Printemps 1878…
Quin Cahill ôta sa veste de cuir noir, la jeta dans le fauteuil favori de Pa, ce père qu’il vénérait, et observa en silence ses deux frères et sa sœur, eux aussi vêtus de noir, alignés face à lui dans le salon.
Il venait de vivre la pire semaine de sa vie. La terrible nouvelle de la mort de ses parents dans un accident de charrette au retour de leur voyage à Wolf Grove l’avait anéanti. Et, aujourd’hui, la procession jusqu’au cimetière et leur inhumation avait été un calvaire pour lui, bouleversé qu’il était par le chagrin, la frustration, la culpabilité, et tant d’autres sentiments confus.
En dépit des regrets et de la peine que lui causait ce double deuil, il avait satisfait à l’obligation de réunir toute la famille pour que la vie continue, en quelque sorte. Il savait que Ma et Pa l’auraient voulu ainsi.
Assailli par les innombrables souvenirs qui hantaient jusqu’au moindre recoin du spacieux ranch familial, il soupira puis se redressa, résigné à assumer ses devoirs de chef de famille.
Il se tourna d’abord vers Bowie, de deux ans son cadet.
— Bowie, désormais c’est à toi d’élever et d’entraîner nos chevaux. Tu donneras tes ordres aux valets d’écurie dès ce soir.
— Au cas où tu l’aurais oublié, mon frère, j’ai déjà un boulot. Je ne vois pas comment je pourrais m’occuper des chevaux et des valets d’écurie, alors que je suis le shérif de Deer County.
Contrarié par cette dérobade, Quin le considéra d’un œil sévère, puis s’adressa à sa sœur Leanna.
— Toi, Annie, tu t’occuperas des repas, de la maison et du personnel, comme le faisait Ma.
Le regard bleu de Leanna s’assombrit et elle pinça les lèvres. Il trouva qu’en cet instant elle ressemblait terriblement à leur mère.
— Quin, nous n’allons pas changer nos habitudes alors que nous venons tout juste d’enterrer nos parents, remarqua-t-elle. Et, très franchement, je n’ai aucune envie de devenir ta bonne à tout faire.
— Il ne s’agit pas de savoir ce dont tu as envie, Annie, mais de ce qui importe pour les 4C. Tu oublies que nous sommes les quatre Cahill et que nous devons nous serrer les coudes. Maintenant plus que jamais.
Il se tourna enfin vers son plus jeune frère et annonça d’un ton sans appel :
— Chance, tu seras mon second.
Chance s’approcha de lui et s’enquit en le toisant de toute sa hauteur :
— Donc, je serai ton valet ?
— Tu me remplaceras jusqu’à la fin du printemps. Jusqu’à ce que tous les troupeaux soient installés dans les pâturages.
— Et… si je ne tiens pas précisément à rester au ranch des 4C ?
Quin s’efforça de garder son sang-froid, mais Bowie intervint alors.
— Moi, je suis trop pris par mon boulot de shérif pour passer mes journées au ranch, dit-il d’un ton ferme. Tu nous as menés à la baguette quand on était gamins, mais c’est terminé, tout ça. On n’est plus des gosses. Pa et Ma sont morts, et c’est la fin de ton règne !
Quin resta un instant sans voix, comme s’il venait de recevoir un coup de poing à l’estomac. De son point de vue, il était évident que Bowie foulait aux pieds les dernières volontés de leur père, et ça, il ne pouvait pas l’admettre.
— Ingrat que tu es ! lança-t-il, furieux. Tu te crois capable de mériter un salaire de shérif alors que tu te défiles devant tes responsabilités familiales !
Il soutint en silence le regard de son frère et ajouta avec un sourire amer :
— Tu n’es qu’un shérif de pacotille ! Tu ferais mieux de rendre cette étoile qui ne te va pas et de revenir au ranch comme Pa le voulait.
— Je n’ai rien à me reprocher dans mon travail ! rétorqua Bowie en faisant un pas vers son aîné, l’air menaçant.
— Tu n’es même pas fichu de mettre tes talents à profit pour éloigner les bandits et les voleurs de bétail de notre ranch ! Dois-je te rappeler que Pa n’était pas d’accord quand tu as quitté la maison pour voler au secours de gens que tu ne connais même pas ?
