Le lendemain, Agatha téléphona à Alison pour la prévenir qu’elle n’irait pas au manoir tant que la police était sur les lieux, et lui demander de passer à l’agence si elle réussissait à s’éclipser. Alison annonça qu’elle serait là une heure plus tard.
Entre-temps, Agatha décida de mettre son équipe sur d’autres enquêtes. Elle envoya Toni à la recherche d’un adolescent disparu. Celle-ci ne souffla mot de la soirée projetée le samedi suivant, car elle était sûre qu’Agatha lui interdirait d’y aller.
Patrick se dérida en se voyant confier une affaire d’espionnage industriel dans une usine de confiseries. Les propriétaires affirmaient qu’ils devaient lancer une nouvelle barre au chocolat. Leurs concurrents leur avaient volé la barre diététique qu’ils avaient prévu de produire. « Tout plutôt que ces enquêtes sur des adultères ! » déclara-t-il. Phil soupira. Lui, il héritait d’un divorce.
Charles entra dans le bureau d’un pas nonchalant, alla se servir un café et s’assit tranquillement dans un coin. Lorsque tout le monde fut parti hormis Mrs Freedman, il demanda : « Alors, quel est le programme ?
– Alison Tamworthy ne devrait pas tarder, répondit Agatha. Mieux vaut se voir ici qu’au manoir, avec cette enragée de Collins qui rôde. Maintenant, sois un amour et tais-toi pendant que je termine la paperasse. »
Charles croisa les bras et s’endormit promptement.
« Il doit être fatigué, chuchota Mrs Freedman.
– Pas étonnant. Il est resté toute la nuit à regarder de vieux films. »
Charles se réveilla à l’arrivée d’Alison. Agatha eut un choc en la voyant : elle avait les traits tirés, de grosses poches sous les yeux, et se laissa tomber avec lassitude sur le canapé de l’agence.
« Je ne sais pas combien de temps nous allons pouvoir tenir comme ça. Maintenant, la police fouille la cave.
– Y avait-il sur ce casier de la cuisine une autre bouteille empoisonnée ? demanda Agatha.
– On ne sait pas encore. George Pyson, le régisseur, recrute un jardinier pour assurer l’intérim. Il a aussi trouvé un comptable pour nous aider, parce qu’on s’est aperçu que Mrs Tamworthy avait mis de l’argent sur de multiples comptes. Si nous sortons un jour de tout ceci, nous serons tous vraiment riches. Mais nous ne connaîtrons aucun répit tant que le meurtrier ne sera pas découvert. Nous payons certains villageois pour qu’ils patrouillent sur le domaine, car les journalistes cherchent à s’introduire par tous les moyens pour nous interviewer. Quand je suis sortie en voiture, j’ai été pratiquement aveuglée par les flashs des appareils photo. Bien entendu, les gens du village ont parlé à la presse, d’après George, et ils ont sûrement répandu des calomnies.
– Ce qu’il vous faudrait, c’est une grosse info sur la scène internationale.
– Je ne comprends pas.
– S’il se passe quelque chose de très important à l’étranger, vous verrez les journalistes décamper pour regagner leur bureau, inviter le rédacteur en chef à prendre un verre ou à déjeuner et le supplier de les envoyer sur place, alléguant qu’ils ont le visa adéquat ! »
Charles se mit à rire : « Il n’y a qu’Aggie pour souhaiter une guerre mondiale afin d’avoir la paix à Lower Tapor. »
Agatha l’ignora : « Alison, je sais que c’est une hypothèse que vous écartez, mais si l’un des Tamworthy était le coupable, lequel à votre avis serait le plus susceptible d’avoir commis le crime ?
– Quelle question épouvantable ! C’est Jimmy qui a le plus souffert, mais je ne le vois pas faire une chose pareille. Tout semble avoir été calculé de façon à nuire le plus possible à la famille. Si ce vin a été empoisonné, cela signifie que l’assassin ne visait pas juste ma belle-mère.
– À moins qu’il n’ait été trafiqué avant le meurtre, intervint Charles. Moi, je parie sur Paul Chambers. Il m’a l’air d’un sale individu. Un type qui tente de violer une jeune fille en pleine enquête criminelle doit être un peu détraqué.
