Chapitre 1

Cahill Crossing, Texas, printemps 1880

Quin Cahill descendit de cheval et parcourut d’un regard hostile les saloons et les dancings alignés le long de la nouvelle ligne de chemin de fer. Avec tristesse, il pensa à ses parents. Ceux-ci se seraient certainement opposés à l’implantation de ces commerces mal famés dans une ville qui portait leur nom.

Le tourment que lui causait encore leur disparition et l’explosion de colère qui avait dévasté sa famille affectaient gravement son humeur. Tout cela laissait un grand vide dans son cœur.

Repoussant ses idées noires, il décida d’aller boire un verre au Hell’s Corner Saloon. Ensuite, il se rendrait de l’autre côté de la voie ferrée, dans le quartier respectable de la ville, pour y faire quelques courses.

— Salut, Quin.

Sidney Meeker — dit Sid —, le barman chauve aux yeux noirs, l’accueillit avec son bon sourire habituel.

— Whisky ?

Pour toute réponse, Quin se borna à hocher la tête et s’accouda au bar. Il jeta un coup d’œil à la salle et remarqua quelques visages inconnus autour de la table de poker.

Hum ! Des tricheurs, de toute évidence, se dit-il avec ironie, venus là pour plumer quelques soldats de Fort Ridge, les cow-boys du voisinage ou encore de misérables poseurs de rails.

Sid considéra son client avec curiosité tout en essuyant un verre qu’il posa ensuite sur le comptoir.

— Comment vont les choses au ranch des 4C ? demanda-t-il tout en versant le whisky. Toujours des ennuis avec les voleurs de bétail et les squatters ?

Quin avala une lampée de whisky, savourant le feu de l’alcool qui coulait en lui. Il chassait ainsi le souvenir amer de l’image qui le hantait toujours : celle de ses frères et de sa sœur le jour des obsèques de Pa et Ma, quand ils avaient quitté le ranch après leur mémorable dispute.

— Moins de problèmes que l’an passé, dit-il en faisant signe à Sid de le resservir.

— Tant mieux. C’est une bonne chose pour toi et pour les éleveurs du coin.

D’un geste machinal, Sid passa l’éponge sur le comptoir dépoli en ajoutant :

— Surtout pour les nouveaux propriétaires du ranch voisin du tien. Je les ai vus descendre du train ce matin.

Cette nouvelle retint l’attention de Quin. Depuis plus de six mois, il tentait sans succès d’acquérir ce ranch abandonné. Une famille huppée avait pris l’avantage sur d’autres acheteurs avant de, peu après, lâcher l’affaire. Quin avait alors écrit plusieurs lettres au siège d’une banque de Boston pour faire une offre au groupe d’investissements M.G. et L., mais on lui avait répondu qu’une personne du nom de McKnight avait déjà acquis presque toutes les parts de la propriété.

Le barman sourit en reprenant :

— Si tu avais vu le remue-ménage autour de la gare ce matin ! Des chariots pleins de meubles, de poutres, de matériaux de toute sorte, et du bétail de bonne race… Ah ! on peut dire que les nouveaux propriétaires du ranch ne sont pas des fauchés !

Il désigna d’un mouvement de tête la porte d’entrée et continua :

— Même que mes clients sont sortis pour voir ça. Ceux qui sont allés jusqu’à la gare ont aussitôt été embauchés pour convoyer tout ce bazar jusqu’au ranch.

Quin hocha la tête et commanda un autre verre. Il avait désormais l’opportunité de rencontrer le nouveau propriétaire du ranch qu’il convoitait depuis si longtemps. Le dénommé McKnight déchanterait vite quand il verrait l’état de délabrement de la maison et les quelques bêtes faméliques dédaignées par les voleurs de bétail.

— Rien que du beau monde ! commenta le barman en s’accoudant au comptoir. Un dandy aux belles manières, tiré à quatre épingles, et trois ladies d’une élégance rare. Ils ont loué une voiture aux écuries voisines et sont partis vers le ranch il y a quelques heures.

