.

« Je trouve curieux que Mrs Tamworthy n’ait pas augmenté les loyers, reprit Phil. D’après ce que j’ai entendu dire, elle n’était pas tendre en affaires.

– C’est vrai. Mais vous savez, monsieur, je crois que c’est pas par gentillesse qu’elle l’a fait. Elle ratait jamais une occasion de nous rappeler qu’elle était vraiment généreuse, et dans sa voix et ses yeux, il y avait toujours une menace. On avait tous peur de la contrarier. Je crois qu’elle aimait bien le pouvoir qu’elle avait. Mais au village, personne lui aurait fait de mal. Si on s’était débarrassés d’elle, on aurait eu affaire à ses enfants, et il y aurait pas eu moyen de les empêcher d’augmenter les loyers ou de tout vendre.

– Mais elle était décidée à vendre de toute façon, non ? fit remarquer Phil.

– On espérait qu’elle reviendrait sur sa décision. C’était une femme qui aimait bien embêter les gens.

– Pour en revenir au meurtre, reprit Phil, préparait-elle toujours cette salade elle-même ?

– Oh oui, elle en était très fière. Il y a un beau potager au manoir, et elle allait toujours chercher les légumes elle-même. Les fruits et légumes sont entreposés dans une grande cabane au fond du jardin.

– Il y a un jardinier, bien entendu ?

– Oui, c’est Fred Instick. Il se fait vieux et c’est un travail dur. Il insistait pour avoir une aide, mais elle voulait rien savoir. Elle lui disait de demander à Jill, celle qui s’occupe des chevaux, de lui donner un coup de main. Elle le faisait de temps en temps, parce qu’elle avait pitié de lui, mais en général, elle se défilait, vu qu’elle avait déjà de quoi faire avec les chevaux. Il doit se demander ce qui se passera pour son logement. Je pense pas que celui qui achète voudra garder un vieux jardinier.

– J’aimerais bien le voir. Où est son cottage ?

– Derrière les écuries.

– Vous dites que Mrs Tamworthy était fière de sa salade. Pourtant, elle ne l’a pas servie au déjeuner.

– Non, monsieur, elle la servait toujours pour la collation du soir. Elle disait que c’était bon pour ses intestins.

– Et comment s’entendait-elle avec ses enfants ?

– Ils venaient pas souvent. Juste pour son anniversaire et Noël. Sauf Jimmy. Lui, il était souvent là.

– La maison est grande. Il ne vivait pas avec elle ?

– Non. Le pauvre garçon, il habitait au-dessus de son magasin. Et elle lui faisait payer un loyer. »

Phil parut choqué. « Je ne suis pas vraiment surpris que quelqu’un l’ait assassinée. »

Pour la première fois, Doris sourit. « Vous prendrez bien une tasse de thé, monsieur ? »

 

Fran avait accepté d’être interrogée par Agatha. Assise devant celle-ci, elle tirait nerveusement sur sa jupe.

« Au début, nous étions tous opposés à l’idée que vous enquêtiez sur la mort de notre mère, mais la police nous a tellement culpabilisés qu’il faut absolument faire quelque chose. Jimmy persiste dans son intention de mettre le magasin en vente. Or c’est trop tôt. Aucun d’entre nous ne pourra vendre à un prix intéressant tant que le soupçon du meurtre pèse sur nous. Et puis, c’est juste un petit magasin, il n’y a même pas de guichet postal. Les gens du village grognent en disant qu’il faut garder les vieilles habitudes, moyennant quoi ils vont faire leurs courses dans les supermarchés. Ceux qui vont chez Jimmy lui demandent de mettre leur addition sur l’ardoise et il a un mal fou à se faire régler.

– Votre mère… comment dirais-je ceci ? Votre mère était-elle très maternelle ?

– Pas que je me souvienne. Papa nous adorait. Quand nous étions petits, les Noëls étaient merveilleux. C’est seulement après sa mort que maman a, disons, changé. Je me suis parfois demandé si elle n’était pas jalouse de nous tous.

– Jimmy s’est-il toujours destiné à devenir commerçant ?

– Pas du tout. Il travaillait comme développeur dans une société informatique de Mircester qui a fait faillite juste après la mort de papa. Il cherchait un autre travail quand maman est intervenue de façon musclée pour qu’il gère ce magasin.

– Il appartenait au domaine lui aussi ?