Il décocha à Bowie un regard glacial et reprit :
— Tu as terriblement déçu notre père ! Il s’en est souvent plaint à moi. Sais-tu seulement qui a hérité de tes corvées ? Rassure-toi, ce n’est pas Annie, ni Chance…
— C’est sans doute ce surcroît de travail qui t’est monté à la tête, remarqua Bowie, délibérément ironique.
Quin négligea cette attaque. Ce qui le rendait furieux, c’était le mépris de ses frères et sœur à l’égard de leurs parents défunts qui avaient mis en eux tous leurs espoirs. L’amertume qu’il avait éprouvée jusque-là n’était rien, comparée au sentiment de trahison qu’il ressentait à présent.
— Débrouille-toi, mon vieux. Tu n’as qu’à embaucher deux ou trois journaliers, suggéra Bowie. Tu en as les moyens, je suppose.
— Qu’en sais-tu ? s’insurgea Quin. Tu n’es plus là depuis longtemps, et je n’ai pas de conseils à recevoir de toi. Ce qui m’étonne, vois-tu, c’est que tu aies daigné assister aux obsèques de nos parents.
Outré, Bowie protesta vivement et, pour ne pas être en reste, Quin haussa le ton à son tour.
— Tu as déguerpi d’ici le jour où Clea North t’a laissé tomber parce qu’elle te jugeait indigne d’elle, et je la comprends !
Quin vit alors son frère pâlir et sut qu’il avait fait mouche. En effet, Clea était une femme sensible et Bowie l’effrayait par son côté soupe au lait.
— Tu as tourné le dos à notre famille et ignoré tes obligations envers nous, reprit-il. Depuis que tu as épinglé cette étoile de shérif à ta veste, tu nous méprises.
— C’est faux ! J’ai toujours cherché à composer avec vous tous. La preuve, c’est que j’ai vécu dans ton ombre pendant vingt-neuf ans. Mais maintenant, j’en ai plus qu’assez. Il n’est pas question que je quitte mon emploi pour devenir ton garçon de courses !
Emporté par la colère, Bowie lui donna une bourrade. Propulsé en arrière, Quin heurta la table basse et s’affala sur le tapis. Dans sa chute, il brisa le précieux bol de mariage de leur mère qui était posé sur la table et se coupa. Consterné, il regarda les morceaux de porcelaine répandus près de lui, tels les rêves brisés de leurs parents disparus.
Leanna avait poussé un cri de frayeur et les suppliait de se calmer, mais Quin ne comptait pas en rester là. Se relevant d’un bond, il repoussa violemment Bowie qui s’effondra dans le fauteuil de cuir de leur père, puis il tira son mouchoir de sa poche pour éponger le sang qui s’écoulait de sa main.
— Il est temps pour toi d’assumer tes responsabilités, Bowie, dit-il aussi calmement qu’il le put. Laisse à d’autres le soin de défendre la loi et de faire régner l’ordre. J’ai besoin d’aide pour assurer la bonne marche de ce ranch. C’est à nous tous que nos parents l’ont légué, ne l’oublie pas. Nous avons des obligations envers eux. Alors ta place est ici, pas ailleurs.
Comme animé d’un regain de fureur, Bowie se leva brusquement.
— Allez au diable, toi et ton maudit ranch ! s’écria-t-il. Je n’ai pas d’ordres à recevoir d’un vulgaire piqueur de bœufs !
— Ici, c’est moi qui commande ! rétorqua Quin. Et si tu avais été là plus souvent, tu serais peut-être à ma place.
— Jamais tu n’arriveras à la cheville de Pa. Quoi que tu fasses, tu n’es pas digne de chausser ses bottes.
— Moi, au moins, j’ai toujours été là pour aider notre père à réaliser son rêve d’expansion ! hurla Quin, hors de lui.
— Mais oui, mais oui… Tu es parfait !
Bowie ajouta avec un petit sourire perfide :
— Sauf le jour où tu es allé à la foire de printemps de Dodge City pour te faire plumer par ces deux catins.
Il se tourna vers sa sœur :
— Pardon pour ce langage, Annie.
Quin ne put s’empêcher de grimacer à l’évocation de ce fâcheux incident. Certes, il ne pouvait donner tort à Bowie, mais il était trop fier pour se laisser insulter, malgré la honte et les remords qui le dévoraient. Il est vrai qu’il avait trahi la confiance de ses parents en se dissipant avec ces deux femmes. Aux yeux de Pa et de Ma, son goût excessif pour le whisky et les jupons avait porté ce jour-là un coup terrible à son prestige.