Quin sourit en imaginant le choc culturel qu’allaient subir ces citadins venus de l’Est. Bien que la population de Cahill Crossing se soit considérablement accrue depuis l’arrivée du chemin de fer, les événements mondains y étaient encore rares. Bien sûr, il y avait les kermesses de l’école et de la paroisse destinées à collecter des dons et des fournitures, mais ce genre d’événement était sans rapport avec les galas de la Nouvelle-Angleterre.

Il pressentait que ses prestigieux voisins n’allaient pas tarder à plier bagage et à rentrer en vitesse à Boston. Ainsi, il serait le mieux placé pour acquérir leur propriété à un prix intéressant… pour lui ! Cette terre, à l’ouest de son ranch, offrait en effet des prairies d’herbe grasse, une source abondante, et des collines boisées idéales pour les troupeaux durant les étés torrides. Elle était aussi abritée du redoutable vent du nord qui balayait la région au cours des hivers longs et rudes.

Oui, il était bien décidé à mettre la main sur cette propriété comme il l’avait fait pour d’autres des environs, réalisant ainsi le rêve d’expansion du ranch des 4C, si cher à son père.

— Dommage que Bowie, Leanna et Chance ne soient plus là pour me prêter main-forte, marmonna-t-il pour lui-même.

— Hein ? fit Sid.

— Oh ! Non, rien…

Quin reposa son verre sur le comptoir puis annonça en tournant les talons :

— Je vais faire quelques achats. Merci pour ce dernier verre, Sid.

Il enfourcha son hongre bai à la crinière noire et soyeuse qu’il avait appelé Cactus en raison de son caractère parfois ombrageux. Il avait entendu certains de ses bouviers murmurer qu’il formait avec son cheval un couple aussi fusionnel que redoutable. Si Cactus était par moments difficile à maîtriser, il savait faire preuve d’une énergie stupéfiante et d’une endurance incomparable sur les longues distances. En outre, il ne l’avait jamais laissé en plan dans les moments difficiles… contrairement aux frères Cahill et à leur sœur !

Après avoir traversé la rue face au Château Royal Hôtel, le nouvel établissement de luxe construit pour le confort des voyageurs, il fit halte devant les magasins généraux de Town Square.

Il songea à ses nouveaux voisins et se plut à imaginer la tête de McKnight découvrant l’état pitoyable du ranch. Nul doute que, dans moins d’une semaine, l’homme viendrait le supplier à genoux de le débarrasser de cette propriété à l’abandon. Ainsi, il ajouterait une nouvelle étoile au domaine des 4C qui faisait l’orgueil de ce coin du Texas.

*  *  *

En arrivant en vue du ranch qu’elle venait d’acquérir, Adrianna McKnight considéra avec un brin de déception le bardage à clin délavé de la façade. A l’évidence, cette triste bâtisse réclamait tous ses soins. Le toit avait besoin d’être refait, sans parler des murs qui s’effritaient. En outre, il n’y avait pas le moindre petit massif de fleurs pour apporter une touche de couleur à ce morne paysage. Décidément, rien n’était fait pour lui souhaiter la bienvenue au Texas !

— Juste ciel ! Quand je pense que j’ai quitté ma belle cuisine de Boston pour ça ! gémit Ezmeralda Quickel, la petite rousse replète qui l’accompagnait.

En la voyant si déconfite, Adrianna se mit en devoir de la rassurer.

— Je suis certaine que nous verrons les choses autrement quand nous aurons repris des forces après notre long voyage.

Elle sourit avant d’ajouter, un peu dubitative :

— J’espère néanmoins que l’intérieur de la maison est en meilleur état.

— Dieu vous entende, chère Addie ! s’exclama Béatrice Fremont, la gouvernante. Rien qu’à la pensée des tonnes de poussière qui m’attendent là-dedans, j’ai déjà envie d’éternuer ! Il va nous falloir un bon bout de temps pour faire de cette masure une résidence un peu pimpante.

