Il existe des sujets ignobles qui ont gagné leurs lettres de noblesse. Par ig-noble, nous entendons ici ce que l’étymologie veut dire – le contraire de noble, c’est-à-dire de valorisé, et de valorisant pour une carrière de chercheur.
Longtemps, il en fut ainsi du temps présent. Lorsque Henry Rousso, jeune normalien, signifia à ses tuteurs, en ce début des années 1970, qu’il voulait travailler sur Vichy, il fut pris pour un hurluberlu. De même, lorsque Pascal Ory a commencé à s’intéresser à la Bande Dessinée, on a préféré mettre cela sur le compte d’une forme de dandysme, au même titre que la couleur (violette) de sa graphie ou que les motifs parfois étonnants de ses chemises. Plus récemment, Antoine de Baecque a dû gagner sa légitimité d’historien par des travaux aussi érudits qu’innovants sur la Révolution française pour avoir le droit de s’intéresser au cinéma – ce qu’il a fait intensément par ailleurs.
Ajoutez à cela un primat de l’histoire sociale en France – tradition durkheimienne oblige – et vous comprendrez qu’il ne fait pas bon travailler sur la sous-littérature ésotérique ou sur le rock identitaire de l’extrême droite. Pourtant, ces formes d’expression, ces médias, ces lieux de création sont des vecteurs de représentations, celles-là mêmes qui habitent les acteurs, informent leurs actions, norment leurs comportements. Paralittérature, sous-culture, mythologie de supermarché – certes, aux yeux des sachants, des éduqués et des diplômés que nous sommes. Mais, de même qu’un historien doit se garder de tout anachronisme lorsqu’il explore un temps passé, il est de bonne méthode qu’il se défie de ses propres préjugés culturels et sociaux, au risque de rater une bonne partie de ce qui fait le quotidien, l’intelligence et le monde, tout simplement, de nombre de ses contemporains.
Stéphane François n’a pas répugné à manipuler l’ignoble – ce qui était jugé indigne de considération académique et qui, à juste titre, répugnait à notre sens moral. La paralittérature ésotérique et complotiste est importante dans la mesure où elle est lue, diffusée, voire plébiscitée par des cohortes de sympathisants et de militants, voire de quidams qui, désormais, et via l’Internet, peuvent y trouver leur compte. Le heavy metal identitaire est lui aussi important, parce qu’il est écouté, téléchargé et mis en scène, en concerts et en festivals. Ce rejected knowledge est un knowledge à part entière, car ses représentations constituent, structurent et orientent un univers mental. Stéphane François l’a compris, qui nous a facilité la tâche en lisant, écoutant et compulsant des tombereaux de sources, pour nous en livrer les axes structurants. On songe, à le lire, à son collègue Emmanuel Kreis, qui travaille sur les théories du complot antimaçonniques du xixe siècle, ou à Grégoire Kauffmann, qui eut le mérite, dans sa thèse sur Édouard Drumont, de lire l’abondante et obsessionnelle littérature antisémite de cet « instituteur national » à front renversé, anti-républicain, anti-dreyfusard, anti-libéral… Mais Kreis et Kauffmann, comme Pierre-André Taguieff ou Gérard Noiriel, travaillent sur des matériaux plus élevés, car plus anciens – sur des sources du xixe siècle. Stéphane François aggrave son cas, car ses documents à lui sont contemporains, voire ultra-contemporains. Il n’en est que plus méritant, car le volume des sources devient exponentiel au fur et à mesure que l’on se rapproche de nous (que l’on songe au volume de « posts », « commentaires » ou images sur n’importe quel « fil » de « réseau social » aujourd’hui : l’historien de demain devra passer maître dans l’exploitation des big data). Il n’est pas étonnant qu’il ait été formé en sciences politiques, et qu’il soit identifié à cette discipline, comme Joël Kotek, qui explore les tréfonds de l’Internet néo-nazi et antisémite pour en faire émerger les thèmes, les mèmes et les antiennes antisémites, ce que n’hésitent à faire ni Taguieff, ni Marc Knobel, dans des travaux qui constituent une anthologie du délire (saviez-vous que les pokemon, qui sont jaunes, comme l’étoile du même nom, sont des personnages « sionistes » ?), une tératologie de l’intelligence – car c’est bien, hélas, d’une intelligence du monde qu’il s’agit, d’une représentation et d’une interprétation du réel qui donne et fait sens.
