Adrianna s’inquiéta en voyant Ezra Fields sortir des baraquements des 4C une torche éteinte à la main. Il tourna au coin du bâtiment en avançant à petits pas comme un rat pressé de regagner son trou.
Quin, qui observait la scène avec elle, murmura quelques jurons en voyant Ezra entrer furtivement dans la grange voisine des baraquements. Il en ressortit quelques minutes plus tard tenant par la bride le rouan de couleur rousse.
— Je me demande quel sale coup il nous prépare pour ce soir, dit Adrianna alors qu’ils se mettaient en selle.
— Il n’a pas de bidon de pétrole. Donc, ils vont sûrement aller s’en prendre à nos troupeaux.
Comme ils s’y attendaient, Ezra alluma sa torche et se dirigea vers le passage séparant les 4C du ranch McKnight.
— Regarde-moi ces deux bâtards ! gronda Quin tandis que Chester Purvis, juché sur le cheval brun aux balzanes blanches, se joignait à Ezra.
Pendant que Chester allumait sa torche à son tour, Quin tendit à Adrianna le colt 45 qu’il lui destinait.
— Tiens, prends ça. On ne sait jamais.
— Non. Je te remercie, Quin, mais j’ai le mien.
— Hum ! J’espère que tu sais t’en servir, Boston.
Il grimaça
— Enfin, espérons que tu n’en auras pas besoin. Il est encore temps de rentrer chez toi, tu sais.
— Et te laisser profiter seul du spectacle ? Ah non ! A ton avis, pourquoi suis-je venue m’installer au Texas ? Sûrement pas pour passer mes journées assise dans mon fauteuil à faire de la broderie !
— Prends garde, tout de même, à ne pas servir de cible à ces vauriens. Il se pourrait que tu regrettes ton fauteuil.
— Votre prévenance me touche, monsieur Cahill, plaisanta-t-elle. Vous vous souciez tellement de mon sort que j’en frissonne d’émoi !
Quin leva les yeux au ciel puis s’éloigna au trot vers les arbres bordant le cours du Triple Creek qui alimentait en eau les deux ranches.
Les arbres offraient un refuge idéal pour surveiller discrètement les deux cow-boys.
Adrianna, qui suivait Quin, ne put réprimer un « oh ! » d’indignation en voyant Chester tirer de son sac une grande pince. Il s’apprêtait à couper les fils de fer des clôtures !
Le doute n’était plus possible : ces deux crapules allaient libérer les bêtes pour les cacher ailleurs en attendant de les vendre.
Le cow-boy accomplit sa besogne rapidement, avec méthode, comme s’il avait fait ça toute sa vie… ce qui était probable.
Les deux voleurs firent sortir une douzaine de bouvillons de l’enclos du 4C par l’ouverture pratiquée dans la clôture. Ensuite, ils passèrent du côté du ranch McKnight. Là, ils prélevèrent encore une douzaine de bœufs à longues cornes qu’Adrianna comptait vendre à Dodge City dans quelques semaines.
Elle allait lancer son cheval pour prendre les voleurs sur le fait quand Quin saisit ses rênes pour l’en empêcher.
— Pas encore ! Attendons de voir si d’autres sont mêlés à cette opération et suivons-les discrètement pour découvrir où ils vont cacher les bêtes.
Adrianna dut admettre qu’il avait raison. Il fallait qu’ils sachent ce que ces hommes allaient faire du produit de leur larcin et s’ils agissaient seuls.
Une demi-heure plus tard, les deux cow-boys arrivèrent dans une combe en cul de sac située sur la propriété McKnight. Jusque-là, personne ne les avait rejoints.
— Ah ! les misérables ! marmonna Quin.
A la lueur des torches qu’ils tenaient, Adrianna vit alors Chester et Ezra monter à flanc de colline et faire halte à mi-pente auprès d’un rocher. D’une faille creusée dans le roc, ils sortirent une liasse de billets qu’ils se partagèrent.
— Mais que diable font-ils ? murmura-t-elle, ébahie, lorsqu’ils redescendirent dans la combe.
— Ne bouge pas, Boston, je vais aller voir. Reste ici avec Cactus. Si tu entends des coups de feu, évite de me tirer dessus.