Hiram Butler, l’homme d’affaires et ami d’Adrianna, jeta un vague coup d’œil alentour.

— Eh bien ! fit-il. Je savais que le Texas était une région de vastes plaines et de collines, mais j’ignorais que l’habitat était aussi dispersé. Notre plus proche voisin doit être à plusieurs miles d’ici !

A dire vrai, elle s’étonnait que ses collaborateurs et compagnons de voyage aient accepté un tel déracinement. Elle possédait presque toutes les parts de propriété de ce ranch perdu, à l’exception de celles détenues par son unique cousine, Rosalie Greer Burnett. Dans sa dernière lettre, Rosa lui avait appris que le ranch venait d’être abandonné par le précédent occupant qui avait détourné tout l’argent destiné à son entretien.

Elle avait projeté la construction d’un nouveau bâtiment pour agrandir l’habitation principale, mais sans imaginer que tout serait à reprendre. Quoi qu’il en soit, elle était résolue à s’installer là. Cette vie de fermier représentait pour elle un nouveau défi. Elle prouverait qu’elle était capable de renoncer aux soirées mondaines de Boston et de tourner le dos aux coureurs de dot.

Foi d’Adrianna Kathleen McKnight, elle relèverait cette propriété de ses ruines… si elle ne se tuait pas à la tâche !

Elle n’était plus cette débutante futile entourée de sa petite cour et dorlotée par ses prétendus amis de Boston. Bien sûr, elle avait contrarié son père, aujourd’hui disparu, par son refus de devenir la respectable lady qu’il aurait voulu qu’elle soit. Elle avait essayé, pour lui faire plaisir, de se mêler à la bonne société de Boston, mais avec si peu de conviction que son père n’avait pas été dupe. Et cette tentative n’avait eu pour effet que de la rendre malheureuse.

Donc, après la mort de Reuben McKnight à la suite d’une longue maladie, elle s’était empressée de suivre le conseil de sa cousine Rosa : partir vers l’Ouest pour une nouvelle vie. En faisant l’acquisition de ce ranch, elle s’était dit que, même dans la mort, son père serait fier d’elle. Et surtout qu’il lui avait transmis son sens des affaires. Elle n’était plus cette poupée de porcelaine promise à quelque nouveau riche qui l’exhiberait dans les salons comme un trophée.

Bien résolue à réussir sa nouvelle vie, à triompher de ce défi, elle descendit de la carriole la tête haute — avec précaution toutefois pour ne pas trébucher et perdre la face devant les journaliers embauchés pour décharger des chariots ses meubles et ses nombreux colis.

— Veuillez monter mes bagages à l’étage, ordonna-t-elle sur un ton péremptoire qui aurait fait la fierté de son père. Ensuite, vous rentrerez les meubles et je vous indiquerai où les installer.

— Et… on les met où, ces poutres ? demanda un soldat démobilisé recruté à la gare avec les autres.

Adrianna désigna un hangar à l’écart de la maison.

— Entassez-les là-bas, s’il vous plaît.

Elle s’avança d’un pas décidé vers la véranda qui entourait la maison mais, quand elle ouvrit la porte d’entrée, l’entrain qui l’animait retomba en un instant. Tous les meubles de l’ancien occupant avaient disparu, de même que les tapis. La poussière, en revanche, était bien là, nappant tout d’un voile gris, des parquets à l’escalier en passant par l’embrasure des fenêtres. Des toiles d’araignée ornaient le plafond de généreux festons, telles de pitoyables guirlandes, vestiges de fêtes oubliées.

— Oh ! Mon Dieu…, murmura-t-elle, aussitôt relayée par ses deux compagnes, également consternées par ce triste spectacle. Béa, il va falloir nous mettre au travail, poursuivit-elle. C’est en effet désastreux, comme nous le pensions.