Autre mérite : faire vraiment de l’histoire. Stéphane François en fait d’abord en tentant de reconstituer un univers mental sympathisant ou militant, en suivant scrupuleusement la maxime de Marc Bloch, ce médiéviste passionné d’histoire contemporaine, auteur d’un essai remarquable sur la rumeur en temps de (Grande) Guerre et d’un témoignage sur l’« étrange défaite » : « comprendre », et non « juger ».
Il le fait ensuite en dissipant des mirages. Son objet, dans les essais que l’on va lire, est l’« occultisme nazi ». Stéphane François montre admirablement que ledit occultisme est un mythe (nécessaire, comme tous les mythes) qui est postérieur à 1945. Autrement dit, s’il y eut des occultistes dans les rangs nazis, comme il y eut des philatélistes et des dentistes (mais, en l’occurrence, il y eut moins d’occultistes que de collectionneurs de timbres ou de stomatologues !), ceux-ci n’eurent aucune espèce d’influence ou d’efficace. Pour avoir un peu travaillé sur la question, j’ai pu m’apercevoir que si quelques mages autoproclamés croisaient dans les eaux troubles du Reichsführer SS Heinrich Himmler, leur réel pouvoir se bornait aux goûters partagés avec leur ami, esprit faible porté sur le mystère. Himmler induisait de ses conversations de salon de thé des idées fulgurantes sur la fécondation des femmes germaniques ou sur le nez grec, dont il faisait immédiatement part à ses services sous la forme d’instructions aussi urgentes que comminatoires. Lesquels services répondaient poliment que, oui, bien sûr, il en serait fait selon ses désirs, avant de glisser la dernière lubie de leur chef dans le tiroir expressément dévolu à cet effet.
La postérité, c’est-à-dire nous, entre autres, tient pourtant à cette thèse occultiste. La raison en est aussi simple que celle qui poussa les premiers homo sapiens à subodorer, derrière la foudre ou le vent, quelque entité numineuse, quelque divinité puissante : Nihil est sine ratione – il y a une raison à tout. Et lorsque cette raison excède notre faculté rationnelle – parce que le phénomène est trop terrifiant, exorbitant, sidérant –, on en fabrique une pour notre confort, notre contentement ou notre consolation.
Dans le cas nazi, il reste difficile d’envisager cette perspective simple, et fondatrice des sciences humaines : les nazis furent des êtres humains qui évoluèrent dans un univers de sens et de valeurs, qui affectaient leurs actes d’une signification et qui agissaient pour satisfaire leurs intérêts. C’est difficile, en effet, car l’intensité et l’extension des crimes nazis est inédite et inouïe dans l’histoire de l’humanité. Il fallait donc exclure les nazis de l’ordre humain pour attribuer leur comportement à une causalité infra-humaine (animale, barbare…), para-humaine (folie) ou supra-humaine (possession démoniaque…). C’est là que l’occultisme trouve tout son sens et tout son emploi. Certains y croient : des forces noires, invoquées et convoquées par des mages quelconques, se seraient bel et bien saisies de ces hommes pour en faire des monstres. D’autres sont plus sérieux : l’occultisme était tellement présent dans les rangs nazis que militants et criminels y ont cru, au point de réaliser des horreurs dignes des plus belles possessions médiévales. Il n’en est rien. Stéphane François, en reprenant le dossier, décape l’étude du nazisme de ce vernis misérable – tout en montrant la force structurante du mythe chez les néo-nazis et autres sectateurs d’extrême droite. Voilà deux bonnes raisons, au moins, de lire son livre.