7

Phil se rendit au manoir, gara discrètement sa voiture derrière les écuries en voyant approcher un véhicule de police, et partit en quête du jardinier, Fred Instick.

Il découvrit un vieil homme noueux, assis à l’extrémité d’un mur, à fumer sa pipe, apparemment insensible au crachin obstiné qui tombait d’un ciel plombé.

Phil se présenta : « Je suis détective privé. Vous ne connaissez pas un endroit où nous pourrions parler à l’abri de la pluie ? »

En guise de réponse, Fred se leva et se dirigea vers un cabanon dans un coin du jardin. Phil ferma le vaste parapluie de golf avec lequel il se protégeait et suivit Fred à l’intérieur. Lequel jeta un regard dégoûté à sa pipe humide qu’il secoua avant de la reposer et de sortir un paquet de cigarettes.

Phil attendit qu’il en ait allumé une pour demander : « Vous avez une idée de qui pourrait bien avoir assassiné Mrs Tamworthy ? »

Fred tira lentement sur sa cigarette. Il avait un visage aussi brun et parcheminé qu’un parterre pendant une canicule.

« Je dois reconnaître que moi, j’en aurais été bien capable, déclara-t-il enfin.

– Pourquoi ?

– Ma retraite de misère, cherchez pas plus loin ! L’avait toujours tenu à me payer en liquide. “On va pas s’embêter avec des taxes, Fred”, qu’elle disait. Et maintenant qu’elle est partie, les autres vont vendre et je vais faire quoi, moi ? Je vais être viré de mon cottage ; et ma retraite, c’est trois fois rien, vu qu’il y a pas de traces que j’aie travaillé. »

Phil, qui avait plus de soixante-dix ans, regarda le vieux jardinier avec sympathie. Et une idée lui vint. Agatha lui versait un salaire confortable, ainsi que des frais professionnels généreux.

« On a du mal à obtenir des informations sur ce qui se passe au manoir. On vous paierait volontiers pour tout ce que vous pourriez découvrir.

– Pour fouiner, vous voulez dire ?

– Le mot est déplaisant, mais c’est bien ce dont il s’agit dans notre travail.

– L’argent ne serait pas de refus. J’ai passé un sale quart d’heure avec la police qui m’a cuisiné pour savoir si j’avais fourni la ciguë par accident avec les autres légumes.

– Voici ma carte, dit Phil, si le moindre petit détail vous revient… Ouvrez grand vos oreilles. Vous êtes sûr que vous ne voyez pas du tout qui a pu commettre ce meurtre ?

– Pour moi, c’est son plus jeune, Jimmy. Les autres habitent loin, mais lui, il est juste à côté. C’était une drôle de mère, la vieille !

– En tout cas, prévenez-moi s’il vous vient une idée. »

Quand Phil quitta l’abri de jardin, la pluie tombait à verse. Il monta dans sa voiture et passa devant le manoir. La voiture de police était toujours là, mais il ne vit pas celle d’Agatha. Il décida de rentrer au bureau et d’écrire son rapport.

 

Chargé d’un panier de légumes, Fred se dirigea vers le manoir, où il entra par la porte de la cuisine et déposa son fardeau sur la table. Des voix venaient du salon, où tout le monde était réuni. Il se sentait amer et vindicatif : ils étaient là, après avoir hérité d’une fortune alors que lui se trouvait face à la perspective de passer le reste de ses jours dans la pauvreté.

Obéissant à une impulsion, il passa la tête à la porte du salon. « Y a des légumes dans la cuisine, dit-il.

– Merci, Fred, répondit Fran avec hauteur. Vous pouvez disposer. »

Piqué au vif par son ton condescendant, Fred lança : « Je sais lequel de vous a fait le coup. »

Des visages blêmes et choqués se tournèrent vers lui. Avec un sourire narquois, il claqua la porte. En retraversant la cuisine, il avisa les bouteilles de vin de Mrs Tamworthy dans un casier près de la porte, en prit une et repartit vers son cottage.

 

Agatha en voulait à Charles d’avoir disparu. Elle était finalement contrariée qu’il ait les clés de chez elle et puisse aller et venir à sa guise.