– Vous avez entendu parler de sorcellerie au village ? demanda Agatha.
– Non. Mais je n’ai pas non plus beaucoup de contacts avec les locaux.
– Je sais. Je vais téléphoner à Phil et l’envoyer revoir les sœurs Crampton. Il semble les avoir charmées. »
Phil fut enchanté d’être délivré un moment de l’affaire de divorce. Quand il arriva à Lower Tapor et gara sa voiture près de la place du village, il ne vit personne, mais eut l’impression qu’on l’observait derrière des rideaux en dentelle. Jamais il ne s’était considéré comme particulièrement intuitif ni imaginatif, mais il aurait juré sentir le poids de la curiosité hostile des observateurs cachés.
Les maisons des Cotswolds vieillissaient bien et il aurait été bien embarrassé s’il avait dû en deviner l’âge. Certaines, avec leurs toits de chaume, leurs colombages, et leurs petits chiens-assis qui ressemblaient à des yeux, devaient dater du XVIIe siècle, voire avant. D’autres avaient des toits d’ardoise et des linteaux de porte évoquant la fin de l’époque victorienne.
Il passa devant le pub, se dirigeant vers le cottage des deux sœurs, où il frappa. Cette fois encore, ce fut Doris qui vint ouvrir, la mine circonspecte.
« J’aimerais beaucoup vous parler de nouveau », dit Phil. Doris se pencha, jeta un coup d’œil de part et d’autre de la porte et articula sans chaleur : « Entrez. »
Cette fois, sa sœur Mavis était au salon. On ne proposa pas au visiteur de s’asseoir. Les deux femmes le regardèrent, leurs mains rougies par le travail croisées sur leur tablier.
« J’ai entendu dire qu’il y avait des pratiques de sorcellerie dans ce village », attaqua Phil.
Elles le regardèrent en silence, puis Mavis se détourna et quitta la pièce.
« Je ne sais pas où vous avez entendu des bêtises pareilles, déclara Doris. Et maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai du travail.
– C’est terrible, ce qui est arrivé à Fred Instick, poursuivit Phil, qui ne voulait pas rentrer bredouille à l’agence.
– Voilà ce que c’est quand on fourre son nez partout, dit Doris.
– Vous voulez dire qu’il avait découvert quelque chose et qu’on l’a réduit au silence ?
– Vous savez, Fred la ramenait toujours à cause de ses “privilèges de jardinier”, comme il disait. Par exemple, il prenait une bouteille de vin au passage quand il traversait la cuisine. Je connaissais que lui pour boire ce tord-boyaux. Mrs Tamworthy a bien essayé d’en vendre à une kermesse de village, mais personne aimait ça. Ici, on sait ce qui est bon. Ce vin était quatre fois trop sucré et il avait un goût de purge. À mon avis, elle l’a jamais laissé macérer assez longtemps. Bon, maintenant, filez. »
Eh bien, voilà au moins une information à rapporter, se dit Phil. Le meurtre du vieux jardinier semblait avoir été prémédité. Il retraversa la place du village pour regagner sa voiture. Juste au moment où il ouvrait la portière, il reçut un coup violent derrière la tête et s’effondra sur le sol. Une tache rouge apparut sur ses cheveux blancs, où elle s’élargit peu à peu.
Deux minutes plus tard, George Pyson qui arrivait au village aperçut Phil gisant à côté de sa voiture. Il freina brutalement, sortit de la sienne et s’agenouilla à côté du blessé avant de sortir son téléphone et d’appeler une ambulance.
Bill Wong fut le premier sur place. Il était en route pour le manoir lorsqu’il avait entendu l’appel d’urgence sur la fréquence de la police.
George avait pris dans sa voiture un plaid pour couvrir Phil.
« Il y a une pierre avec du sang dessus là-bas », dit-il à Bill.