— Que le ciel nous vienne en aide ! marmonna Béa en parcourant d’un regard ébahi le hall d’entrée et ce qui avait été le grand salon.

— Merci à toutes les deux de m’avoir suivie jusqu’ici, reprit Adrianna, mais si vous préférez rentrer à Boston, je ne vous en voudrai pas. Là, au moins, vous retrouverez un cadre de vie plus familier. Je peux vous faire réserver deux chambres au Château Royal Hôtel, ainsi vous serez sur place pour prendre le premier train demain matin.

D’un geste machinal, Béa passa l’index sur la rampe d’escalier comme pour évaluer la couche de poussière.

— Vous n’allez pas rester seule dans cet abominable taudis, Adrianna ! J’ai passé ma vie au service de vos parents, et je ne vous abandonnerai pas ici. Dussé-je y passer des semaines, je m’engage à venir à bout de toute cette saleté.

— Je pense comme Béa, intervint alors Elda, la cuisinière. Toutefois, j’aimerais jeter un coup d’œil dans la cuisine.

Toutes trois se dirigèrent vers l’arrière de la maison et, en découvrant la cuisine, Adrianna poussa un soupir… de soulagement. La cuisinière, le garde-manger et la table étaient bien à leur place. En levant les yeux vers la cloison vitrée, elle devina derrière les vitres crasseuses le mobilier de la cuisine d’été donnant sur le jardin.

— C’est entendu, je reste ! annonça Elda d’un ton ferme.

— Il faudra commencer par repeindre ces vilains murs de plâtre, suggéra Béa tout en relevant une mèche de ses cheveux noirs. Et aussi se débarrasser de la vermine qui court partout, toutes ces variétés de bestioles à deux, quatre, et même huit pattes ! Et je ne parle pas de celles qui volent !

Adrianna se tourna alors vers son homme d’affaires qui s’était approché. Il scrutait les moindres recoins de la pièce avec la même attention que s’il parcourait les colonnes de ses livres de comptes.

— Et vous, Butler ? Voulez-vous retourner à Boston ou vous installer à l’hôtel en attendant que ce soit habitable ici ?

L’homme se redressa de toute sa hauteur, cinq pieds et dix pouces, puis, d’une pichenette épousseta la manche de son habit.

— J’ai promis à votre père que vous prendriez un nouveau départ dans les meilleures conditions, Adrianna, et je tiendrai mes engagements.

Bien que se réjouissant en secret de cette décision, Adrianna se demanda si ses trois fidèles employés n’avaient pas fait ce voyage uniquement pour respecter les dernières volontés du défunt sur son lit de mort.

— Rassurez-vous, mes amis. Vous serez bientôt déliés de tous les serments que vous avez pu faire à papa, dit-elle. J’ai bien l’intention de redonner vie à ce ranch et de nouer d’étroites relations avec ma cousine Rosalie et son mari. Boston ne représente plus rien pour moi, désormais. Vive le Texas !

— Donc, nous restons, déclara Butler après avoir noté que Béa et Elda acquiesçaient d’un signe de tête. Ma chère enfant, vous êtes à vous seule toute notre famille. De toute manière, je n’aurais pas bougé d’ici avant de m’être assuré que Lucas Burnett est le mari qui convient à notre charmante Rosalie.

Dans un élan de gratitude, Adrianna sauta au cou de Butler qui cependant ne perdit rien de sa dignité. Ensuite, elle prit Béa et Elda par les épaules et les serra contre elle avec effusion.

— Je vous adore, tous les trois, et je ne sais comment vous dire à quel point j’apprécie votre loyauté. Vous m’avez toujours soutenue dans les moments difficiles et je vous en remercie.

Elle les libéra alors et ajouta avec entrain :

— Ce ranch est assurément une épreuve nouvelle pour moi, et j’entends bien la surmonter avec votre aide. La première chose à faire est de rendre nos chambres habitables.