En dépit de son envie de rejoindre Quin, elle attendit sagement avec les deux chevaux dans un bosquet qui dominait la combe côté est. Elle aurait tant voulu donner une leçon à ces deux voyous qui avaient promis de se montrer loyaux au moment de leur embauche ! Cependant, elle savait qu’il avait raison d’y aller seul. Ainsi, il pourrait les approcher plus facilement et faire appel à elle par la suite s’il avait vraiment besoin de renfort.
Mais s’il était blessé, ou pire, dans un échange de coups de feu ? Que pourrait-elle faire contre deux hommes armés ?
Un revolver dans chaque main, Quin s’avança à pas de loup vers les voleurs. Ils ne se rendirent compte de sa présence que lorsqu’il fut à quelques mètres d’eux et portèrent la main à leur holster.
— Ne bougez pas ! ordonna-t-il. Sortez lentement vos armes et jetez-les à terre !
Ezra, le plus audacieux des deux, refusa d’obéir, et dégaina. Cahill fit feu et le revolver vola de la main du cow-boy.
— Tu as eu tort, Ezra, dit-il. Je t’avais dit de rester tranquille. La prochaine fois, je ne te ferai pas de cadeau. A toi de choisir.
Adrianna se dit qu’elle l’avait échappé belle lors de ses affrontements passés avec lui. C’était un excellent tireur qui n’hésitait manifestement pas à faire usage de son arme en cas de besoin.
Sous la clarté de la lune et à la lumière vacillante des torches, elle vit les visages décomposés d’Ezra et de Chester. Tous deux n’en menaient pas large.
Après tous les forfaits dont ils s’étaient rendus coupables, ils ne méritaient pas la moindre indulgence et, de toute évidence, ils le savaient.
Quand Chester eut jeté son arme à terre, Quin désigna les torches d’un geste brusque.
— Eteignez-moi ça !
Sans quitter les deux acolytes des yeux, il s’adressa alors à Boston.
— Il y a une corde dans ma sacoche de selle, Boston. Amenez-la-moi. Il faut ligoter ces deux scélérats et récupérer leurs armes.
En la voyant sortir du bosquet, tenant Cactus par la bride, les deux hommes écarquillèrent les yeux. Elle jugea inutile de tirer son revolver ou de sortir le couteau glissé dans sa botte, estimant qu’elle en aurait peut-être besoin plus tard. Mieux valait ne pas dévoiler toutes ses cartes.
Elle trouva en fait deux cordes dans la sacoche de Quin. Etonnée par leur longueur, elle se demanda s’il ne comptait pas en faire un autre usage. Pendre ces deux hommes haut et court, par exemple.
— C’est une longue marche dans la nuit qui vous attend, messieurs, reprit Quin. Mais l’air frais va vous faire du bien, j’en suis sûr.
Toujours en selle, Adrianna s’approcha des deux cow-boys.
— Descendez de cheval ! ordonna-t-elle. Et surtout pas de bêtises ! Pour votre information, j’avais proposé d’en finir tout de suite avec vous, mais Cahill a décidé de vous garder en vie… pour le moment.
Elle regarda Quin dans les yeux et ajouta à son intention :
— Je n’ai pas changé d’avis. Il est encore temps de les tuer et de les enterrer avec leurs bottes. On peut aussi les pendre à un arbre avec ces cordes. Je n’ai jamais participé à une pendaison… Ce serait une première !
— Nous verrons selon la manière dont ils vont se comporter, Boston. Pour le moment, attachez-les solidement et nouez la corde autour de leur taille. Il se pourrait que je les traîne un peu derrière mon cheval pour leur faire dire ce que je veux savoir.
Elle vit alors la pomme d’Adam des deux voleurs terrorisés monter et descendre.
— Ah oui, je connais cette méthode, Cahill, mais je ne l’ai jamais vu pratiquer, répondit-elle tout en attachant solidement Ezra. Ce doit être assez terrible d’être déchiqueté quand le cheval part au galop. J’ai entendu dire qu’il ne restait pas grand-chose de ces malheureux en fin de course.