Le lendemain matin, elle téléphona à l’entreprise de sécurité qui avait installé son alarme antivol et demanda qu’on lui envoie quelqu’un sur-le-champ pour changer les serrures de sa porte d’entrée et le code de son alarme. Puis elle appela son bureau pour prévenir qu’elle serait un peu en retard.

Lorsque les ouvriers arrivèrent, elle leur annonça qu’elle s’absentait une demi-heure, et prit le chemin du presbytère.

« Je fais changer les serrures de mon cottage, déclara-t-elle d’entrée de jeu lorsque Mrs Bloxby lui ouvrit la porte.

– Alors, plus de visites surprises de sir Charles ? »

Agatha la suivit dans le salon.

« Je n’aime pas sa façon de se servir de chez moi comme d’un hôtel.

– Eh bien, Mrs Raisin, je trouve que vous… » Mrs Bloxby s’interrompit sur sa lancée. Elle allait dire : « que vous vous comportez enfin en adulte », mais elle se ravisa et termina par : « que vous avez tout à fait raison. Avez-vous le temps de prendre un café ?

– Volontiers, mais seulement si vous en avez déjà préparé. Je ne peux pas m’absenter longtemps.

– Oui, il est prêt. Je le sers tout de suite.

– Je peux fumer ?

– Pas dans la maison. Mais comme il fait beau ce matin, allons donc dans le jardin.

– C’est gentil, mais avec la pluie de cette nuit, la table et les chaises vont être mouillées.

– Non, non, je les ai essuyées. »

Agatha sortit dans le jardin : l’air était frais et on sentait le parfum des fleurs d’automne. Elle prit une grande inspiration, pensa à tout le bien que faisait l’air pur à sa santé, et alluma une cigarette.

En arrivant avec deux tasses de café, Mrs Bloxby déclara : « J’ai entendu à la radio locale que Paul Chambers avait été libéré sous caution.

– Aïe ! Il faudra que j’évite d’envoyer Toni dans ce village. C’est vraiment dommage, parce qu’elle a l’œil, cette gamine.

– Racontez-moi où vous en êtes de cette affaire. » Agatha commença à résumer le peu qu’elle savait. « Ma parole, on a l’impression que Mrs Tamworthy cherchait à se faire assassiner ! dit Mrs Bloxby quand elle eut terminé.

– Ce qui m’intrigue, c’est la racine de ciguë qu’elle avait dans la main. Pourquoi ? Comment se l’est-elle procurée ? Quand même, le meurtrier n’aurait pas cherché à nous donner un indice sur la façon dont il l’a tuée ?

– Tout ceci est très bizarre », conclut Mrs Bloxby.

Agatha regarda sa montre et poussa un petit cri. « Il faut que je file. Les ouvriers doivent avoir fini à présent. »

 

Quand Agatha revint finalement au bureau, elle lut soigneusement les notes de Phil et de Patrick. Ce dernier avait écrit qu’Alison semblait avoir dit vrai lorsqu’elle avait signalé que son mari s’était désintéressé de la briqueterie. L’échec de l’entreprise semblait bien avoir été provoqué par le peu d’intérêt qu’il avait accordé aux commandes.

En revanche, les nouvelles concernant sir Henry Field étaient plus surprenantes : il était directeur général d’une petite entreprise qui fabriquait des barres diététiques. D’après ce qu’avait compris Patrick, il ne s’occupait guère de la gestion de celle-ci, car ce qui importait au propriétaire, c’était que le titre de Henry figure en bonne place dans l’équipe dirigeante.

Après avoir lu les notes de Phil, Agatha déclara : « Je trouve le jardinier intéressant. J’aimerais lui parler moi-même. Ce qui ne nous oblige pas à aller au manoir, si la police est toujours dans les parages. Patrick, si vous pouviez vous occuper de nouveau de certaines des autres affaires… Le retard commence à s’accumuler. Toni, passez en revue avec lui les dossiers en souffrance et voyez ce que vous pouvez faire tous les deux.

– Agatha, intervint Patrick, Toni a dix-sept ans. On peut conduire une voiture à cet âge-là.

– Hmmm, c’est une idée.

– Mais je n’ai pas le permis, dit Toni. Quand on n’a aucun espoir de s’acheter une voiture, on ne songe pas à apprendre à conduire.

– Bon, écoutez-moi, Toni. Vous allez demander à Mrs Freedman de vous inscrire à un de ces cours intensifs qui vous préparent au permis en une semaine.

