Chapitre 10

Rassurée de voir arriver le médecin, Adrianna le conduisit directement à la chambre de Quin.

Le Dr Lewis était un homme mince aux cheveux blonds et d’une taille au-dessus de la moyenne Il avait environ trente ans, des yeux bruns très doux et un sourire rassurant. Un bel homme, en somme.

Après avoir méticuleusement ausculté Quin, il conclut à une commotion résultant des coups reçus à la tête.

Adrianna estima que si Quin avait survécu à l’agression, il le devait uniquement à sa robuste constitution. Tout homme moins solide serait probablement mort, après des coups d’une telle violence.

Le Dr Lewis recommanda quelques jours de repos absolu, puis il posa à Adrianna quelques questions au sujet de l’homme qui avait été tué à Phanton Springs.

Comme Quin le lui avait recommandé, elle en dit le moins possible sur ce point. Elle se borna à expliquer que, inquiète de ne pas le voir revenir, elle était partie à la recherche de Cahill et qu’elle avait trouvé les deux hommes gisant au bord de l’eau, l’un mort et l’autre inconscient.

Le médecin quitta le ranch dans son cabriolet après avoir promis à Adrianna d’informer le shérif Hobbs de l’agression dont Cahill avait été victime.

A sa grande surprise, Tobias Hobbs arriva à peine dix minutes plus tard, comme s’il était déjà au courant de l’affaire.

— Nous ne vous attendions pas si tôt, shérif, dit-elle en rejoignant le représentant de la loi que Butler avait fait entrer.

Cet homme brun d’environ trente ans, d’allure distinguée, portait bien la jaquette et le chapeau melon. Mais cette élégance très citadine semblait un peu déplacée pour un shérif de petite bourgade.

Aux yeux d’Adrianna, qui s’était découvert un engouement certain pour les fermiers texans — et l’un d’eux en particulier —, Hobbs était cependant loin d’avoir le charme viril de son hôte.

Bien sûr, elle comptait bien faire en sorte de ne rien laisser paraître de son attachement pour Cahill, bien qu’elle soit prête à tout pour lui. Dans le secret de son cœur, elle savait que Quin serait capable de la blesser en lui déclarant qu’il n’avait pas de temps à consacrer à une relation durable. C’est pourquoi elle se montrait le plus souvent distante avec lui, tout en lui vouant une intense affection.

— En fait, j’étais déjà en route pour le ranch des 4C, miss McKnight, répondit Tobias Hobbs en ôtant poliment son chapeau pour la saluer. Je me souviens que nous nous sommes vus l’autre jour, à cette réception en ville. Très réussie, d’ailleurs.

— Je me rappelle très bien de vous, en effet. Vous étiez parmi ceux qui faisaient une haie d’honneur aux jeunes mariés. Mais vous ne vous êtes pas attardé, il me semble.

— Vous savez, je suis toujours appelé quelque part pour une affaire ou une autre, et je suis en mission même quand je n’en donne pas l’impression. C’est la loi du métier !

Il regarda autour de lui avant de poursuivre :

— J’ai entendu dire qu’il y avait eu un terrible incendie chez vous le soir de la fête. Je sais aussi qu’il y eu de gros dégâts. J’en suis navré pour vous.

— En effet. Quin Cahill nous a aimablement proposé de nous héberger pour quelque temps, précisa-t-elle en se dirigeant vers le salon dont elle ouvrit la porte pour l’inviter à entrer.

— Vous savez sans doute ce que l’on raconte en ville, reprit-il après avoir pris place sur le canapé.

— Non, mais je présume que vous allez me l’apprendre, shérif, répliqua Adrianna en s’asseyant dans un fauteuil.

— On dit que Cahill aurait mis le feu à votre ranch pour vous obliger à déguerpir. D’autres pensent que c’était une ruse de sa part pour vous attirer chez lui et vous faire la cour en vue de mettre la main sur votre propriété.