Pivotant sur ses talons, elle entra dans la salle à manger désespérément déserte.

— Nous aurons aussi besoin d’un endroit où nous reposer après les rudes journées de travail qui nous attendent.

— Cette pièce est exactement ce qu’il nous faut, renchérit Béa. Dès que j’aurai quitté ma tenue de voyage, j’enfilerai ma blouse et retrousserai mes manches pour la nettoyer. Foi de Béa, nous serons débarrassés de toute cette poussière dès ce soir !

Un peu plus tard, tandis que ses trois employés dirigeaient la cohorte des porteurs de bagages, Adrianna surveilla le rangement des poutres dans le hangar. Après cela, elle se rendit dans l’enclos voisin de la vaste grange pour veiller à l’installation de son troupeau de race Hereford.

Elle avait vendu sa magnifique demeure de Boston mais conservé la propriété de campagne où elle élevait des bœufs et des chevaux de race. Pour y avoir connu le bonheur et la liberté pendant les dix-huit premières années de sa vie, elle avait pour cette maison un attachement particulier. Ensuite, il lui avait fallu apprendre à se conduire en digne héritière comme le souhaitait son père… ce à quoi elle n’avait pu vraiment se résoudre.

Plus jamais je ne me plierai aux exigences de qui que ce soit ! songea-t-elle. Aujourd’hui, j’accède à mon indépendance. Je vais enfin pouvoir être celle que je suis !

*  *  *

En se dirigeant vers le ranch des McKnight, Quin croisa un convoi de charrettes vides qui retournait vers la ville.

Dommage qu’ils ne repartent pas avec leurs meubles et tout leur barda ! se dit-il en esquissant un sourire. Cela leur aurait fait économiser du temps et de l’argent.

Il avait vu plus d’une fois de nouveaux propriétaires de ranches battre en retraite. Ainsi, des investisseurs venus d’Angleterre ou d’Irlande s’offraient une propriété au Texas et engageaient des fermiers incompétents qui mettaient la clé sous la porte au bout de quelques mois. Au cours des deux dernières années, il avait ainsi racheté au plus bas prix deux fermes à des Anglais, ce qui lui avait permis d’ajouter au domaine des 4C de belles étendues de terres, des granges, étables, et maisons d’habitation.

Bientôt, celle des McKnight serait à vendre pour une bouchée de pain. A la pensée qu’il ne pourrait même pas fêter son succès avec ses frères et sa sœur, il soupira. A l’exception de Bowie, le représentant de la loi, il ignorait où ils étaient, mais il supposait que Chance et Leanna avaient gardé le contact avec lui. Tout ce qu’il souhaitait, c’était leur bonheur dans leur nouvelle vie.

Bien sûr, ils se fichaient pas mal qu’il travaille comme une bête pour faire du 4C, ainsi que leurs parents en avaient rêvé, le plus grand et le plus prestigieux ranch de tout le Texas.

Il était bien le seul des quatre enfants d’Earl et Ruby Cahill à avoir le métier d’éleveur dans la peau. C’était à se demander si le même sang coulait dans leurs veines. Comment pouvaient-ils être si différents alors qu’ils étaient nés du même père et de la même mère ? Cette question le hantait sans relâche. Diable ! Qu’y avait-il de mal à vivre dans un ranch quand on y était né ?

Il fit en sorte d’oublier son exaspération et talonna Cactus pour le mettre au galop. En arrivant en vue du ranch qu’il convoitait, il sourit en parcourant du regard les granges, hangars et étables, certain que tout cela viendrait prochainement enrichir son domaine.

Sous peu, A.K. McKnight ferait ses bagages et retournerait à Boston ; ce n’était qu’une question de semaines, songea-t-il en ouvrant la barrière donnant accès à la propriété. Les Yankees n’avaient pas leur place au Texas. Ils ignoraient ce que c’était que de diriger une exploitation de plusieurs milliers d’acres, de faire la chasse aux prédateurs et aux voleurs de bétail. Ces gens n’avaient vraiment rien dans la tête !