— C’est vrai, confirma Cahill. J’ai assisté à ça au cours d’un convoyage de bétail, mais c’était un accident. Un cow-boy était tombé de sa selle et son pied est resté pris dans l’étrier. Il a fallu du temps pour arrêter son cheval, et j’avoue que le pauvre diable n’était pas beau à voir !
Ezra et Chester échangèrent un regard épouvanté tandis qu’Adrianna attachait la corde qui les ficelait à la selle de leurs chevaux. Et quand elle donna une tape sur la croupe des bêtes, les deux voleurs ne purent résister à la secousse qui les entraîna en avant.
Pour le moment, les chevaux avançaient au pas. Adrianna en profita pour fouiller la poche arrière du pantalon d’Ezra. Elle y trouva une feuille de papier et une liasse de billets. Elle fit de même avec Chester, prit l’argent qu’il avait empoché, puis ramassa les armes que Quin les avait obligés à jeter par terre.
La lumière étant insuffisante pour qu’elle puisse déchiffrer ce qui était écrit sur la feuille de papier, elle la glissa dans sa poche avec les billets et se mit en selle.
— Et maintenant, messieurs, vous allez pouvoir me dire qui a mis le feu à la maison de miss McKnight, dit alors Quin.
— On n’en sait rien, marmonna Chester en s’efforçant de respecter l’allure du cheval auquel il était attaché.
Comprenant qu’il n’obtiendrait pas de réponse, Quin n’insista pas et poussa les chevaux qui se mirent au trot. Sous l’effet de cette brusque accélération, Ezra trébucha et s’affala sur le sol en poussant un cri.
— Qui vous donne les ordres ? demanda Quin en haussant le ton, tandis que le malheureux mordait la poussière.
— On… on ne sait pas ! cria Ezra, traîné comme un vulgaire fagot de bois.
Adrianna les considéra d’un œil froid, sans la moindre compassion. Ils étaient encore loin d’être écorchés vifs et, de toute façon, ils méritaient ce qui leur arrivait.
— Permettez-moi d’insister, reprit Quin, agacé par leur entêtement. Encore une fois, qui vous paie pour briser des clôtures, voler du bétail et mettre le feu aux bâtiments et aux prairies ?
— On vous dit qu’on ne sait pas ! s’écria Chester en raclant le sol de ses bottes dans l’espoir de ralentir l’allure.
— Moi, je vais vous le dire, les gars, poursuivit Quin. C’est l’homme qui a tué un de vos acolytes à Phantom Springs pour me faire accuser de meurtre. Voilà qui c’est !
— Mais… mais non ! protesta Ezra d’un ton pitoyable. Nous, on ne sait rien de tout ça. On nous a payés pour voler du bétail, allumer des feux et entretenir les querelles entre miss McKnight et vous. Mais on n’en sait pas plus, je le jure !
— Ne jure pas, espèce de crapule ! répliqua Quin en faisant accélérer l’allure aux chevaux.
— Pitié ! On ne sait rien !
— Qui vous a payés ?
— Je ne sais pas ! Je… je l’ai déjà dit, répéta Ezra à bout de forces. Un inconnu a laissé… un mot… et des dollars dans nos malles et… il a demandé à nous rencontrer. Mais… c’était l’année dernière. Et ce soir… on a trouvé un mot et de l’argent dans un trou de ce rocher.
— Pourquoi avez-vous tué votre associé ? intervint Adrianna. Que savez-vous de l’accident de charrette de Ruby et Earl Cahill ?
— Rien ! affirma Chester, haletant. On n’a rien à voir là-dedans ! Notre seul boulot, c’était le vol de bétail et les incendies.
— Boulot ? répéta Quin avec un petit rire amer.
— Depuis combien de temps employez-vous ces hommes ? demanda Adrianna.
— Un peu plus de deux ans, je crois.
— Donc, ils ont pu être impliqués dans l’accident de vos parents à Ghost Canyon.
— Quoi ? Non ! C’est faux ! se récria Chester. On n’a rien à voir dans cette histoire, je le jure !
S’ils disaient la vérité, ce que Quin commençait à croire, ces misérables qui volaient le bétail et allumaient des feux sur les deux propriétés n’étaient pas ceux qui avaient peut-être tué ses parents.