Il hocha la tête et conclut en riant :

— Et, apparemment, il a réussi, le bougre !

— Tout cela est absurde, shérif ! s’insurgea Adrianna. Il faut faire cesser immédiatement ces rumeurs stupides !

Hobbs haussa les épaules.

— On ne peut pas empêcher les gens de bavarder, vous savez. Cahill est fortuné, tout comme vous, et vous êtes considérés dans cette ville comme des privilégiés. Quant à nous, les citoyens ordinaires, nous n’avons guère d’autre distraction que d’observer les faits et gestes des riches et de les commenter.

— La vérité, c’est que Cahill est venu avec ses hommes pour nous aider à éteindre le feu. Après quoi, il a proposé de nous loger chez lui en attendant que mon ranch soit de nouveau habitable.

— Si vous le dites… Je me garderai bien de vous juger, miss McKnight. Mon travail consiste avant tout à faire respecter la loi.

— Et, bien sûr, à enquêter sur les crimes répétés qui empoisonnent notre région, ajouta Adrianna avec humeur. Justement, shérif, si je voulais vous voir, c’est pour en savoir un peu plus sur le coup de feu qui a fait un mort hier soir à Phantom Springs. Le corps est toujours à sa place, ainsi vous pourrez vous rendre compte par vous-même.

— Je me suis déjà rendu sur les lieux, déclara Hobbs en la fixant intensément du regard. Figurez-vous que, ce matin, j’ai reçu un billet anonyme m’annonçant que le cadavre de Phantom Springs avait été trouvé ici, au ranch des 4C. Ce billet précisait ni plus ni moins que ce crime était imputable à Cahill.

— Comment ? s’exclama Adrianna, indignée. Mais tout cela est d’une absurdité sans nom, shérif ! Non seulement Quin Cahill n’a pas commis ce crime, mais c’est une chance qu’il soit encore vivant.

— Comment pouvez-vous être si sûre qu’il n’est pas impliqué dans cette affaire ? insista Hobbs en fronçant les sourcils d’un air soupçonneux.

Adrianna se souvint alors de la mise en garde de Quin : ne dire en aucun cas qu’elle avait vu ou entendu quoi que ce soit à Phantom Springs. Et cela pour ne pas risquer de faire d’elle un témoin gênant susceptible d’être réduit au silence.

— Parce que… Cahill m’a raconté lui-même comment les choses se sont passées, répondit-elle. Quand il est arrivé sur les lieux, il a trouvé cet homme mort, abattu d’une balle dans le dos. D’ailleurs…

— J’aimerais maintenant parler à Cahill, l’interrompit le shérif en se levant.

— Il se repose dans sa chambre après les deux coups qu’il a reçus sur le crâne.

— Ah ! C’est ce qui explique la visite du médecin que j’ai croisé en venant.

— Exactement. Cahill a été victime d’une commotion.

— Il faut que je le voie.

De guerre lasse, Adrianna se leva à son tour et le précéda vers l’escalier.

— Allons-y. Mais vous ne lui parlerez que s’il est en état de vous répondre. Sinon, il vous faudra attendre qu’il soit tout à fait rétabli.

— Miss McKnight, dois-je vous rappeler que je suis le shérif de Cahill Crossing et que je mène mes enquêtes comme je l’entends ?

Bien résolue à remettre en place cet arrogant personnage, elle fit halte brusquement.

— Dois-je vous rappeler, monsieur Hobbs, dit-elle du ton dont usait son père avec les importuns, que Quin Cahill est sérieusement blessé ? Vous ne pourrez donc faire autrement qu’attendre son rétablissement afin qu’il puisse répondre correctement à vos questions. S’il est trop faible pour vous renseigner sur ce qui s’est passé à Phantom Springs, comme je le crains, il vous faudra revenir. Et si cette solution ne vous satisfait pas, je vous conseille de passer chez le Dr Lewis, qui vous dira la même chose que moi.

Ils s’observèrent un moment en silence, puis Hobbs hocha la tête.