Après avoir soigneusement refermé derrière lui, il mit Cactus au trot et le guida vers la maison d’habitation. Assis à califourchon sur la clôture du corral tout proche, quelques cow-boys semblaient surveiller un troupeau de herefords. Les Bostoniens pensaient-ils vraiment que ces animaux pourraient supporter les rudes conditions climatiques du pays et partager les pâturages avec les bœufs à longues cornes ?

Pour sa part, il en doutait.

— Je leur souhaite bien du courage, à ces vaches à tête blanche, murmura-t-il. Elles ne sont pas assez robustes et tomberont comme des mouches. Les loups du coin vont se régaler !

Il possédait lui-même des bêtes issues de croisements, mais il savait que les races anglaises résistaient mal au climat de cette partie du Texas. Les McKnight étaient-ils assez riches pour faire face à leurs pertes ? Là était la question.

Impatient de faire la connaissance de ses nouveaux voisins et de leur soumettre sa proposition, il mit pied à terre et attacha Cactus à l’un des piliers de la galerie Puis il monta les marches deux à deux et frappa à la porte. Au terme d’un temps qu’il jugea plutôt long, on lui ouvrit enfin et un homme aux yeux noisette, en costume de ville, apparut sur le seuil. A en juger par les fils blancs qui striaient çà et là sa chevelure brune, il pouvait avoir dans les quarante ans. L’homme le considéra d’un air soupçonneux. Peut-être ne le trouvait-il pas à la hauteur des standards de Boston…

— A.K. McKnight ? demanda Quin.

— Qui êtes-vous ?

— Quin Cahill, votre plus proche voisin.

L’homme l’y invitant d’un geste, Quin s’avança dans l’entrée encombrée de meubles de bois précieux comme il n’en avait jamais vus. Même sa mère, dont le goût était pourtant si raffiné, n’en aurait jamais acheté de semblables.

— Venez vous asseoir dans le salon, monsieur Cahill, si toutefois vous trouvez un siège libre, dit son hôte en le précédant. Je reviens dans un moment.

Quin poussa sur le côté une pile de boîtes posées sur le canapé et s’installa aussi confortablement que possible.

Comme McKnight tardait à revenir, il soupira. Du travail l’attendait chez lui et il n’avait pas de temps à perdre. Plus vite il aurait soumis sa proposition à son voisin, mieux ce serait.

— Je ne vois personne, Butler ! dit soudain une femme depuis l’entrée.

Quin fronça les sourcils.

Butler ?

L’homme qui lui avait ouvert la porte n’était donc pas McKnight mais un de ses employés. Le régisseur, probablement.

Après tout, il se pouvait que le nouveau propriétaire du ranch soit encore à Boston.

Il se leva et chercha du regard celle dont il venait d’entendre la voix. Quelle ne fut pas sa surprise de voir entrer une jeune femme d’environ vingt-cinq ans aux cheveux châtains joliment bouclés !

Mince et élancée, elle portait une robe fanée agrémentée de quelques toiles d’araignée sur le corsage.

Lorsqu’elle se rendrait en ville, cette superbe créature risquait fort de provoquer un embouteillage dans la rue principale de Cahill Crossing. Il avait beau être intéressé par le ranch, une telle silhouette ne le laissait pas insensible.

S’il s’agissait de la gouvernante, le maître des lieux était assurément un homme de goût, songea-t-il. Sans doute était-elle venue lui offrir une tasse de thé avant de retourner à ses occupations.

— Je boirais volontiers un verre, ma douce, dit-il en ôtant son chapeau. Je suis venu faire une proposition à McKnight, et je suis assez pressé.

— Quel genre de proposition ? s’enquit la séduisante gouvernante.

Ce n’est pas ton affaire, ma jolie !