Quelle sale affaire ! se dit-il.
Saurait-il un jour la vérité sur la mort de ses parents et sur celle de l’inconnu de Phantom Springs ? Comment retrouver les trois cavaliers que Boston déclarait avoir entendus, même avec l’aide de Lucas Burnett et de son fidèle Dog ?
Il y a au moins quelque chose de positif, ce soir, admit-il en secret.
Il arrêta alors les chevaux, releva Ezra et le fit remettre en selle ainsi que son complice.
Lorsqu’il fut en selle lui aussi, il se tourna vers Boston et la trouva belle sous la lumière argentée de la lune qui mettait en valeur la finesse de ses traits. Son charme ne se bornait cependant pas aux apparences. Il n’imaginait pas qu’un homme puisse rester indifférent à la vivacité de son esprit, à son courage, et ne voir en elle qu’un agréable passe-temps.
Au-delà de sa beauté et de sa fortune, Boston avait tant à offrir… Elle avait un sens aigu de sa propre personnalité et une vive intelligence ; elle savait très exactement qui elle était et ce qu’elle voulait. En un mot, il ne lui trouvait aucun défaut.
— Quelque chose ne va pas, Cahill ?
— Euh… non. Je réfléchissais, c’est tout, répondit-il un peu confus.
— Moi aussi, je réfléchissais, avoua-t-elle. Je me demandais si nous devions jeter ces deux-là en prison ou les enfermer pour la nuit dans le fumoir.
— J’ai assez vu le shérif et la prison ces derniers temps, Boston. Ces deux crapules peuvent sans problème passer la nuit dans une cabane et panser eux-mêmes leurs blessures. Nous pouvons attendre demain pour les conduire en ville où ils devront répondre de leurs crimes.
Une heure plus tard, les deux cow-boys, dûment ligotés pour prévenir toute tentative d’évasion, étaient enfermés dans une cabane.
Quin retrouva Boston qui l’attendait, tenant son cheval par la bride.
— Je pense que Butler et les autres doivent se demander où tu es passée, dit-il comme ils arrivaient au ranch des 4C.
— Ne t’en fais pas pour eux, je leur ai dit que nous partions ensemble pour essayer de résoudre l’énigme des vols de bétail.
— C’est vrai ? fit-il en esquissant un sourire. Butler est tellement protecteur avec toi qu’il est capable d’envoyer une équipe à notre recherche.
— Sois sans crainte, Quin, j’ai encore quelques heures de liberté.
Ils attachèrent les chevaux devant le perron et entrèrent dans la maison. Après avoir refermé la porte, Quin souleva Boston dans ses bras et s’engagea dans l’escalier. Il monta jusqu’au dernier étage, la déposa sur le lit de la grande chambre et entreprit de lui témoigner à sa façon toute sa gratitude pour l’avoir aidé à capturer les deux voleurs de bétail.
Et, bien sûr, elle n’émit pas la moindre protestation !
* * *
— Eh bien, Addie K., est-ce que votre mission nocturne a porté ses fruits ?
Le jour commençait à se lever et Adrianna venait à peine d’arriver chez elle que Butler la questionnait déjà. Adossé à la rampe en haut de l’escalier, il la regardait d’un air goguenard. Pour une fois, il était plutôt négligé dans sa tenue. Il avait de toute évidence enfilé en hâte son pantalon et sa chemise en l’entendant rentrer, et il était pieds nus. Jamais elle ne l’avait vu ainsi.
Bien sûr, elle se garda de lui raconter sa folle nuit dans le lit de Quin. C’était là un secret qu’elle ne pouvait partager avec personne, et surtout pas avec Butler. D’ailleurs, par « mission nocturne », il entendait certainement la recherche des voleurs de bétail et rien d’autre.
— Oui, la nuit a été très profitable, en effet, répondit-elle en montant l’escalier. Nous avons capturé l’un de mes hommes et l’un de ceux de Cahill qui complotaient contre nous. Ils avaient sur eux un billet par lequel on leur donnait l’ordre de mettre le feu aux baraquements des 4C cette semaine.
— J’espère que vous les avez livrés au shérif !