– Je n’ai pas les moyens d’avoir une voiture, s’écria Toni.

– Je vous trouverai un vieux tacot qui sera enregistré à l’agence. Allez, exécution ! Venez, Phil. On va graisser la patte à votre jardinier et écouter ce qu’il a à nous dire. »

 

« La police est encore là, grommela Agatha.

– Je vais me garer à l’arrière, répondit Phil, qui était au volant.

– Savez-vous où se trouve le cottage de ce jardinier ? »

Phil secoua la tête.

« Ne vous inquiétez pas. Instick sera sûrement dans le jardin. »

Il gara la voiture et se dirigea vers le potager, mais aucun signe de Fred.

« Je ne veux pas me montrer au manoir tant qu’il y a la police, déclara Agatha. Allons aux écuries. Cette fille qui s’occupe des chevaux, Jill, nous renseignera. »

Ils la rencontrèrent alors qu’elle traversait la cour devant les écuries :

« Si vous contournez le potager par-derrière et que vous prenez la direction des maisons en ruine, leur dit-elle, vous trouverez son cottage juste en face.

– Vous avez une idée de qui peut avoir tué Mrs Tamworthy ? » demanda Agatha.

Jill posa le seau qu’elle avait à la main et passa une main dans ses courts cheveux bouclés.

« Je ne travaille ici que depuis trois mois. La fille qui m’a précédée comme lad est partie sur un coup de tête. Elle trouvait qu’elle n’était pas assez payée et qu’il y avait trop de travail pour une seule personne.

– Et c’est vrai ?

– Plus maintenant, soupira Jill. Plusieurs propriétaires ont repris leurs précieux chevaux. Je commence à chercher une autre place.

– Ils ne pensent pas sérieusement que quelqu’un pourrait assassiner leurs chevaux ! » lança Phil.

Jill se mit à rire. « Si vous étiez propriétaire d’un animal qui vaut plusieurs milliers de livres, vous ne voudriez pas courir le moindre risque, non ? Ils disent que même si la ciguë est arrivée accidentellement dans la salade, elle pourrait tout aussi bien se mélanger au fourrage. »

Ils la remercièrent et repartirent vers le potager, qu’ils contournèrent, et débouchèrent face au champ sur lequel se dressaient les maisons en ruine.

« Ah ce doit être ce cottage ! s’exclama Phil en désignant une petite bâtisse à l’autre extrémité. Il va falloir qu’on traverse ce champ. »

Agatha avait des sandales plates aux pieds, et le champ était encore détrempé après la pluie de la veille. Phil, commodément chaussé de bottes, avançait à grandes enjambées élastiques et Agatha le suivait en s’enfonçant à chaque pas dans la gadoue. Comment fait-il pour avoir une forme pareille à son âge ? se demanda-t-elle. C’est sûrement parce qu’il ne fume pas. Il faut que j’arrête. Demain peut-être.

« Nous y voilà, dit Phil. C’est un vrai cottage de travailleur agricole. Des briques bon marché. Regardez, il y a une pompe dans le jardin. Peut-être qu’il n’a pas l’eau courante. Je ne pense pas qu’il se serve de la porte de devant. Essayons celle de côté. »

Il frappa quelques coups sonores et ils patientèrent. Au loin, ils entendirent le bruit d’un tracteur. Seigneur ! pensa Agatha. Mrs Tamworthy avait dit qu’elle employait quelqu’un pour faire le travail de la ferme. Il fallait découvrir qui et où il habitait.

Phil se baissa et jeta un coup d’œil à l’intérieur par la fente de la boîte aux lettres. « J’entends la télévision, annonça-t-il. Peut-être que notre jardinier s’est endormi devant hier soir. Les rideaux de la fenêtre sont encore fermés.

– Essayons la porte principale. »

Phil tourna la poignée et la porte s’ouvrit. « Il ne doit pas se donner la peine de fermer à clé ici, souffla-t-il. Et maintenant ?

– Laissez-moi faire », dit Agatha en le bousculant. Elle ouvrit une porte sur la gauche d’une petite entrée sombre. Fred Instick était affalé devant un poste de télévision.

« Il est l’heure de se lever ! » lança Agatha.

Aucune réaction dans le fauteuil.