— Soit ! Veuillez tout de même me conduire au chevet du patient, miss McKnight, et voyons s’il peut ou non répondre à mes questions.

Bien qu’irritée par l’attitude inflexible du shérif, Adrianna le conduisit jusqu’à la chambre du blessé.

A son grand regret, elle constata que Quin était réveillé et qu’elle n’avait donc aucune raison de renvoyer le shérif.

— Bonjour, Cahill, dit-il en s’approchant du lit. J’espère que vous allez pouvoir répondre à quelques questions. Comme je l’ai dit à votre… infirmière, j’ai reçu un mot anonyme disant qu’un homme était mort ici, dans votre ranch, la nuit dernière, et que vous étiez son meurtrier. Pouvez-vous me dire ce qu’il en est exactement ?

Abasourdi, Quin se passa la main dans ses cheveux en désordre et tenta de se ressaisir, sans véritable succès, d’ailleurs.

Consternée par la brutalité de Hobbs, Adrianna songea qu’il aurait mieux valu épargner à Quin cette discussion. Toutefois, il manifesta son désir de s’expliquer clairement et au plus vite.

— Sachez que j’ai reçu une lettre anonyme, moi aussi, dit-il au shérif. Elle est arrivée hier soir, à l’heure du dîner. A en croire son auteur, la mort de mes parents n’était pas un simple accident dans un virage mal négocié. Il proposait de me vendre des renseignements. Si je suis allé à ce rendez-vous avec de l’argent dans ma sacoche, c’était dans l’espoir de connaître enfin la vérité sur cette sombre affaire.

— Je ne comprends pas très bien, déclara le shérif quelque peu agacé. De quoi parlons-nous exactement ? De vol, d’assassinat ou de meurtre ? Lors de l’accident, j’ai examiné les débris de la charrette de vos parents, et rien ne permettait de conclure à une agression. Les restes de la voiture et son chargement étaient dispersés dans le ravin et les buissons environnants, comme à la suite d’une chute vertigineuse.

— Rien ne prouve que les coupables n’ont pas cherché à dissimuler leur crime en faisant croire à un accident, fit remarquer Boston.

Le shérif lui jeta un coup d’œil furibond comme pour l’inviter au silence puis s’adressa de nouveau à Quin.

— Si quelque élément relevé sur les lieux du drame avait pu fournir la preuve qu’il y a eu crime, l’enquête n’aurait pas conclu à un accident, poursuivit-il. Je vous invite à relire mon rapport, Cahill, et je vous rappelle qu’il a été lu par toute votre famille.

— Ça la ficherait mal si on s’apercevait que vous avez bâclé votre enquête, n’est-ce pas ? répliqua Quin avec aigreur.

— Ecoutez, Cahill, personne n’a jamais douté de la qualité de mon travail jusqu’à présent. Je comprends que vous soyez révolté par la mort de vos parents mais, jusqu’à preuve du contraire, l’enquête a conclu à un accident et rien d’autre. D’ailleurs, je trouve bizarre que votre « informateur » ait pris contact avec vous deux ans après les faits.

— Figurez-vous que j’espérais bien obtenir une réponse à ce sujet aussi en allant à son rendez-vous. Malheureusement, cet homme qui aurait peut-être pu me renseigner était déjà mort à mon arrivée.

— Vous pouvez le prouver ?

— Oh ! pour l’amour du ciel ! Essayez de comprendre, Hobbs ! soupira Adrianna, excédée par l’acharnement du shérif. Pourquoi Cahill aurait-il tiré sur un homme susceptible de lui donner des informations sur les circonstances de la mort de ses parents ?

Hobbs lui décocha un regard soupçonneux.