Celui-ci appela Agatha pour la prévenir, puis demanda : « Que faisait Phil au village au juste ? »
Agatha le lui expliqua et annonça qu’elle prenait sa voiture. Bill l’arrêta : « Non, pas tout de suite. Attendez que je vous dise à quel hôpital on le conduit. »
Quand il eut raccroché, George reprit la parole : « Son pouls est régulier. Mais qu’est-ce qu’elle fabrique, cette ambulance ? »
Ils durent l’attendre encore un long moment. Lorsqu’elle arriva enfin, les ambulanciers annoncèrent qu’ils emmenaient le blessé à l’hôpital de Mircester. Dès que leur véhicule eut disparu, Bill se tourna vers George pour lui demander où se trouvait la maison des deux sœurs.
« Je vous y conduis », proposa George.
Mais à Pear Tree Cottage, personne ne répondit. Bill ouvrit le rabat de la boîte aux lettres et écouta. Il entendit bouger à l’intérieur et hurla par la fente : « Police ! Ouvrez ou je défonce la porte ! »
On entendit des pas précipités, puis la porte s’ouvrit sur Doris. « J’étais au jardin, souffla-t-elle.
– L’homme qui sortait d’ici a été agressé d’un coup de pierre derrière la tête, annonça Bill. Avez-vous vu quelque chose ?
– Quelle horreur ! Non, je viens de vous le dire, j’étais au jardin.
– Vous a-t-il demandé si l’on pratiquait la sorcellerie au village ?
– Oui, il a posé la question. J’y ai dit que tout ça, c’étaient des bêtises.
– Il a posé d’autres questions ?
– Non. J’y ai dit que j’avais à faire et il est parti. »
Agatha arpentait la salle d’attente de l’hôpital général de Mircester où Phil était examiné. Bill et Charles l’accompagnaient.
« Collins est furieuse contre vous, déclara Bill. Elle prétend que vous compliquez l’affaire.
– Qu’elle aille se faire foutre, grogna Agatha. Oh, ce pauvre Phil. Pourvu qu’il n’ait pas de lésion cérébrale !
– Voilà le chirurgien, dit Bill.
– Mr Marshall a subi un traumatisme crânien, annonça l’homme en blouse, mais il doit avoir une tête extrêmement robuste. Aucun signe de lésion.
– J’aimerais pouvoir lui dire un mot, demanda Bill.
– Très bref, alors. Il va avoir besoin de beaucoup de repos. »
Agatha fit mine de suivre Bill, mais le chirurgien lui barra la route. « Qui êtes-vous ?
– Sa patronne.
– Alors vous n’entrez pas. Je suis obligé d’autoriser la police, mais hormis cela, seule sa famille pourra le voir. »
Sourd aux protestations d’Agatha, il emmena Bill.
« Oh, seigneur, dit Agatha, faites qu’il se rétablisse.
– Je ne savais pas que tu croyais en Dieu, laissa tomber Charles.
– Façon de parler, c’est tout. Je suis athée.
– Tu connais la définition d’un athée ?
– Non.
– C’est quelqu’un qui rit sage.
– Moi, ça ne me fait pas rire ! »
Bill revint au bout de dix minutes seulement.
« Il est très faible, annonça-t-il. Mais il m’a dit que d’après Doris Crampton, tout le monde savait que Fred piquait souvent une bouteille de vin. Celle-là, je vais la faire arrêter pour entrave à l’enquête policière. Agatha, abstenez-vous de mettre votre équipe sur cette enquête pendant une semaine au moins, car nous allons maintenant interroger les gens au porte-à-porte dans ce village de malheur. »
« Tu vas lui obéir ? demanda Charles à Agatha pendant leur trajet de retour à Lilac Lane.
– Ma foi, je vais laisser tout ça dormir quelques jours. Alison n’avait rien d’intéressant à me rapporter. Et puis le village grouille de journalistes.
– Je pourrais y faire un saut demain pour me mêler aux autochtones.
– Toi !
– Je me déguiserai.
– N’oublie pas que les sœurs Crampton t’ont vu à l’anniversaire de Mrs Tamworthy. Et ton accent d’aristo va te trahir.
– Je te ferai remarquer que je maîtrise le patois local aussi bien que les gens du cru.