– Non. Elle l’a acheté pour lui et le lui a donné comme cadeau de Noël. Vous auriez dû voir la tête qu’il a faite ! J’ai cru qu’il allait fondre en larmes.

– Et Bert ?

– Ma foi, papa l’a fait entrer dans l’affaire et il était content de travailler avec lui.

– Quant à vous, vous êtes divorcée ?

– Oui. Mon ex-mari était un snob, mais j’ai eu l’impression que ma mère faisait tout pour être vulgaire quand il était dans les parages. Et elle n’a jamais voulu participer aux frais de scolarité d’Annabelle.

– Vous n’avez pas eu une bonne pension après le divorce ? »

Fran rougit.

« J’ai trompé mon mari. Pour moi, c’était juste une passade, mais mon ex-mari a engagé un détective privé, et il m’a avertie que si je ne partais pas sans faire d’histoires, il invoquerait mon adultère pendant le procès. J’aurais dû tenir bon et me battre pour avoir de l’argent afin de payer des études à Annabelle, seulement j’avais vraiment honte. Et puis maman m’avait dit : “Ne t’en fais pas, je te verserai une rente.” Mais elle n’était pas suffisante.

– Quand Annabelle a grandi, a-t-elle manifesté de la rancune à l’égard de sa grand-mère ?

– Annabelle n’a de rancune envers personne. Une de ses amies qui a de l’argent a suggéré qu’elles ouvrent une boutique de vêtements sur King’s Road, à Chelsea. Ça a très bien marché et ça continue.

– Annabelle n’a pas de mari ?

– Ma fille est lesbienne.

– Ah. Et votre maison ? Vous en êtes propriétaire ?

– Non. C’est ma mère qui me l’a achetée. Ou plus exactement, elle l’a achetée et a prélevé un loyer sur ma pension. C’est une toute petite maison à Mircester, un ancien logement social.

– Et vous saviez tout sur les salades spéciales de votre mère ?

– Difficile de faire autrement, répondit Fran avec un haussement d’épaules. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, elle a servi ces horribles mixtures.

– Mais maintenant, vous allez pouvoir vendre votre maison.

– Oui, Dieu merci. Nous allons tous essayer de rester au manoir jusqu’à ce que cet abominable meurtre soit élucidé. Le coupable doit être quelqu’un du village.

– Pourquoi ?

– Parce que aucun d’entre nous n’aurait eu le cran de la tuer. Elle nous a vraiment tous écrasés.

– Est-ce que la porte de la cuisine est toujours ouverte pendant la journée ?

– Oui. N’importe qui aurait pu entrer par là. Vous savez comment sont ces villages. Beaucoup de consanguinité. Je crois que c’est un fou qui l’a tuée.

– Où est Jimmy en ce moment ?

– À la boutique, en train de faire du tri.

– Je vais peut-être aller parler avec lui. Ensuite, j’aimerais bien que Sadie vienne me voir pour discuter un peu.

– À mon avis, ni ma sœur ni Jimmy ne vous apprendront grand-chose de plus. »

 

Agatha dut se garer à quelque distance du magasin. Il y avait un attroupement à l’extérieur et la route était pratiquement bloquée par des tracteurs et des voitures.

Elle s’approcha en jouant des coudes. Un Jimmy rajeuni était en train de crier : « Tout doit disparaître ! Cinquante pence le carton ! »

Il donne tout presque gratis, pensa Agatha.

L’épicerie et les légumes du magasin avaient été entassés dans des cartons séparés, qui disparaissaient rapidement à mesure que les villageois achetaient avec frénésie, remportant les cartons à leur voiture et tracteurs et revenant en chercher d’autres.

Le visage mince de Jimmy était rouge et ses yeux brillants. Il n’a pas l’air du fils éploré, se dit Agatha, qui battit en retraite vers sa voiture et décida d’attendre. Il ne faudrait pas longtemps pour que tout soit liquidé.

Un par un, les véhicules chargés de provisions repartirent. Agatha sentit son estomac gargouiller. Elle fouilla dans sa boîte à gants, y trouva un Mars qu’elle mangea avant d’allumer une cigarette.

Lorsque le dernier véhicule fut parti, elle descendit de voiture avec raideur, sa hanche rebelle envoyant des élancements douloureux dans toute sa jambe. Elle boitilla jusqu’au magasin et poussa un soupir de soulagement en sentant la douleur s’estomper.