— Si on en croit les rumeurs qui courent en ville, vous étiez en guerre contre Cahill. Et vous voilà tout à coup réconciliés ! En tout cas, c’est ce que pensaient les gens… avant que quelqu’un mette le feu à votre ranch. Maintenant, vous êtes installée au 4C, miss McKnight. Aussi je me demande ce qu’il faut penser de vos rapports avec votre hôte…

— Voulez-vous me dire ce que tout cela a à voir avec la mort d’un homme à Phantom Springs, shérif ? répliqua-t-elle vertement. Cette affaire est déjà assez embrouillée, alors une enquête à la fois, si vous le voulez bien !

— Ce que je me demande, miss McKnight, c’est si celui qui a allumé le feu chez vous était sous les ordres de quelqu’un.

Il regarda alors Quin avec insistance et poursuivit :

— Peut-être le cerveau de l’affaire voulait-il faire taire l’incendiaire une fois pour toutes pour éviter d’être victime d’un chantage…

S’il en avait eu la force, Quin aurait sauté de son lit et envoyé son poing dans la figure du shérif pour oser le soupçonner de la sorte. Il se demanda qui pouvait répandre de telles rumeurs. A l’évidence, quelqu’un cherchait à salir sa réputation… et celle de Boston.

— C’est l’hypothèse la plus stupide que j’aie jamais entendue, shérif ! s’exclama Adrianna. Jamais Cahill n’aurait tué un homme pour le réduire au silence, et cela tout simplement parce qu’il n’y avait aucune raison de réduire qui que ce soit au silence, vu que l’incendie de mon ranch était la conséquence de la foudre !

Elle jeta un rapide coup d’œil vers Quin et ajouta :

— Quant à l’auteur du billet anonyme prétendant que la mort de Ruby et Earl Cahill n’était pas accidentelle, Cahill n’avait pas davantage de raisons de le tuer puisqu’il comptait beaucoup sur ses informations.

Quin se félicita du soutien de Boston dans cet entretien avec Hobbs. Visiblement, celui-ci avait avec beaucoup de complaisance prêté l’oreille à toutes les conjectures et aux ragots qui couraient en ville.

Sa tête lui faisait un mal de chien et il avait parfois peine à suivre la conversation mais, Dieu merci, Boston était habile à répliquer au shérif et à réfuter un à un ses arguments. Jamais personne ne l’avait défendu avec un tel acharnement.

— Miss McKnight, si vous n’étiez pas avec Cahill à ce rendez-vous, comment pouvez-vous savoir ce qui s’est passé exactement ? Il est possible que « l’informateur » — appelons-le ainsi — n’avait rien à apprendre à Cahill et que celui-ci, furieux de n’avoir rien obtenu, l’ait tout simplement abattu. On peut supposer que Cahill, encore sous le coup de ce qu’il a appris l’autre soir sur la conduite de sa sœur, était d’humeur massacrante.

Le shérif ricana et reprit avec une satisfaction évidente :

— Massacrante, c’est le mot !

Quin rongeait son frein. Tant de bruits circulaient sur lui et sa famille qu’il en était excédé, et cela ne semblait pas devoir s’arranger. Maintenant, tous les Cahill étaient frappés de discrédit et soupçonnés de méfaits de toutes sortes.

— Vous non plus, vous n’étiez pas sur les lieux hier soir, shérif ! fit justement remarquer Adrianna. Dès lors, vous ne pouvez pas conclure à la culpabilité de Quin. Son témoignage devrait vous suffire. Comme il n’a jamais été condamné, vous n’avez aucune raison de mettre sa parole en doute.

Hobbs marmonna quelques mots tout en lançant à Quin un regard mauvais. Puis il se dirigea vers la chaise sur laquelle était posé le ceinturon de Quin et retira le revolver de son étui. Il renifla le barillet et le fit tourner pour examiner les chambres de tir.

— Est-ce que vous allez nier que ce revolver a servi tout récemment ? demanda-t-il. Il sent encore la poudre et ne contient plus que cinq balles.

— Ce n’est pas moi qui m’en suis servi.

— Alors qui ? insista Hobbs en haussant le ton. Cahill, je sais que vous êtes blessé et que vous souffrez, mais cela ne m’empêchera pas de vous jeter en prison pour meurtre !