Agatha pivota nerveusement.

« Si vous permettez… », intervint Phil. Il s’avança et se pencha sur le vieux jardinier. Son cœur se serra. Les yeux grands ouverts de Fred étaient fixés sans le voir sur l’écran où parlait Jerry Springer, le célèbre animateur. Phil tâta la carotide, puis se redressa.

« Il est mort, Agatha.

– Crise cardiaque ?

– Regardez, il y a une bouteille de vin presque vide à côté de la table basse près de son fauteuil.

– Il ne faut toucher à rien. Sortons d’ici et appelons la police. »

Une fois à l’extérieur, Agatha appela le manoir. Ce fut Alison qui répondit.

« Vous devriez prévenir les inspecteurs que le jardinier, Fred Instick, est mort », annonça Agatha. Phil entendit les exclamations choquées d’Alison à l’autre bout du fil. « Je sais bien qu’il était âgé, mais les circonstances de sa mort sont suspectes. Je pense qu’il a été empoisonné. »

Elle raccrocha et déclara : « Nous voilà bons pour une journée d’interrogatoires. Moi qui espérais aller chez Blentyn’s aujourd’hui !

– Qui est-ce ?

– Le promoteur immobilier qui devait construire sur la parcelle où se trouvent les maisons en ruine. Oh, voilà l’autre salope qui arrive avec Wilkes. »

Coupant à travers champs, l’inspecteur Collins se dirigeait vers eux d’un pas décidé, suivie par l’inspecteur principal.

Lorsqu’ils furent près d’eux, Agatha dit d’une voix brève : « Salon à gauche en entrant.

– Attendez ici, rétorqua sèchement Collins. Nous allons devoir vous interroger. »

Ce fut une longue et pénible journée. D’abord, Agatha et Phil attendirent au manoir l’arrivée de l’équipe scientifique et du médecin légiste. Puis l’antenne mobile revint se garer devant le bâtiment.

Enfin, Bill Wong passa la tête à la porte du salon et la héla : « Mrs Raisin ? »

Dès qu’ils furent dans le hall, Agatha protesta : « Vous m’aviez dit que vous viendriez me voir pour prendre ma déposition la dernière fois.

– Wilkes a changé d’avis. Il voulait vous interroger lui-même.

– Instick a été empoisonné ?

– On dirait. Les huiles arrivent pour passer un savon à l’équipe médico-légale. Les agents étaient censés tout examiner dans cette cuisine. »

La porte s’ouvrit et Collins apparut.

« Nous attendons pour interroger Mrs Raisin », dit-elle d’un ton sec, et elle tourna les talons.

« Pourquoi n’est-ce pas vous qui m’interrogez ?

– Collins est dans les petits papiers de Wilkes.

– Ça promet !

– Allez-y. J’essaierai de passer chez vous. »

Agatha se dirigea vers la camionnette de la police. Un sale moment en perspective.

Elle s’arrêta juste avant d’entrer pour appeler Patrick.

« Pouvez-vous aller chez Blentyn’s toutes affaires cessantes ? Les bureaux se trouvent à Mircester. Prenez Toni avec vous. »

 

Patrick et Toni se rendirent donc dans la zone industrielle de Mircester. Toni piaffait d’impatience : Mrs Freedman l’avait inscrite à un cours de conduite accéléré la semaine suivante.

« Nous y voilà, dit Patrick. Voyons ce qu’ils ont à nous dire pour leur défense. »

La réceptionniste leva sur eux des yeux surpris et s’écria : « Toni ! Qu’est-ce que tu fais là ?

– Je travaille comme détective privée, répondit Toni. On est là pour interroger ton patron.

– Tu rigoles !

– Pas du tout.

– J’y crois pas ! Vous voulez sans doute parler à Mr Trump lui-même ? C’est lui qui dirige l’affaire.

– Ça serait super, Sharon.

– Il a fait quoi ? Trompé sa femme ?

– Non, non, pas du tout. C’est juste une enquête de routine. Tu sais quoi ? Si tu vas nous le chercher, je te file mon numéro de téléphone et on se retrouve un soir.

– Ça marche. Attends. Je vais l’appeler.

– Dis-lui seulement qu’un Mr Mulligan veut lui parler d’un terrain à bâtir, glissa Toni avant que Sharon n’ait pu saisir le téléphone.