– Charles, regarde ce qui est arrivé à Phil. Je ne veux pas que tu subisses le même sort.
– Ciel ! Notre Aggie a un cœur, finalement ! »
Charles prit soin de se buriner le visage et, vêtu d’une tenue empruntée à son jardinier, coiffé d’une casquette et affublé d’une moustache postiche collée sous son nez, arriva à Lower Tapor le lendemain à l’heure du déjeuner.
Le pub était plutôt plein, mais quand il entra, le silence se fit et tout le monde se retourna pour dévisager le nouveau venu. Charles s’approcha du bar et commanda une pinte de Hook Norton1. Paul Chambers n’était pas là, et sa pinte fut tirée par la serveuse aux allures de gitane, Elsie.
Charles avisa une petite table à côté de la fenêtre. Il y emporta sa pinte et s’assit. Puis il ouvrit un paquet de tabac, se roula une cigarette et attendit, certain que la curiosité ne tarderait pas à l’emporter chez les villageois.
Et de fait, au bout de cinq minutes, un homme trapu s’approcha et le toisa.
« Vous êtes pas d’ici, vous. »
Charles secoua la tête.
« Qu’est-ce que vous êtes venu faire ?
– De quoi je me mêle ? » Ce qui parut être la réponse qu’attendait l’autre. Charles s’était douté que tout signe d’amabilité serait considéré comme suspect. L’homme tira une chaise et s’assit. « Vous avez eu un accident ? » demanda-t-il, désignant du menton les mains de Charles, qui avait pris soin de se les bander pour qu’on ne remarque pas qu’il n’avait jamais travaillé.
« Mouais.
– Il s’en passe des drôles, dans ce village », reprit l’homme. Charles garda son air indifférent. « Figurez-vous qu’on a des meurtres en ce moment. Et c’est les gens du manoir qu’ont fait le coup.
– Pourquoi vous dites ça, hein ? demanda Charles.
– Parce que c’est vrai. Ils voulaient le fric de la vieille. Et puis Fred, qu’était jardinier chez eux, il a compris leurs combines, alors ils l’ont refroidi aussi. »
Charles se dit que le moment était venu de manifester un peu d’intérêt et il laissa tomber : « Eh ben, vous devez tous commencer à avoir la frousse.
– Non. Ils vont pas s’en prendre à nous, du moment qu’on la boucle. On a les moyens de se protéger.
– Comment ?
– Keith ! glapit Elsie au bar. Viens voir ici ! » Le compagnon de Charles se leva de mauvaise grâce. Elsie se pencha sur le bar et lui souffla quelques mots. Il quitta le bar aussitôt.
Charles se dit qu’il n’y aurait plus grand-chose à glaner, et il partit. Mais il se demandait ce que l’autre entendait par « les moyens de se protéger ». La sorcellerie ?
Le samedi soir, Toni se sentit gagnée par l’excitation en enfilant ses vêtements sombres en attendant George.
Elle était persuadée que ce serait un coup pour rien, mais cette expédition, le fait de se cacher dans les buissons pour surveiller subrepticement, lui donnerait l’impression d’être une vraie détective.
George arriva à l’heure dite.
« C’est mon nouvel appartement, déclara fièrement Toni.
– Où avez-vous trouvé ces meubles ? demanda George.
– Agatha les a rachetés au propriétaire. »
George regarda le canapé défoncé et les chaises éraflées.
« On pourrait améliorer ça. J’ai des choses dont je ne me sers pas au grenier. Vous pourriez passer un jour regarder ce qui vous intéresse.
– C’est très gentil.
– Partons à la chasse aux sorcières. Je suis allé en repérage et j’ai trouvé un endroit commode où nous cacher tout en voyant ce qui se passe en haut de cette colline – si tant est qu’il s’y passe quelque chose. »
En haut de ladite colline se trouvait une clairière. Ils se cachèrent dans les buissons environnants, et la pleine lune fit bientôt son apparition.
Toni aurait aimé passer le temps en bavardant, mais George lui chuchota de se taire parce qu’à la campagne, la nuit, les bruits pouvaient porter très loin.