« Mr Tamworthy ? »

Jimmy, qui refermait la porte du magasin, se retourna.

« Ah, c’est vous !

– J’avais quelques questions à vous poser, si vous n’y voyez pas d’objection. »

Après un instant d’hésitation, il répondit avec réticence : « Ma foi, entrez, mais je ne crois pas pouvoir vous aider beaucoup. »

Il la précéda dans le magasin, dont les étagères étaient vides. Sur le sol gisaient quelques journaux et un trognon de chou. Agatha suivit Jimmy jusqu’à une petite arrière-boutique d’où partait un escalier en bois. Après l’avoir monté, il ouvrit une porte et la fit entrer.

Elle se trouva dans une pièce morne. Jimmy s’assit à une table ronde près de la fenêtre et elle s’installa en face de lui. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle : ni livres ni tableaux. La table devant laquelle elle était assise était flanquée de trois chaises dures à dossier droit. Un canapé défoncé et une table basse faisaient face à un poste de télévision. Elle se demanda si sa chambre était aussi impersonnelle.

Le visage de Jimmy exprimait une neutralité polie.

« Voyez-vous quelqu’un qui aurait pu vouloir tuer votre mère ? commença Agatha.

– Maman irritait beaucoup de gens, mais pas au point de susciter des envies de meurtre.

– Avait-elle des différends avec qui que ce soit, en dehors des villageois, ces derniers temps ? »

Jimmy secoua la tête, puis il déclara :

« Les gens de chez Blentyn’s la contrariaient.

– Qui ça ?

– L’agence d’un promoteur immobilier. Lui, il avait hâte de construire sur le morceau de terrain où se trouvent les maisons en ruine. Maman préférait attendre. Le patron, Joe Trump, soutenait qu’une récession était imminente et que si elle ne se dépêchait pas, il serait incapable de vendre les maisons. Il s’est montré assez menaçant.

– Où se trouvent les bureaux de cette agence ?

– Dans la zone industrielle de Mircester.

– Vous deviez en vouloir à votre mère de vous avoir imposé cette boutique ?

– C’était ma mère. On ne peut pas détester sa mère.

– Si, ça arrive. Qu’allez-vous faire maintenant ? »

Les yeux marron de Jimmy se mirent à briller. « Je vais voyager. Aller dans tous les pays que j’ai toujours eu envie de visiter.

– Quand a lieu l’enterrement ?

– Nous n’en savons rien. La police nous a dit que nous serions prévenus quand ils pourraient nous rendre le… le… corps. »

Ses yeux s’emplirent de larmes et il cria : « Je passais un très bon moment. C’était une excellente journée pour moi ! Pourquoi a-t-il fallu que vous veniez tout gâcher ? »

Prise au dépourvu, Agatha se leva et marmonna : « Je reviendrai vous parler plus tard. »

Elle descendit l’escalier de bois à grands bruits de talons et retraversa le magasin pour sortir. Il s’était mis à pleuvoir. Dans les champs, de longs doigts de pluie balayaient les chaumes.

Agatha se maudit en regagnant sa voiture : pourquoi avait-elle pris la fuite ainsi ? Un vrai détective aurait persévéré.

 

Toni, qui ce soir-là regardait par la fenêtre de son appartement, frémit en apercevant son frère qui descendait la rue avec deux de ses copains. Ils scrutaient les façades des maisons, manifestement en quête de quelque chose. Elle sentit son cœur se serrer à l’idée que c’était peut-être elle qu’ils cherchaient.

Elle risqua un autre coup d’œil. Elle avait téléphoné à son amie Maggie Spears un peu plus tôt et lui avait demandé de passer. Avec horreur, elle vit les trois hommes s’arrêter et se mettre à bavarder avec Maggie. Celle-ci prononça quelques mots, désigna une direction du menton et reprit son chemin. Au grand soulagement de Toni, elle passa sans s’arrêter devant l’entrée de l’immeuble.

Cinq minutes plus tard, le téléphone de Toni sonna. C’était Maggie.

« Ton minable de frère voulait savoir où tu habitais. Je reviendrai quand la voie sera libre. Je lui ai dit que tu logeais à Beacon Street, tu sais, du côté de la route d’Evesham.

– Merci, Maggie. Dépêche-toi d’arriver. »