– Entendu, Sherlock ! »

Je pourrais être à sa place, à faire un boulot sans perspective d’évolution, se dit Toni. Je pourrais m’éclater à l’agence, si seulement je n’avais une telle dette de reconnaissance envers Agatha.

« Autant faire comme si je ne te connaissais pas, dit Sharon dès qu’elle eut raccroché. Sa secrétaire vient vous chercher et c’est une peau de vache. »

La porte du bureau s’ouvrit et une grande femme mince à lunettes apparut : « C’est vous, Mr Mulligan ? Si vous voulez bien me suivre. »

Mr Trump, qui se leva pour les accueillir quand ils entrèrent dans son bureau, ne s’occupait à l’évidence pas du côté manuel de l’entreprise. C’était un homme replet, bien habillé, au visage inexpressif et aux épais cheveux gris. Il leur fit signe de s’asseoir dans deux fauteuils face au bureau et demanda : « Alors, que puis-je faire pour vous ? » Tandis que Patrick expliquait la raison de leur visite, l’expression de Mr Trump devint celle d’un bébé capricieux.

« Je suis un homme très occupé, grommela-t-il. Mrs Tamworthy voulait me vendre une parcelle pour que j’y construise un lotissement, mais elle n’a jamais voulu finaliser l’affaire, bien que je lui aie offert un bon prix. Un jour, elle m’annonçait qu’elle passait au bureau afin de conclure le marché, le lendemain, elle téléphonait pour dire qu’elle avait changé d’avis. Je me suis dit qu’elle devenait gâteuse. Vous feriez mieux d’aller voir son régisseur, George Pyson.

– Où pouvons-nous le trouver ?

– Il a un petit bureau dans College Street, au numéro 10. Je suis allé le voir une fois pour lui demander d’essayer de faire entendre raison à la vieille dame. »

 

Patrick et Toni se garèrent au centre de Mircester et s’engagèrent dans College Street. Le numéro 10 était une petite bâtisse qui avait autrefois abrité un magasin aux fenêtres en culs-de-bouteille. Patrick sonna et ils attendirent.

Un homme de grande taille à l’épaisse crinière noire et au visage buriné, assez beau dans son genre, finit par venir ouvrir. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon en velours côtelé vert, et était plus jeune que Patrick ne s’y était attendu. Il devait avoir entre trente et quarante ans.

« George Pyson ? demanda Patrick.

– Oui.

– Nous sommes détectives privés et nous enquêtons sur le meurtre de Mrs Tamworthy à la demande de sa famille.

– Alors entrez. Qui est cette jeune fille ?

– Toni Gilmour, détective elle aussi. Je suis Patrick Mulligan. »

La petite pièce était meublée d’un bureau et de chaises inconfortables. Une carte du domaine de Mrs Tamworthy et du village était accrochée au mur derrière le bureau.

« En quoi consiste exactement votre travail ? demanda Toni.

– Je gère le domaine, j’encaisse les loyers, je tiens la comptabilité des fermes, et c’est moi qui embauche la main-d’œuvre.

– Depuis combien de temps ? Vous êtes beaucoup plus jeune que je ne croyais, dit Patrick.

– Seulement quatre ans. Le précédent régisseur est mort.

– Alors depuis quatre ans, vous travaillez au contact des gens du village. Vous avez une idée de qui pourrait avoir tué Mrs Tamworthy ?

– Je sais que beaucoup de gens ne l’aimaient pas. Mais de là à l’assassiner… J’ai du mal à imaginer que les villageois que j’ai rencontrés aient pu le faire.

– Vous vous entendiez bien avec elle ? » demanda Toni.

Il la regarda attentivement et sourit.

« Vous êtes jolie, et vous le seriez encore plus si vous vous mettiez du rimmel.

– Mon maquillage n’est pas le sujet, protesta Toni.

– Si je m’entendais avec elle ? Elle pensait que oui, parce que avec moi, les fermes étaient rentables. Elle me faisait du gringue. Ridicule, non ? En fait, je cherche du travail ailleurs parce que j’imagine que les héritiers vendront. Drôle de village.

– Comment ça ?