À onze heures et demie, elle commençait à être ankylosée et à s’ennuyer. Soudain, ils entendirent des voix, et bientôt, des gens s’approchèrent, gravissant la colline.
Toni jeta un coup d’œil à travers les feuillages et étouffa un cri de surprise. Paul Chambers conduisait un petit groupe de villageois dans le bosquet d’arbres, et Elsie, la barmaid, l’accompagnait.
Au début, on aurait cru que le groupe était venu en pique-nique : sandwichs et bouteilles circulèrent. Puis, juste avant minuit, Paul Chambers annonça : « C’est l’heure. »
Ils ôtèrent tous leurs vêtements et se retrouvèrent bientôt dans le plus simple appareil. Quelqu’un mit un CD de musique orientale. Ils se prirent par la main, formant un cercle, et commencèrent à danser. Paul avait une silhouette convenable, mais sur les autres, on voyait pendre des bourrelets de graisse blanchâtre. Des seins flasques oscillaient, des fesses tombantes se dandinaient. Toni, gagnée par le fou rire, se mit une main sur la bouche, mais ne put se contenir longtemps et finit par pouffer.
« Ça y est, on est repérés », souffla George. Il lui saisit la main. « Baissez-vous, on file ! »
Tête penchée, ils coururent à travers les broussailles jusqu’à ce que George s’immobilise brusquement, car ils avaient débouché au bord d’une carrière désaffectée. « On a pris un mauvais chemin, dit-il. Retournons dans ces buissons là-bas et espérons qu’ils ne nous trouveront pas. »
Ils s’étendirent à plat ventre. Toni sentait son cœur battre si fort qu’elle crut que les poursuivants pourraient l’entendre.
Alors, la voix de Chambers s’éleva : « Je suis sûr qu’ils sont venus par ici. » Et Elsie répondit : « Des gamins, sans doute. »
Sous le clair de lune, George vit Paul et Elsie debout au bord de la carrière, toujours nus.
« Oublie-les, chéri. Si on s’amusait un peu ? proposa Elsie.
– Fiche-moi la paix, pauvre pétasse. Ce n’est vraiment pas le moment.
– Répète-moi ça !
– J’ai dit que tu étais une pauvre pétasse et c’est vrai.
– Tu m’avais promis de m’épouser.
– Tu ne vas pas recommencer. C’est le genre de choses qu’on lâche sur l’oreiller. Oublie ! »
Sous les yeux horrifiés de George et de Toni, Elsie donna à Paul une violente bourrade dans le dos, il trébucha en avant et tomba dans la carrière avec un grand hurlement qui s’arrêta brutalement.
Elsie regarda en bas, puis tourna les talons et s’enfuit.
Sentant Toni trembler, George lui passa un bras autour des épaules. « Courage ! fit-il. J’appelle la police. »
Le lendemain matin, Agatha fut tirée de son sommeil par la clameur insistante de sa sonnette.
Elle regarda son réveil : six heures du matin.
Se levant avec effort, elle passa une robe de chambre et descendit ouvrir. Sur le seuil se trouvaient Toni, le visage blanc comme un linge, et un homme de grande taille qu’elle ne reconnut pas.
« C’est horrible, balbutia Toni. Paul Chambers a été assassiné.
– Entrez », proposa Agatha, qui ajouta à l’adresse de l’homme : « Qui êtes-vous ?
– George Pyson, le régisseur du domaine de Mrs Tamworthy. »
Elle les conduisit dans la cuisine.
« Asseyez-vous, dit-elle. Que s’est-il passé, Toni ? »
Laquelle se tourna vers George. « Racontez-le-lui, vous. »
George relata donc l’expédition de la soirée sorcellerie, puis la façon dont Elsie avait poussé Paul dans la carrière. « Il s’est rompu le cou dans sa chute, conclut-il.
– Toni, dit Agatha, vous auriez dû m’en parler.
– Nous n’avions aucun fait concret, précisa George, nous y sommes allés pour voir. »
Le regard d’Agatha se durcit soudain tandis qu’elle examinait George avec attention.
« Quel âge avez-vous ?