— Je t’ai couvert plus souvent que tu ne le crois quand tu allais courir les filles, Bowie, répliqua-t-il d’un ton amer. En attendant mon retour de la foire de Dodge City, tu aurais dû prendre les choses en main à ma place… pour une fois ! D’autant que Pa s’était blessé au poignet. Tu savais qu’il aurait besoin de toi pour le conduire à Wolf Grove où il devait voir le directeur de la ligne de chemin de fer qui doit passer sur nos terres.
— Ce jour-là j’étais très pris ! J’avais un type dangereux sous les verrous et je ne pouvais pas quitter mon bureau.
Chance, qui s’impatientait, intervint alors.
— Ça suffit comme ça ! Je me fiche de vos histoires et je vous laisse. De toute façon, pour vous, je ne serai jamais que le « petit frère ». Maintenant que Pa n’est plus là, ne comptez plus sur moi comme valet de ferme !
Pour Quin, la défection de Chance après celle de Bowie fut le coup de grâce et lui fit l’effet d’une gifle. Emporté par une bouffée de colère, il empoigna ses cadets par le col.
— Tas de bons à rien ! hurla-t-il. Vous allez m’obéir ! Ce ranch vous appartient autant qu’à moi, et vous avez l’obligation d’y travailler !
— Tu sais bien que je n’ai pas le métier de fermier dans la peau, Quin, répondit Chance. Si je suis resté ici jusqu’à présent, c’était pour Pa. Et maintenant qu’il n’est plus là…
Il n’en fallait pas plus pour attiser la fureur de l’aîné des Cahill.
— Lâches que vous êtes ! Pa et Ma sont à peine dans la tombe que vous vous défilez tous les deux ! Pa voulait faire de nous les éleveurs de bétail les plus riches et les plus puissants du Texas, et c’est ce que nous deviendrons. Que vous le vouliez ou non !
— C’est surtout ce que tu veux, toi, crut bon de rectifier Bowie.
— Bon. J’en ai assez entendu. Je m’en vais, annonça Chance.
— Moi aussi ! dit Leanna.
Abasourdi, Quin lâcha ses frères et dévisagea sa sœur. Elle aussi le trahissait !
— Ce ranch est notre maison, toute notre vie, notre héritage ! martela-t-il. Annie, je te jure que tu ne sortiras pas d’ici. Pas plus que Bowie et Chance, d’ailleurs.
— C’est ce que nous allons voir, rétorqua Bowie en serrant les poings.
— Je ne resterai pas ici une minute de plus, tu m’entends ! assura Chance, encouragé par son attitude téméraire.
— Allons, cessez de vous chamailler, intervint Leanna. Vous n’allez tout de même pas vous battre ! Vous le regretteriez toute votre vie.
— Regretter ? Tu parles pour toi, petite sœur, rétorqua Quin avec une pointe d’ironie. C’est toi qui devrais avoir des regrets. Je suis sûr que Ma s’en est allée avec l’idée que tu n’aimais pas la nouvelle robe qu’elle venait de t’offrir. J’en ai honte pour toi.
— Crois ce que tu veux, ça m’est égal. Mais une chose est sûre : je ne suis pas ta bonne et je ne moisirai pas dans ce ranch perdu au milieu de nulle part !
Voir sa petite sœur — celle qu’il s’était juré de toujours protéger — se montrer aussi rebelle et déloyale que ses frères raviva la colère de Quin.
— Tu feras ce que je te dis de faire, un point c’est tout ! gronda-t-il d’un ton menaçant.
— Rien ne te donne le droit de nous commander ! cria Leanna pas du tout impressionnée. Si tu veux devenir le fermier le plus puissant du Texas, libre à toi. Mais ce sera sans nous ! Bowie mène sa vie à sa façon et Chance ne veut pas de l’existence que tu lui proposes. Et moi non plus !
— Tu comptes trouver un travail, je suppose ? demanda Quin, un rien moqueur. Pour une fille comme toi, je ne vois qu’un endroit où ton joli sourire et tes appas feront merveille : le saloon du coin !
— Tu supposes bien. Figure-toi que j’en rêve depuis longtemps, rétorqua-t-elle en se redressant fièrement. A mon avis, ce que nous avons de mieux à faire, c’est vendre ce ranch et prendre chacun notre part.
Quin eut soudain l’impression que sa petite sœur venait de le frapper en plein cœur et qu’elle retournait le couteau dans la plaie.