— Et tout cela à cause d’un simple billet anonyme ? s’indigna Adrianna.

— Ce revolver qui appartient à Cahill suffit à faire de lui un coupable, miss McKnight. Je ne peux pas fermer les yeux sur la participation de votre hôte à ce meurtre sous prétexte qu’il possède le ranch le plus important de la région. S’il est innocent, l’enquête le dira.

Le shérif tourna brusquement les talons, s’avança vers la porte et fit halte un instant sur le seuil.

— Je vous attends en bas, Cahill. Je suppose que vous ne refuserez pas de respecter la procédure, sans quoi les gens vont penser que vous m’avez soudoyé pour que je vous laisse en liberté. Ayez confiance en la justice. Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous serez libre très bientôt.

— Mais il est innocent ! protesta Adrianna, furieuse. Un séjour en prison ne ferait qu’alimenter les rumeurs sur cette stupide malédiction qui pèse sur lui. Dieu sait que les gens d’ici se font un plaisir d’entretenir cette idée, et que cela ne fera que renforcer leur conviction.

Hobbs agita le revolver qu’il tenait.

— Vous ne devriez pas insister alors que ce revolver l’accuse, miss McKnight. Vous devriez plutôt soupçonner Cahill de se servir de vous pour corroborer sa version des faits et sortir blanchi de cette affaire.

Dès qu’il fut sorti, elle s’avança vers le lit.

— Cet homme nous outrage, Cahill ! Je vais lui dire que j’étais avec toi hier soir et que j’ai entendu…

— Non, l’interrompit-il d’un ton sec. Reste en dehors de tout ça, Boston. Je n’ai pas besoin de toi pour prouver mon innocence. Quand j’aurai convaincu Hobbs que je ne suis pour rien dans ce meurtre, nous mènerons discrètement notre enquête pour faire taire définitivement les rumeurs qui pèsent sur nous.

Comme il faisait un effort pour sortir de son lit, Adrianna l’aida à s’asseoir sur le bord et prit ses mains dans les siennes.

— Je vais consulter un avocat, dit-elle d’un ton ferme. Il y en a sûrement un en ville, je suppose. Et s’il n’est pas assez bon, j’enverrai Butler en chercher un à Wolf Grove. Il n’est pas juste que tu passes des semaines en prison alors que tu n’as rien faire de mal. Si le shérif t’enferme, cela ne fera qu’alimenter les ragots qui nous blessent tous les deux.

— Tout va bien, Boston, je peux me débrouiller seul, assura-t-il en se levant non sans mal.

— Mais non, ça ne va pas, Quin, objecta-t-elle en le voyant vaciller. Allons, assieds-toi. Je vais t’aider à t’habiller.

Il finit par obéir et attendit patiemment qu’elle aille chercher sa chemise et ses bottes.

A vrai dire, il envisageait le trajet jusqu’à la ville avec une certaine appréhension. En même temps, il était impatient de dissiper le malentendu qui l’opposait au shérif sur l’affaire de Phantom Springs et de le convaincre de reprendre l’enquête sur les causes de la mort de ses parents. Il était plus que jamais persuadé qu’ils avaient été assassinés. Bien entendu, Hobbs ne serait sûrement pas favorable à la réouverture de ce dossier, craignant sans doute qu’on le soupçonne d’avoir bâclé la première enquête et qu’on le sanctionne.

Quin se demandait si les responsables de la mort de ses parents pouvaient être ces quatre hors-la-loi de Phantom Springs. S’ils avaient tenté de faire disparaître les preuves de leur crime en le travestissant en accident. En fait, il ignorait quelle somme ses parents avaient sur eux au moment du drame. De plus, il n’avait jamais fait l’inventaire des marchandises qu’ils transportaient et ignorait si la facture retrouvée sur les lieux correspondait réellement au chargement dispersé dans les rochers.