– Trente-deux ans. Et non, je n’ai pas de vues sur votre jeune détective.
– Nous sommes amis, intervint Toni, ce qui lui valut un sourire de George.
– Je vais préparer du café, annonça Agatha. J’imagine que vous avez passé une nuit blanche…
– Oui, dit Toni en étouffant un bâillement. Cette horrible Collins m’a interrogée pendant des heures.
– L’avantage de tout ça, c’est que vous n’aurez pas à vous présenter comme victime au procès de Paul Chambers. En revanche, Lower Tapor va être envahi par la presse. Crime ET sorcellerie dans un village anglais ! Toni, vous feriez bien de vous reposer aujourd’hui. Au moins, vous resterez à l’abri du danger. »
À ce moment-là, Charles entra de son pas nonchalant dans la cuisine et Agatha lui apprit le dernier meurtre.
« Chambers n’est pas une grande perte, dit-il avec cynisme. Une bonne chose pour vous, Toni.
– J’ai l’impression que tout est de ma faute, répondit celle-ci. C’est quand je les ai vus danser complètement nus que je me suis mise à rire. Toute cette graisse blanche qui ballottait. C’est pour ça qu’on a couru jusqu’à la carrière et qu’on s’est cachés dans les buissons. Et c’est pour ça que Paul et Elsie nous y ont poursuivis. »
Agatha se renfrogna et plongea le nez dans sa tasse à café. Elle avait conscience de la bouée qui lui enveloppait traîtreusement la taille. Oh, avoir l’âge de Toni !
« Avec tous les journalistes qui vont nous harceler, nous serions tous bien inspirés d’éviter le manoir jusqu’à ce que les choses se calment. Mais ça m’ennuie de lâcher l’affaire.
– Je me demande si Mrs Tamworthy s’est fait des ennemis dans le passé, commenta George. Regardez la façon dont elle a traité ses propres enfants. Peut-être s’est-elle attiré les foudres de quelqu’un. »
Le visage d’Agatha s’éclaira : « Ça, c’est une idée. » Puis elle examina George avec attention et lança un rapide « Excusez-moi » avant de se précipiter au premier.
« Elle est allée se ravaler la façade », laissa tomber Charles.
Et de fait, Agatha reparut un quart d’heure plus tard maquillée.
Toni bâilla largement et se frotta les yeux.
« Allez, miss, déclara George, il est temps que je vous reconduise chez vous. »
Lorsqu’ils furent partis, Charles prit une cigarette dans le paquet d’Agatha. « Il y a anguille sous roche ?
– Mais non. Il est trop vieux pour elle.
– Et trop jeune pour toi, murmura Charles.
– Je vais me recoucher », grommela-t-elle. Elle avait été tirée brusquement d’un rêve sublime de Noël, où James lui souriait avec tendresse, et elle voulait essayer de s’y replonger.
« Dire que tu vas devoir enlever tout ce maquillage ! » lança Charles dans son dos.
Mais elle fit mine de n’avoir rien entendu.
George raccompagna Toni chez elle. Avant qu’elle ne descende de voiture, il se tourna vers elle : « Couchez-vous et ne répondez ni au téléphone ni à la porte. Si la police veut nous interroger de nouveau, elle attendra bien jusqu’à lundi matin. »
Toni le remercia puis hésita, attendant qu’il ajoute quelque chose. Mais il sortit de la voiture qu’il contourna pour venir lui ouvrir la portière.
« Au revoir », dit-elle en franchissant sa porte d’entrée.
Dans son studio, elle se déshabilla, prit une douche et s’installa dans son lit étroit. Il n’avait pas parlé de la revoir. Peut-être n’était-elle pas assez classe pour lui. Mais ce n’était pas comme s’il l’attirait. Il était trop vieux.
Elle dormit toute la journée et se réveilla en forme, mais se demanda si elle réussirait à dormir cette nuit-là. Elle décida de faire un saut au Tammy Club. Cela faisait une éternité qu’elle n’était pas sortie en boîte, et elle avait envie de se retrouver avec des gens de son âge.
Il y avait eu des protestations contre l’ouverture de la boîte le dimanche, mais la direction avait passé outre.