– Fermé, replié sur lui-même. Tous les villages des Cotswolds ont été envahis de nouveaux venus. Souvent, il y a plus d’étrangers que de gens du cru. Mais pas dans les Tapors. À mon avis, il a dû y avoir des mariages consanguins. Et puis on y pratique la sorcellerie.

– La sorcellerie ! s’exclamèrent Patrick et Toni à l’unisson.

– Une impression que j’ai, et des rumeurs ici et là. Il y a un magazine qui annonce où se tiennent ces rassemblements. De la magie blanche, paraît-il. Rien de bien méchant. Je l’ai acheté une fois pour voir si l’on y mentionnait Lower Tapor, mais je n’ai rien trouvé. Désolé, je n’ai rien d’autre à vous apprendre. Laissez-moi vos cartes de visite et je vous appellerai s’il me vient une idée.

– Comment s’appelle ce magazine et où puis-je en acheter un ? demanda Toni.

– Dans un magasin de la grand-rue appelé “L’Autre Monde” : vous savez, celui qui vend des pierres magiques, des bâtonnets d’encens et autres choses du même genre. Vous en trouverez un exemplaire là-bas. » Il se leva pour les raccompagner à la porte. « Eh bien, miss, dit-il à Toni, je vois que vous avez récolté un œil au beurre noir récemment. Votre métier peut être dangereux pour quelqu’un d’aussi jeune.

– Je me débrouille ! »

Il la retint un instant en arrière tandis que Patrick sortait.

« Soyez prudente.

– Je suis assez grande ! » répliqua-t-elle d’un ton acerbe.

 

« Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Patrick tandis qu’ils retournaient vers la grand-rue.

– Me dire d’être prudente. Quel culot. Vous avez vu son âge ! On va l’acheter, ce magazine ?

– Ma foi, pourquoi pas ? Il n’a pas dit comment il s’appelait.

– Je suis sûre qu’à la boutique, ils sauront nous le trouver. »

Le magazine s’appelait Votre magie. Ils regardèrent tout de suite au dos, où se trouvait une liste des manifestations à venir.

« Ça alors ! s’exclama Toni. Des sabbats dans tous les coins. Il doit y en avoir, des cinglés, par ici ! Mais rien de signalé à Lower Tapor ni dans le voisinage immédiat. »

 

Ce soir-là, Agatha eut la visite de Bill Wong. Elle l’accueillit chaleureusement et lui dit : « Je commençais à me demander si je vous reverrais un jour en dehors du travail.

– Pas facile, dit-il. Vous n’avez pas trop la cote en ce moment.

– Un café ?

– Je suis venu pour vous inviter à dîner – oh, rien d’extravagant.

– On pourrait aller dans un pub ?

– Parfait.

– J’ai envie de sortir du village. The Black Bear, à Moreton, est très correct, et si nous nous installons au bar, je pourrai fumer.

– Bien, nous n’aurons qu’à prendre chacun notre voiture. Je rentrerai directement ensuite. Ma mère s’inquiète si je tarde lorsqu’elle sait que je ne suis pas en service.

– Vous n’avez jamais songé à vous prendre un appartement et à avoir votre indépendance ? » demanda Agatha.

Bill parut très surpris. « Mais pourquoi ? Je suis très bien à la maison. »

Mais vous ne vous marierez jamais si vous continuez à habiter chez vos parents. Comptez sur votre mère pour ça ! pensa Agatha.

 

Charles avait appris le dernier assassinat à la télévision. Il prépara son sac, prit sa voiture et arriva à Lilac Lane. Ne voyant pas celle d’Agatha, il décida d’entrer et de l’attendre. Mais sa clé n’ouvrait pas la serrure. Il essaya plusieurs fois avant de deviner qu’Agatha avait dû la faire changer.

Quelqu’un l’avait sans doute menacée, se dit Charles, à qui il ne vint même pas à l’esprit qu’il pouvait y être pour quelque chose. Remettant sa valise dans son coffre, il décida de passer par Moreton-in-Marsh avant de rentrer chez lui, au cas où Agatha aurait décidé de faire des courses en soirée au Tesco Express. Il vit la voiture de son amie garée devant le Black Bear, trouva une place et se dirigea tranquillement vers le pub.

 

« Je n’en sais pas plus, Bill, déclara Agatha. Ce qui m’intrigue le plus, c’est ce que dit Patrick à propos d’éventuelles pratiques de sorcellerie.