— Non, pas encore. Ils ont passé la nuit dans une cabane du ranch de Cahill. Il va les emmener en ville en fin de matinée et les remettre au shérif.
— Parfait, dit Butler avec un soupir de soulagement. Dès qu’ils seront en lieu sûr, le shérif pourra les interroger sur le crime de Phantom Springs dans lequel ils ont pu jouer un rôle.
Il s’interrompit un instant et ajouta avec un large sourire :
— Bien ! Maintenant que nous sommes débarrassés de cette affaire, je peux vous annoncer mon mariage avec Béatrice à la fin de la semaine !
— Mais c’est une merveilleuse nouvelle, Butler ! s’exclama Adrianna en joignant les mains. Je vais pouvoir préparer une belle récept…
— Mais enfin…
— Nous préférons une cérémonie intime, sans tambour ni trompette. C’est pour nous la meilleure façon de commencer notre nouvelle vie au Texas.
— Bien entendu, vous pourrez disposer entièrement de la maison avec Béa, proposa Adrianna.
— C’est trop aimable à vous, Addie K. Mais… où allez-vous vivre avec Elda ?
Elle hausa les épaules comme s’il ne s’agissait que d’un détail sans importance.
— Au lieu de restaurer le nouveau bâtiment détruit par l’incendie, je vais faire construire une autre maison et nous nous y installerons. De toute façon, Elda travaille aux 4C pour le moment, et elle semble y être très heureuse. Dès lors, j’ai tout mon temps.
Alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre, Butler la retint par le bras.
— Cahill ne vous a donc pas demandé votre main ? s’enquit-il, les sourcils froncés.
— Non. D’ailleurs, que ferait-il de ma main alors qu’il en a deux ? plaisanta-t-elle. Et bien plus habiles que les miennes, je vous assure !
Insensible à ces plaisanteries, le comptable se fit plus sérieux.
— L’épouseriez-vous, s’il vous le demandait ?
Adrianna ne tenait pas à aborder ce sujet avec son comptable. Elle avait eu le coup de foudre pour Cahill, et l’idée de lui avouer ses sentiments la terrifiait d’autant plus qu’elle craignait que son intérêt pour elle n’aille pas au-delà des merveilleux moments qu’ils passaient au lit.
— Je ne sais pas, Hiram, répondit-elle enfin en soutenant son regard. Peut-être dans une dizaine d’années. Cela me semble une durée raisonnable pour faire la cour à une femme, n’est-ce pas ?
Laissant Butler méditer cette insolente repartie, elle fila vers sa chambre. Tout en se déshabillant, elle se dit que la réponse qu’elle venait de lui faire le calmerait pour un moment. De toute façon, elle n’avait pas le temps de s’interroger sur l’amour qu’elle vouait au séduisant fermier aux yeux d’argent, ni sur les sentiments qu’il pouvait éprouver à son égard. Ils avaient une enquête à mener sur les circonstances de la mort des parents Cahill et ignoraient encore s’il s’agissait ou non d’un vol qui avait tourné au meurtre.
Le point positif, dans tout cela, c’était que Quin l’avait associée à ses recherches et que, ainsi, ils se voyaient tous les jours. Pour le moment, elle s’estimait satisfaite de leurs relations telles qu’elles étaient.
Elle s’endormit sereinement en rêvant à la passion brûlante qu’elle partageait avec cet homme.
* * *
Après quelques courtes heures de repos, Adrianna enfourcha son cheval et se rendit aux 4C pour conduire les deux voleurs en ville avec Cahill.
— J’ai hâte de savoir ce que ces deux scélérats ont à dire sur cette prétendue malédiction qui leur sert à couvrir leurs méfaits, dit-elle à Quin. Et de plus, je me demande si nous ne devrions pas dire au shérif que ces deux-là sont peut-être mêlés au meurtre de Phantom Springs. Ainsi, il ne te considérera peut-être plus comme le seul coupable possible.
— Peut-être. Mais nous ne devons pas fournir à Hobbs un prétexte qui le dispense de rechercher le véritable tueur et ses complices.
Il la laissa seule quelques instants pour aller s’assurer que Chester et Ezra, qui les suivaient sur leurs chevaux dont il tenait les brides, étaient toujours solidement ligotés et dans l’impossibilité de tenter de s’échapper.