A cette époque-là, il avait été trop occupé par la préparation des funérailles. Le mélange de douleur et de culpabilité qu’il ressentait alors l’empêchait de réfléchir correctement. Et puis il y avait eu la dispute avec ses frères et sa sœur qui avaient fini par s’en aller au moment où il aurait tant eu besoin d’eux.

Il regarda Boston s’agenouiller pour lui mettre ses bottes et se dit que, pour la première fois depuis deux ans, quelqu’un était à ses côtés pour le soutenir. C’était décidément une femme hors du commun, énergique et forte comme un cow-boy, vive comme la foudre, plus brûlante que la lave et… tellement désirable !

Elle semblait déterminée à tout faire pour le disculper dans cette affaire de meurtre dont l’accusait Hobbs. Or, il ne souhaitait pas qu’elle s’implique autant. Si elle devait avoir des ennuis par sa faute, il ne se le pardonnerait jamais.

L’idée de n’avoir pas été auprès de ses parents le jour du drame lui causait déjà assez de tourment. D’autant qu’ils avaient été victimes d’une attaque sauvage, cela ne faisait plus guère de doute désormais.

Il est vrai que, ce jour-là, ses frères auraient pu eux aussi leur prêter main-forte, et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils étaient aussi coupables de négligence que lui.

En voyant Boston sur le point de se relever, il chassa un instant ses sombres pensées et prit ses mains dans les siennes d’un geste tendre.

— Boston, promets-moi de ne pas dire à Hobbs que tu m’as suivi à Phantom Springs la nuit dernière.

— Ce qui est sûr, c’est que je ne te laisserai pas moisir en prison, Quin. Ta place est ici, chez toi, et tu as besoin de reprendre des forces.

Il esquissa un sourire tout en étreignant ses mains, et fit l’effort de se mettre debout. Comme tout se mettait à tourner autour de lui, il passa le bras autour des épaules de Boston pour ne pas perdre l’équilibre.

— Si tu gardes le silence à propos d’hier soir, je ne te demanderai plus rien, Boston, c’est promis.

Elle répondit par un long soupir et le regarda un moment en silence.

— D’accord, dit-elle enfin. Mais je ne t’accorde qu’une journée pour convaincre Hobbs de se mettre sans plus attendre à la recherche du vrai meurtrier.

— Je suis sûr de pouvoir lui faire entendre raison, d’homme à homme… si tu n’es pas là pour lui mordre les chevilles, plaisanta-t-il.

— D’homme à homme ! répéta-t-elle en levant les yeux au ciel.

Quin ne saisit pas vraiment le sens qu’elle entendait donner à cette expression. Ce qui était sûr, c’était que dans sa bouche cela ne sonnait pas comme un compliment !

*  *  *

En arrivant en ville, Quin sentit son mal de tête s’aggraver. La foule était massée aux abords de la prison comme si Hobbs venait d’arrêter le tueur le plus recherché du pays

Oh ! Mon Dieu ! se dit-il. Voilà du pain béni pour tous ceux qui cherchent à mettre les Cahill à genoux. Cette fois, c’en est fait de ma réputation.

Quin aperçut alors Preston Van Slyck devant la banque. Il le regardait avec insistance et affichait un large sourire. Peut-être ce scélérat n’était-il pas étranger à toute cette affaire et se réjouissait-il que le shérif l’ait désigné comme coupable…

— Maudit soit ce satané vaurien ! gronda Quin.

L’humiliation qu’il ressentait était montée d’un cran. Non seulement Van Slyck avait pris plaisir à répandre en ville la nouvelle de la déchéance de Leanna, mais en plus il venait le narguer devant la prison !

Il mériterait d’être pendu ! songea-t-il en mettant pied à terre.

A ses yeux, Van Slyck était un coureur de jupons de la pire espèce et un individu méprisable. Malheureusement, c’était lui, Quin Cahill, qui était arrêté pour un meurtre qu’il n’avait pas commis et risquait même d’être lynché par cette foule hostile.