— Mais tu es devenue folle ! Vendre tout ce que notre père a mis toute une vie à bâtir ? Il faudra me passer sur le corps, ma petite ! Ce ranch est toute notre histoire. Nous sommes des éleveurs et rien d’autre ! Cette terre est la nôtre. Cette terre sous laquelle dorment maintenant Pa et Ma.
— Glorifier le nom des Cahill et des 4C ne va pas ressusciter nos parents, argua Leanna.
— Ce ranch est notre destin. Et on n’échappe pas à son destin.
— Toi, peut-être. Mais pour moi c’est différent, objecta Chance.
Quin eut envie de cogner, de tabasser ces frères qui le trahissaient sans état d’âme. Puis, tout à coup, sa colère retomba et il se sentit vidé de ses forces, comme vaincu par leur lâcheté.
— Soit ! Vivez votre rêve, quel qu’il soit, et vous verrez bien ce qu’il adviendra de vous sans le secours d’une famille. Moi, je serai fidèle au poste et je ferai grandir et prospérer les 4C selon la volonté de nos parents.
Il les foudroya de son regard à l’éclat implacable et ajouta :
— Sachez que tous les profits iront à l’extension du ranch. Si vous partez, vous n’aurez rien d’autre que vos habits et ce que Ma et Pa ont acheté pour vous.
— Diable ! C’est plus que je n’en espérais ! s’exclama Chance en pouffant de rire.
— Prends ton cheval, fiche le camp d’ici et que je ne te revoie plus !
— Dieu merci, nous n’avons pas besoin de ta permission pour déguerpir, intervint Bowie.
Quin leur désigna la porte d’un geste solennel comme s’ils étaient stupides au point de ne pas savoir où la trouver.
— Allez, sortez d’ici tous les trois ! Renoncez à votre héritage si vous voulez et, tant que vous y êtes, n’oubliez pas de piétiner les tombes de nos parents !
Il haussa les épaules en ajoutant :
— Vous croyez qu’en quittant cette maison vous allez enfin découvrir qui vous êtes vraiment ? Je vais vous épargner cette peine : vous êtes des lâches, et j’ai honte de porter votre nom !
Chance marmonna alors quelques mots que Quin n’estima pas utile de lui faire répéter.
Bowie, quant à lui, semblait prêt à se jeter sur son aîné pour le réduire en charpie.
Leanna savait bien que Quin n’attendait que ça, une bonne bagarre qui lui permettrait de se défouler et aurait le don d’apaiser les tensions. Or, elle n’en voulait à aucun prix. Elle intervint fort à propos en prenant Bowie par le bras.
— Ça suffit, Bowie. N’aggrave pas les choses, s’il te plaît.
— Reste en dehors de ça, Annie ! protesta-t-il en s’arrachant à son emprise.
— Pas un de vous ne mérite de porter notre nom ! vociféra Quin, l’air vengeur. Je vous conseille de choisir un pseudonyme pour m’épargner la honte de vous compter parmi les Cahill. Pensez à nos parents. Vous êtes en train de les tuer une deuxième fois !
Bowie se borna à hausser les épaules avant de tourner les talons et de quitter la pièce.
Chance et Leanna lui emboîtèrent le pas sous les imprécations de leur aîné qui égrena à leur intention tous les noms d’oiseaux qu’il connaissait. Il les suivit jusqu’à la galerie de la ferme comme pour s’assurer qu’ils enfourchaient bien leur monture, puis leva le poing tandis qu’ils s’éloignaient.
— Et ne comptez pas sur moi pour aller vous chercher ! leur cria-t-il.
Toujours sous l’emprise de la colère, il retourna dans le salon dont il claqua la porte si fort que les murs en tremblèrent.
En cet instant, il prit conscience qu’il ne reverrait jamais sa famille et, pour tout dire, il n’en était pas fâché. Cela lui causait même un indicible soulagement.
Etant donné leur comportement, il se moquait comme d’une guigne de ce qu’il allait advenir de ces renégats et ne les reconnaissait déjà plus comme ses frères et sœur.
Seul dans le salon désert, confronté au silence de la grande maison vide, il sentit brusquement son cœur se serrer.
Ce ranch, qui résonnait encore quelques jours plus tôt des voix de ceux qu’il aimait, était désormais silencieux comme une tombe.
A trente et un ans, il ne s’était jamais à ce point senti seul et abandonné. Et, cette détresse, il la devait à ceux dont il était le plus proche !