— Je continue à me demander si toutes ces affaires sont liées, et je ne suis pas sûr d’obtenir un jour une réponse, reprit-il avec un soupir d’exaspération en se portant de nouveau à sa hauteur. C’est un supplice pour moi de ne pas savoir si mes parents ont été ou non assassinés par des voleurs qui les ont attaqués. Il n’y avait que mon informateur de Phantom Springs qui aurait pu me le dire, mais il est mort.
— Je comprends que ce soit douloureux pour toi, Quin, dit Adrianna en posant la main sur son épaule. Tu devrais peut-être prendre contact avec tes frères et ta sœur et leur dire que…
— Non ! l’interrompit-il d’un ton sans appel. Ils ont choisi de vivre leur vie, et c’est tant mieux. Tant que je ne suis pas sûr que nos parents sont morts à la suite d’un vol qui a mal tourné, je n’ai rien à leur dire. Ils pourraient croire que j’ai trouvé là un prétexte pour les faire revenir au bercail.
Il paraissait si déterminé qu’Adrianna estima préférable de ne pas insister sur ce point. Le conflit qu’il entretenait avec sa famille n’était manifestement pas près de se résoudre ; il était bien trop orgueilleux et trop têtu pour reprendre contact avec ses frères et sa sœur. Cela dit, elle comprenait sa rancœur. Il avait sollicité leur aide après les obsèques de leurs parents, et ils avaient préféré suivre leur propre chemin, ce qu’il considérait comme une trahison. Cependant, elle comprenait aussi Leanna, Chance et Bowie, car elle avait agi comme eux en quittant Boston pour venir s’installer au Texas.
Elle ne put s’empêcher de se demander s’il lui ferait le même reproche qu’à eux.
En entendant siffler le train du matin qui arrivait en gare de Ca-Cross, elle songea au jour de son arrivée en ville, moins de deux mois plus tôt.
Elle était alors pleine de projets, débordant d’enthousiasme et de rêves fous à l’idée de vivre comme les Texans… Depuis, tout ce qu’elle avait fait, c’était se quereller avec son voisin, endurer les méfaits de voleurs et d’incendiaires, et alimenter toutes sortes de commérages. Certes, elle avait aussi découvert l’amour pour la première… et peut-être la seule fois de sa vie.
Son regard s’attarda sur le beau visage de Quin. Sa fascination pour ses yeux aux reflets d’argent qui pouvaient exprimer avec la même intensité la passion ou la colère était telle qu’au premier jour.
Elle sourit malgré elle et se dit que mieux valait sacrifier son cœur à un rude éleveur tel que lui qu’à un coureur de dot de Boston qui ne voyait en elle que la clé du coffre-fort familial.
— Qu’est-ce qui te fait sourire, Boston ?
Prise au dépourvu, elle s’empressa d’improviser une réponse.
— Je me demandais quelle serait ma prochaine aventure. Je ne suis ici que depuis six semaines, et ma vie est une succession d’émotions et de mystères. Les histoires des romans d’aventures à deux sous sur l’Ouest sauvage que je lisais naguère sont devenues mon quotidien. Mais ne vas pas croire que je m’en plains !
— C’est le Texas, ma chère, répliqua-t-il avec un clin d’œil malicieux. Ici, il se passe toujours quelque chose. Je crois bien que je mourrais d’ennui si je devais vivre dans une ville comme Boston.
— C’est bien ce qui a failli m’arriver. Mais, Dieu merci, je me suis échappée à temps !
* * *
Quin essaya de convaincre Boston d’aller passer un moment avec sa cousine à la boutique pendant qu’il mènerait les deux cow-boys chez le shérif, mais rien n’y fit. Elle assurait avoir compris ce qui liait Ezra Fields et Chester Purvis et tenait à s’entretenir elle-même avec Hobbs.
Hobbs, pour sa part, ne cachait pas son aversion pour les femmes dans son genre qui n’avaient pas la langue dans leur poche ! Comme la plupart des hommes, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, il estimait que les femmes devaient rester à leur place.