Justement, il frémit en affrontant les regards accusateurs de tous ces gens attirés là par d’odieux commérages. En plus des fausses accusations portées contre lui, il devait subir la vindicte publique.

— Allons, venez, Cahill, dit le shérif en le conduisant vers l’escalier menant à son bureau.

Avant d’entrer, Hobbs se tourna vers les curieux et leur cria :

— Il n’y a rien à voir ici. Retournez tous à vos occupations, et laissez-moi faire mon métier !

Quin entra dans le bureau, sous les huées de la canaille des bas quartiers venue là pour se régaler de la déchéance de l’opulent propriétaire terrien.

A l’idée de passer la journée derrière les barreaux, il se sentait anéanti. Il s’efforça de se reprendre. Plus vite il convaincrait Hobbs qu’il se trompait de coupable, plus vite il sortirait de là.

Il ôta son chapeau et montra au shérif les traces des coups sur son crâne.

— Ce n’est pas un homme mort qui a pu m’assommer ainsi, vous vous en doutez, Hobbs. Quand je me suis penché sur le cadavre pour essayer de l’identifier, on m’a frappé par-derrière.

C’est à peine si le shérif daigna s’intéresser à la blessure. Il s’empressa d’ouvrir une cellule et le poussa à l’intérieur.

— Qui me dit que vous n’avez pas tiré dans le dos de l’homme de Phantom Springs alors qu’il tentait de s’enfuir avec votre argent ?

— Dans ce cas, je plaiderais la légitime défense pour avoir été attaqué et volé, rétorqua Quin. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées.

Hobbs fronça les sourcils d’un air dubitatif et referma la grille de la cellule à double tour.

— Et si c’était l’homme que vous avez payé pour incendier le ranch de votre voisine ? Il voulait vous faire chanter et vous l’avez tué pour qu’il ne parle pas… C’est ça ?

— Pour l’amour du ciel, Hobbs ! Vous avez entendu ce qu’a dit Boston… euh… miss McKnight ? C’est la foudre qui a mis le feu à son ranch.

Hobbs entra dans son bureau pour suspendre son chapeau melon à la patère, puis il prit le pot à café sur le poêle et s’en versa une tasse. Estimant que les prisonniers n’avaient pas droit à ce genre d’égards, il n’en proposa pas à Quin.

— En résumé, que savez-vous du mort de Phantom Springs ? reprit-il entre deux gorgées de café.

— Je ne l’avais jamais vu avant la soirée donnée en l’honneur de Rosa et de Lucas. Je l’ai croisé alors qu’il allait se faire servir un verre au bar, mais il ne m’a rien dit et n’a rien fait pour attirer mon attention. Adrianna se souvenait vaguement de lui, mais elle ignorait qui il était.

— Et, cependant, vous prétendez qu’il avait des révélations à vous faire sur la mort de vos parents ? insista Hobbs, l’air soupçonneux. Désolé, Cahill, mais tout ça n’est pas clair. De plus, vous faites trop parler de vous, ces temps-ci, et vous êtes mêlé à toutes les affaires louches d’une façon ou d’une autre. Si vous m’avez menti à propos de ce mystérieux cadavre, vous allez prendre le chemin du tribunal, je peux vous le garantir.

Quin tentait de dominer sa colère, mais sa frustration et son humiliation étaient telles qu’il n’était pas certain de pouvoir garder son calme encore bien longtemps.

Jamais encore il n’avait été confronté à une épreuve de ce genre. Il se rendait compte que, dans le bureau du shérif, son nom et la réputation de sa famille ne comptaient pas et qu’il n’était qu’un suspect comme un autre. Alors qu’il commençait à guérir des blessures causées par la mort de ses parents et la rupture avec ses frères et sa sœur, voilà qu’un nouvel obstacle se dressait devant lui.