En entrant, Toni respira la vieille odeur familière d’alcool et de shit. Des lumières clignotantes éclairaient la piste où les danseurs tournaient au rythme assourdissant de la sono.
« Eh, les copains, regardez, c’est Toni ! » s’écria une fille.
Toni fut entourée de certaines de ses anciennes camarades de lycée. L’une d’elles, Karen, hurla plus fort que la musique : « Paraît que t’es détective ? »
Toni hocha la tête en guise de réponse. La musique s’arrêta brusquement et le DJ annonça : « Cinq minutes de pause, les amis. »
« Allons boire un coup », proposa Karen.
Elles se propulsèrent toutes vers le bar, puis pressèrent Toni de questions sur son job, mais Toni, réticente à entrer dans les détails, détourna la conversation : « Il y a des mecs canon par ici ? »
Une petite boutonneuse prénommée Laura répondit : « T’as pas vu le dernier beau gosse ? Il s’appelle Rex.
– On dirait un nom de chien ou de cinéma ! rétorqua Toni.
– Regarde, c’est lui là-bas », souffla Laura en désignant un jeune homme avachi à l’autre bout du bar. Veste en cuir noir, torse nu et pantalon de cuir. Ses cheveux, passés au gel, étaient coiffés en pics, et il avait un piercing à la lèvre inférieure, un teint blafard avec des sourcils très noirs et une barbe de trois jours.
Toni se sentit dériver sur une grande vague de solitude. Il y a peu de temps encore, elle aurait peut-être trouvé Rex séduisant. Mais plus maintenant. Elle écouta le bavardage de ses anciennes copines et eut l’impression de les regarder par le petit bout de la lorgnette. La musique reprit.
« Il faut que j’y aille », marmonna-t-elle. Et elle se dirigea vers la porte, puis sortit et inspira deux ou trois grandes bouffées d’air frais. Peut-être reviendrait-elle dans cette boîte d’ici une semaine ou deux, mais pour l’instant, elle se sentait prise dans une sorte de no man’s land entre ses anciennes camarades de lycée et ceux qu’elle considérait comme « les vieux » de l’agence de détectives.
Agatha ne remit pas les pieds au manoir pendant une semaine. Elle savait qu’il lui serait impossible d’évoluer librement tant que les journalistes et les policiers grouilleraient sur les lieux. Elle avait d’autres dossiers à traiter. Toni – alternant stage intensif de conduite et interrogatoires policiers – lui manquait. Après le travail, elle courait les supermarchés car les décorations de Noël étaient déjà en vente, et elle se demandait lesquelles feraient le meilleur effet. Elle commanda une dinde dans une ferme du Norfolk, et demanda à ce qu’on la lui livre dix jours avant Noël. Elle acheta aussi une nouvelle cuisinière avec un four assez grand pour y cuire la volaille.
Charles était retourné chez lui, promettant de revenir la semaine suivante.
Le vendredi, Bill Wong passa la voir chez elle. Il paraissait fatigué.
« L’enquête piétine. Elsie a été arrêtée, naturellement, mais on n’a rien de nouveau concernant le meurtre du manoir ni celui de ce malheureux jardinier.
– Rien de suspect du côté du régisseur, George Pyson ? demanda Agatha.
– Très respectable sous tous rapports.
– Marié ?
– Il l’a été, mais sa femme est morte d’un cancer il y a cinq ans. Pas d’enfants. Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
– Je crois qu’il a des vues sur la petite Toni, et il est trop vieux pour elle.
– J’ai assisté à plusieurs interrogatoires de Toni. Je trouve cette fille très mûre pour son âge. La tête sur les épaules. Si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas pour elle.
– Vous les avez tous interrogés au manoir ? Avez-vous l’impression que l’un d’eux serait susceptible d’avoir fait le coup ?
– Ce n’est pas faute d’y avoir réfléchi, mais plus j’y pense et plus je suis sidéré qu’avec une mère pareille, ils soient tous sains d’esprit. Quant aux gens du village, avec leur goût pour la sorcellerie, il semble de plus en plus vraisemblable que l’un d’entre eux ait prémédité le meurtre, ou qu’ils aient conspiré à plusieurs.