Quin savait qu’il avait commis une erreur en lui conseillant, lors de leur rencontre, de repartir pour Boston et d’y rester. Il serait affreusement malheureux si elle retournait dans sa ville natale, même si le fait qu’elle vive non loin de chez lui alors qu’il était seul dans sa grande maison était un tourment quotidien.
Il s’empressa de chasser cette idée et fit descendre Ezra et Chester de cheval après les avoir détachés. Puis, sous la menace de son arme, il les fit entrer dans le bureau du shérif. Comme d’habitude, Tobias Hobbs était en costume trois pièces et venait à peine d’ôter son chapeau melon pour le suspendre derrière la porte.
En voyant entrer les deux hommes que Cahill tenait en respect, il fronça les sourcils.
— Ne me dites pas c’est vous qui faites maintenant la loi dans cette ville, Cahill ! s’exclama-t-il.
Agacé par cette attaque, Quin le foudroya du regard.
C’est alors qu’Adrianna intervint.
— Pour votre information, shérif, c’est moi qui ai mené l’enquête et qui ai découvert que ces deux-là étaient des voleurs de bétail et des incendiaires.
Ravi de la voir reprendre son rôle d’agitatrice, Quin ne put s’empêcher de sourire.
— Vous ? fit Hobbs.
Désarçonné, il observa tour à tour Boston et les deux prisonniers comme s’il avait du mal à la croire capable d’un tel exploit.
— En outre, ajouta-t-elle avec son plus bel accent de l’Est, j’ai la preuve irréfutable que ces deux hommes ont mis volontairement le feu à ma maison, et je les confondrai moi-même devant la cour de justice.
Le shérif bondit hors de son fauteuil.
— Vous voulez dire que…
— Je veux dire que j’en fournirai moi-même la preuve au juge, interrompit-elle.
Elle désigna les deux cow-boys et continua :
— Ces deux crapules ont reconnu avoir été payées pour répandre une stupide histoire de malédiction sur les Cahill. Et cela pour faire diversion pendant qu’ils volaient du bétail et incendiaient ma maison et les prairies des 4C. Comme je viens de vous le dire, j’en apporterai les preuves à la cour.
Hobbs observa d’un œil dubitatif les deux cow-boys, puis se tourna vers Cahill.
— Apparemment, vous leur avez extorqué ces aveux. Vous savez qu’il existe des lois qui réglementent la justice entre citoyens ?
— Quand on voit la façon dont vous avez mené votre enquête sur le meurtre de Phantom Springs, on est tenté de faire justice soi-même ! rétorqua Boston. Je ne suis pas sûre que vos interventions soient de nature à faire régner l’ordre dans la région !
Quin jubilait intérieurement. Quand Boston lançait un brûlot, l’effet était assuré. Elle enflammait l’adversaire qui, à bout d’arguments, finissait par se consumer lamentablement. Il la jugeait décidément faite pour ce pays. Oui, elle était digne du Texas. Quant à Hobbs, il avait perdu de son arrogance et semblait enfin disposé à accorder une oreille attentive aux plaignants.
— En fait, nous allons peut-être élucider le meurtre à votre place, insista Quin avec un sourire perfide.
Dérouté par cette nouvelle attaque, le shérif tenta de se reprendre.
— Donc, si je comprends bien, Cahill, vous pensez que ces deux hommes ont essayé de vous extorquer de l’argent et de vous faire passer pour le meurtrier ?
— Non ! protesta Chester. D’accord, on nous a payés pour harceler Cahill et cette femme, mais on ne sait pas qui leur voulait du mal. On n’a jamais vu personne. On recevait seulement des mots pour nous indiquer ce qu’on avait à faire. C’est la vérité.
— Des mots anonymes ! précisa Quin en s’adressant au shérif. Vous entendez ça, Hobbs ? Moi j’aimerais beaucoup savoir qui se cache derrière tout ça. Qui donne les ordres.
En bougonnant, Hobbs prit les clés des cellules sur son bureau et alla mettre les deux hommes derrière les barreaux. Lorsqu’il revint, il fouilla dans un tiroir et en sortit des formulaires qu’il tendit à Quin.
— Tenez, vous allez me remplir ces déclarations, Cahill. Pendant ce temps, je vais aller enquêter en ville et tenter de savoir qui était l’homme assassiné.