Si seulement sa famille avait été là pour l’aider, plaider en sa faveur et contribuer à démontrer son innocence ! Bien sûr, il savait que Boston était de son côté, mais il ne voulait à aucun prix qu’elle soit mêlée de près ou de loin à cette sordide affaire.

— Vous savez, Hobbs, je n’ai aucune raison de mentir, soupira-t-il, exaspéré. Hier soir, j’ai bien reçu ce billet anonyme qui a été lu aussi par miss McKnight et par Hiram Butler. Ils ont tout fait pour me dissuader d’aller seul à ce rendez-vous de Phantom Springs avec tout cet argent sur moi. Ils m’ont prédit que j’allais me jeter dans un traquenard. La suite a prouvé qu’ils avaient raison !

— Où est ce billet ? s’enquit Hobbs en s’approchant de la porte grillagée.

— Chez moi.

— Et l’argent ? De quelle somme s’agissait-il ?

— Deux mille dollars.

— Deux mille ? répéta le shérif ébahi. Fichtre ! Et où sont-ils, maintenant, ces deux mille dollars ? Les avez-vous échangés contre ces… prétendus renseignements ?

— Par précaution, je les avais laissés dans ma sacoche de selle avant d’aller à la rencontre de mon informateur qui, comme je ne cesse de vous le répéter, était déjà mort. J’ai ensuite été frappé par-derrière et assommé. Je suppose que celui qui a fait ça a ensuite pris l’argent.

— Et vous n’avez pas vu celui qui vous a attaqué ? demanda Hobbs, visiblement sceptique.

— Non. Au moment où je tentais de me tourner vers lui après avoir reçu le premier coup, il a frappé une seconde fois et j’ai perdu connaissance.

Au cours du silence qui suivit, Quin décida de travestir un peu la vérité de façon à protéger Boston et amener Hobbs en croire sa version des faits.

— Je n’ai pas entendu le coup tiré avec mon revolver puisque j’étais inconscient. Je ne sais pas qui a tiré, ni sur qui ni pourquoi. Alors que je commençais à reprendre conscience, j’ai entendu trois cavaliers qui s’enfuyaient dans trois directions différentes.

Cette précision parut soudain éveiller l’intérêt du shérif qui haussa les sourcils.

— Trois ? Qui fuyaient dans trois directions ? Tiens, tiens !

— Une bande de voleurs, sans aucun doute.

Hobbs avala coup sur coup trois gorgées de café, parut réfléchir, puis posa sa tasse auprès de lui.

— Il faudrait que je retourne sur les lieux et que je fasse amener le corps ici, dit-il. Je voudrais voir aussi ce billet que vous dites avoir reçu. J’en profiterai pour poser quelques questions à miss McKnight et à Butler.

— Et moi, j’aimerais voir le billet que vous avez reçu au sujet de l’homme de Phantom Springs, répondit Quin. Je voudrais savoir si l’écriture est la même que celle du mien.

Hobbs retourna vers son bureau et revint avec le document.

Quin le parcourut rapidement et le lui rendit.

— Non, ce n’est pas la même main qui a écrit celui-ci. C’est sans doute l’un des trois hommes de la bande qui l’a rédigé.

Hobbs lui lança un coup d’œil oblique, puis alla ranger le billet dans un tiroir de son bureau.

— Maintenant, vous allez m’attendre bien sagement, Cahill. Il faut que je ferme le bureau pour poursuivre mon enquête.

Fatigué par cet interrogatoire, et en proie à une terrible migraine, Quin s’étendit pour se reposer un moment, bien qu’il doutât fort de trouver le moindre apaisement sur cette misérable couchette.

Il se demanda si ses frères et sa sœur oseraient se réjouir de le voir dans une telle détresse. Sans doute penseraient-ils comme la plupart de ceux qui le détestaient qu’il n’avait que ce qu’il méritait et que sa véritable place était en prison.

Quant aux habitants de Ca-Cross, ils ne souhaitaient probablement qu’une chose : le voir moisir dans ce trou à rats !