– Je les vois mal faisant cela, dit Agatha.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle ne leur demandait que de faibles loyers. Elle partie, il y a gros à parier que la famille ou le nouvel acquéreur du domaine les augmentera lourdement. Où a été élevée Mrs Tamworthy ?
– Je ne sais pas. Il faudra que vous le demandiez à un membre de la famille. Pourquoi ?
– Peut-être le meurtrier est-il quelqu’un qui vient de son passé.
– Si vous découvrez du nouveau, tenez-moi au courant. »
Le samedi soir, Toni marchait dans la rue en direction de chez elle, tout heureuse d’avoir obtenu son permis, quand elle sentit quelqu’un lui empoigner le bras. Elle se retourna pour se trouver nez à nez avec le visage bouffi de bière de son frère. « Maintenant, tu vas rentrer à la maison, dit-il.
– Lâche-moi », hurla Toni. Les passants pressèrent le pas, détournant les yeux. Personne ne voulait être impliqué. De nos jours, c’était plutôt l’assaillant qui portait plainte contre le sauveteur pour agression.
Toni se débattit et envoya des coups de pied à son frère, mais il était beaucoup plus fort qu’elle. Une Land Rover déglinguée qui passait dans la rue pila, et George Pyson en descendit.
« Lâchez-la tout de suite, cria-t-il à Terry.
– Dégage, sale bourge, gronda Terry. C’est une histoire de famille. »
George saisit le bras de Terry et le lui tordit dans le dos. Celui-ci poussa un hurlement de douleur.
« Qui c’est, lui ? demanda George.
– Mon frère, hoqueta Toni en se libérant. Il veut que je retourne à la maison et je ne veux plus jamais y remettre les pieds.
– Vous allez rentrer gentiment ? demanda George en tirant un peu plus sur le bras de Terry.
– Tu me casses le bras ! Oui, lâche-moi. »
George desserra son étreinte et Terry s’éloigna à la course. Toni murmura : « Merci. »
Maintenant qu’il a compris de quelle famille je viens, il ne voudra plus me voir, pensa-t-elle.
Mais George proposa : « Allons boire un verre. Je n’ai fait que vous entrevoir au commissariat quand on a été interrogés, vous dans une pièce et moi dans l’autre. Il faut que je déplace ma voiture, je bloque la rue. » Un concert de klaxons appuya ses dires.
Ils grimpèrent tous deux dans la Land Rover et George démarra.
« Je vais me garer sur la place et nous irons à pied au pub le plus proche. Vous me parlerez de vos leçons de conduite.
– J’ai eu mon permis aujourd’hui, déclara Toni. Je suis encore sous pression ! »
Une fois qu’ils furent installés, il lui demanda pourquoi elle avait quitté la maison et l’écouta lui raconter comment Agatha lui avait sauvé la mise.
« Et votre mère ? demanda-t-il. Il y a une chance de lui faire faire une cure de désintoxication ?
– Ça coûte beaucoup d’argent.
– Le National Health Service prend en charge quelques patients. Son médecin traitant pourrait proposer son nom. Peut-être devra-t-elle attendre quelque temps, mais ce serait toujours mieux que rien.
– Elle est rarement assez sobre pour écouter ce que je lui dis. Je pourrai quand même essayer quand Terry ne sera pas dans les parages. »
Toni regarda George à la dérobée, se demandant s’il essayait de la draguer, mais lorsqu’elle eut fini son verre, il dit d’un ton ferme : « Allez, miss, je vous ramène chez vous. »
Et c’est exactement ce qu’il fit, lui adressant un « au revoir » enjoué quand elle descendit de la Land Rover.
Comme elle regardait la voiture s’éloigner, son téléphone sonna. C’était Agatha. « J’ai eu mon permis ! annonça Toni.
– Bravo ! On va vous trouver un vieux tacot. Je passe vous chercher demain.
– On retourne au village ? demanda Toni non sans appréhension.
– Non. On va essayer d’en apprendre davantage sur Phyllis Tamworthy. »