Il fit un mouvement du menton en direction des cellules et ajouta :
— Mais peut-être qu’ils vous ont donné un nom ? Ça m’éviterait de perdre du temps.
— Moi, je dois partir, dit Adrianna. Si vous avez besoin de moi, shérif, vous me trouverez dans la boutique de Rosa.
— Vous pouvez y aller, dit Hobbs.
— Je suis certaine que vous êtes content de me connaître, shérif, insista-t-elle, délibérément insolente.
— Ravi ! répondit-il, caustique.
Dès qu’elle fut partie, Hobbs se tourna vers Quin.
— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous vous acoquinez avec cette langue de vipère !
Quin continua à remplir son formulaire sans se troubler et se dit qu’il aimait bien la langue de Boston et la façon dont elle en jouait… Hobbs ne savait pas ce qu’il perdait !
* * *
Adrianna donna à Rosa une version abrégée de la capture des deux cow-boys.
— Et tu crois avoir mis un terme définitif aux vols de bétail ? ironisa Rosa, sceptique. Quel exploit ! Est-ce que ces deux vauriens ont reconnu au moins avoir volé l’argent de Quin à Phantom Springs et avoir assassiné cet inconnu ?
— Non. Ils nient toujours. Mais je ne serais pas étonnée qu’ils soient impliqués dans ce meurtre d’une façon ou d’une autre.
— Je n’ai pas l’habitude de cancaner avec les clientes, mais je ferai une exception pour raconter la capture de ces deux-là de façon à laver Quin de tout soupçon.
— Merci, Rosa. Il a déjà assez de tourments avec le mystère qui pèse encore sur les circonstances de la mort de ses parents. On ne sait toujours pas s’ils ont simplement manqué un virage dans la descente de Ghost Canyon ou s’ils ont été attaqués.
— Oui. J’imagine aisément qu’il puisse être rongé par le doute, murmura Rosa.
Elle eut alors un petit rire malicieux et ajouta :
— Dieu soit loué, tu es là pour le réconforter et le consoler !
— J’ai quitté le ranch des 4C hier, lui dit aussitôt Adrianna.
— Vraiment ? Dommage. Je trouvais que vous formiez un couple tout à fait… intéressant.
— Veux-tu dire par-là que nous nous « méritions » l’un l’autre ? Il est obstiné et grossier, et moi je suis un garçon manqué dans l’âme !
— Tu sais parfaitement ce que sous-entend ma remarque, Addie K. Quels sont tes sentiments à son égard ?
— Oh ! A propos…, fit Adrianna qui préférait éviter ce sujet. Je ne t’ai pas dit que Hiram et Béatrice ont l’intention de se marier ! Je leur ai prêté ma maison et je vais aller vivre ailleurs. Je me demande si je ne vais pas accepter ta proposition de camper chez toi en attendant que ma nouvelle maison soit bâtie.
— Tu veux dire que tu viendrais habiter mon appartement avec Elda ?
— Elda adore travailler chez Cahill. Je crois qu’il est amoureux de sa cuisinière.
Plus qu’il ne l’est de moi ! ajouta-t-elle en silence.
— Tu peux t’installer chez moi dès ce soir, Addie K. Je compte fermer tôt et rentrer avant la nuit. Lucas et moi devrions pouvoir emménager très bientôt dans notre nouvelle maison, les travaux avancent bien.
— Merci, cousine. Maintenant que les voleurs et incendiaires sont sous les verrous, j’aurai plus souvent l’occasion de te rendre visite. J’aimerais aussi voir Lucas pour lui acheter quelques colts.
— Je pense qu’il sera ravi de te rendre ce service. Essayons de prévoir une soirée pour la semaine prochaine. Tu viendras avec Quin, naturellement ?
— Je ne savais pas que tu jouais les marieuses ! remarqua Adrianna avec une pointe d’aigreur.
— Plains-toi ! Tu as la chance d’avoir une couturière talentueuse et une marieuse avisée en une seule et même personne, répliqua Rosa, ponctuant sa repartie d’un rire léger.
Elle adressa à sa cousine un clin d’œil malicieux et conclut :
— Bonne journée, Addie K. chérie !