– Je ne vois pas en quoi c’est particulièrement intéressant, répliqua Bill.

– Si les gens sont assez détraqués pour croire aux sorcières, il n’y a qu’un pas à franchir pour en arriver au meurtre. Et si plusieurs villageois étaient responsables ? Comment la ciguë s’est-elle retrouvée dans le vin ? C’était bien de la ciguë là aussi, non ?

– Oui. L’équipe médico-légale est pratiquement sûre qu’elle a été introduite par une seringue à travers le bouchon. Tiens, voilà Charles ! »

Celui-ci s’approchait d’un air dégagé : « Pas pu entrer chez toi, Aggie. Alors, je suis parti à ta recherche.

– J’ai changé les serrures pour que tu ne puisses plus te pointer chaque fois que l’envie t’en prend. Combien de fois tu m’as fait peur quand je suis rentrée en trouvant quelqu’un chez moi ! »

Une pointe de causticité perça dans la voix normalement désinvolte de Charles : « Et il ne t’est pas venu à l’idée de me téléphoner pour me prévenir ? Entre amis, ça se fait !

– Tu as le chic pour toujours me culpabiliser ! rétorqua Agatha, furieuse.

– Parce que tu le mérites.

– Je n’y ai même pas pensé, parce que tu es injoignable. Ou bien je tombe sur ton majordome, Gustav, ou sur ta tante, et l’un comme l’autre me répondent que tu n’es pas là, même quand ce n’est pas vrai.

– Je n’en disconviens pas, dit Charles en s’asseyant et en ouvrant un menu. Qu’est-ce qu’il y a de bon à manger ici ?

– Essayez le bar ou le carré d’agneau », conseilla Bill, l’air amusé.

Agatha eut un petit haussement d’épaules résigné et reprit :

« Pour en revenir à ce que nous disions, le poison a été introduit dans la bouteille à l’aide d’une seringue. Je ne me souviens pas de bouchons sur ces bouteilles.

– Si, mais ils sont en plastique. Quelqu’un a dû préparer une infusion de ciguë.

– Des empreintes ?

– Seulement celles du jardinier.

– Et les autres bouteilles ?

– Je ne sais pas. Elles sont en train d’être analysées. Collins est très remontée contre l’équipe médico-légale, qui aurait dû vérifier tout ce qui se trouvait dans la cuisine. »

Charles commanda un bar avec un verre de vin blanc avant de s’appuyer contre le dossier de sa chaise et de laisser tomber : « Voilà qui détourne les soupçons de la famille, parce qu’ils auraient pu en boire.

– Je ne pense pas, répliqua Agatha. Mrs Tamworthy a insisté pour en servir, mais elle a été la seule à en boire. J’ai trempé mes lèvres et Charles aussi, mais nous avons trouvé ce vin si mauvais que nous l’avons laissé. Il était excessivement sucré. Le reste de la famille n’y a pas touché.

– Ma foi, c’est logique, si l’un d’eux – ou tous – savait qu’une bouteille, ou plusieurs, était empoisonnée. Mais il y a quelque chose de très bizarre. Instick est allé porter des légumes au manoir et d’après Alison, il a passé la tête à la porte du salon où toute la famille était rassemblée, et il a lancé : “Je sais lequel de vous a fait le coup.”

– Aïe. Ça laisse à penser que c’est l’un d’eux le coupable, fit Agatha. Bill, vous avez signalé qu’il n’y avait que les empreintes de Fred sur la bouteille. Autrement dit, quelqu’un l’a essuyée avant de la remettre dans le casier.

– À ce qu’il semble, oui. »

Agatha revit soudain très clairement l’image de Jimmy réjoui et hilare alors qu’il distribuait presque gratis tout le stock du magasin. Pourvu que ce ne soit pas lui l’assassin ! Il avait déjà passé une bonne partie de sa vie dans une sorte de prison.

« Autre chose encore. Paul Chambers a été libéré sous caution et il est de retour au pub. Tous les villageois font bloc derrière lui. Vous feriez bien de dire à la petite Toni d’éviter le village. »

 

Le portable de Toni sonna ce soir-là. Elle eut la surprise d’entendre la voix de George Pyson. « Ça vous tente d’aller prendre un verre ? » demanda-t-il.

Toni n’hésita qu’un instant. Elle était lasse de ne pas oser sortir le soir à Mircester de peur de tomber sur son frère. George n’était plus un jeune homme, mais il semblait costaud.

« D’accord, dit-elle.

– Je passerais bien vous prendre, mais sur votre carte, il n’y a pas d’adresse.

– Je vous retrouve en ville.

– Alors au George, comme mon prénom. Le pub au centre.

– Parfait. Disons dans une demi-heure ?

– À tout à l’heure. »

Toni se maquilla très légèrement. Elle s’était acheté du mascara en rentrant, mais n’en mit pas, histoire de ne pas lui donner d’idées, à ce vieux.

À peine entrée dans le bar, elle regretta d’avoir gardé le jean et le T-shirt blanc qu’elle portait depuis le matin. George Pyson s’était changé : complet bien coupé, chemise bleue et cravate en soie. Il était assez beau mec, finalement, se dit-elle, assez surprise.

« Qu’est-ce que vous prenez ? demanda-t-il.

– Juste un tonic.

– Très bien. » Toni apprécia qu’il n’insiste pas pour lui faire boire quelque chose de plus fort.

Quand il revint avec les verres, il se mit à parler de Lower Tapor : « Je me suis creusé la tête pour essayer de trouver des informations susceptibles de vous aider, et après votre départ, je suis retourné au domaine et j’ai discuté avec le métayer, Kenneth Macdonald.

– Un nom écossais, apparemment.

– Il l’est. Son prédécesseur est mort sans laisser d’héritiers et je l’ai recruté sur annonce. Il est honnête et travaille dur, mais comme il n’est pas accepté par les villageois, il a du recul dans sa façon de les juger. Il est persuadé qu’il y a des pratiques de sorcellerie, et d’après une conversation surprise entre deux des ouvriers agricoles, il pense que quelque chose se prépare pour samedi prochain. »

Les yeux de Toni se mirent à briller : « Il sait où ?

– Non, mais il y a un bosquet d’arbres au-dessus de Lower Tapor. Des arbres magiques, paraît-il. Alors j’imagine que ça se passera là-bas.

– Je vais peut-être aller y jeter un coup d’œil, dit Toni.

– Pas sûr que ce soit sans danger. N’oubliez pas qu’il y a un assassin en liberté. » George se mit à jouer avec le pied de son verre. « Je pourrais vous accompagner, si vous voulez.

– Agatha m’a dit de me tenir à l’écart du village. Le patron du pub, Paul Chambers, a essayé de me violer.

– Quelle horreur ! J’ai entendu dire qu’il avait été libéré sous caution, mais les journaux n’ont pas donné le nom de la victime, et les gens d’ici, à l’exception de Kenneth, ne me racontent rien. Sur ordre de la famille, j’ai donné congé à Chambers. Il a un mois pour quitter le pub, dont les Tamworthy sont propriétaires. S’ils décident de se débarrasser du domaine, je suis sûr qu’un des brasseurs du coin m’en offrirait un bon prix.

– Chambers doit vraiment me détester à présent… Je n’ai pas encore de voiture. Je prends des cours de conduite en accéléré la semaine prochaine. Et, oui, je serais ravie que vous me conduisiez là-bas.

– Parfait. Quand vous aurez fini votre verre, je vous raccompagnerai chez vous. Samedi soir, je passerai vous chercher vers vingt-deux heures. Il nous faudra trouver un endroit sûr où nous cacher. »

Toni fut soulagée, car il bavarda tout le long du chemin à propos du domaine, et ne lui manifesta aucun intérêt particulier.

 

« Je viens de me souvenir d’un détail, dit Agatha. Le sherry anglais.

– Oui, et alors ? répondit Bill.

– Mrs Tamworthy a dit qu’elle adorait le sherry anglais. Je n’en ai pas vu à la vente depuis des années. Elle avait une provision de bouteilles dans sa cave. »

Bill sortit son portable.

« Je reviens dans un petit moment. Je vais faire fouiller la cave. »

Quand il fut parti, Agatha se tourna vers Charles : « Tu as l’intention de rester ici ?

– C’était l’idée, Aggie.

– Je te préviens, je ne te donne pas de jeu de clé.

– Comme tu voudras, chérie. »