— Je préfère discuter ce point avec McKnight, répondit-il. Mais peut-être n’est-il pas là ?

— Je suis A.K. McKnight, annonça calmement la ravissante jeune femme.

— Vous ? fit-il, à peine revenu de sa surprise.

— Mon nom est Adrianna Kathleen McKnight, en effet, précisa-t-elle un rien hautaine.

— Mais alors… l’homme qui m’a ouvert la porte… qui est-il ?

— Butler.

— Ah ! C’est ainsi que vous l’appelez ?

— Hiram Butler, c’est son nom. Il se plaît parfois à se faire passer pour mon serviteur.

— Très drôle !

— Pourtant il est le comptable le plus compétent que je connaisse.

Perplexe, Quin se demanda si tous ces gens étaient bien normaux.

— Vous êtes un membre du clan Cahill, je présume, reprit la propriétaire en le détaillant de la tête aux pieds. Je sais que ce sont les fondateurs de cette ville. Quel est votre degré de parenté avec eux ?

Le ton ironique de sa nouvelle voisine, son accent de l’Est, rien de tout cela n’était fait pour le mettre à l’aise. Il eut le sentiment qu’elle l’avait jugé au premier coup d’œil et que le verdict n’était pas en sa faveur.

— Je porte le nom de mon grand-père, Quinton Cahill, expliqua-t-il en relevant le menton. En effet, Ca-Cross a été fondée par ma famille, et je suis à la tête du ranch des 4C.

— J’aime bien cette version abrégée du nom de votre ville. Je m’en souviendrai. Cela m’aidera peut-être à m’intégrer dans la région.

— Inutile de vous fatiguer. De toute façon, vous ne serez jamais une vraie Texane.

— Pouvez-vous répéter cela, monsieur Cahill ?

Quin ignora la question et lui décocha son plus beau sourire.

— Je suis venu vous offrir un bon prix pour votre ranch. J’ai presque conclu l’affaire il y a six mois, et je me suis dit que dans l’état où il est, vous deviez être pressée de vous en défaire.

— Ah… Auriez-vous le don de lire dans les pensées de vos contemporains, monsieur Cahill ?

Ce commentaire caustique ne lui inspira que du mépris. Ses rares contacts avec les Yankees avaient toujours été houleux, et il ignorait pourquoi.

— Sachez que je suis prêt à reprendre cette propriété et à faire toutes les démarches à votre place. Ainsi, vous n’aurez à vous soucier de rien quand vous quitterez la ville.

Sans rien dire, elle riva sur lui ses beaux yeux d’un vert profond. Cherchait-elle à l’amadouer ? A le séduire ?

— Ce ranch est à l’abandon et la moitié du troupeau a été volé, poursuivit-il, certainement par les gars qui travaillaient ici. Sans parler du fait que vous ne trouverez dans cette masure ni le confort ni le luxe que vous aviez à Boston.

— C’est possible, monsieur Cahill, mais ma nouvelle vie est une succession de défis, et mon installation ici en est un.

Il se dit que la partie serait rude. Son ton lui rappelait cruellement sa discussion avec ses frères et sa sœur. Cette femme représentait tout ce qu’il exécrait chez Bowie, Chance et Leanna, : cette envie saugrenue de vivre autre chose que ce pourquoi ils étaient nés. Alors que leur destin était tout tracé, que leurs origines familiales, leur héritage, les prédisposaient à un mode d’existence, quel besoin avaient-ils d’aller chercher ailleurs ce qu’ils avaient sous la main ?

Cette riche héritière, par exemple — visiblement très fortunée puisqu’elle avait supplanté tous les autres candidats à l’achat de ce ranch. Pourquoi venait-elle s’installer ici ? Le Texas était on ne peut plus éloigné de Boston, et pas seulement sur la carte ! Il ne pouvait y avoir qu’une explication à son choix : la lassitude des soirées mondaines, des bals, des concerts et autres distractions de la ville.

— Votre place est à Boston, pas ici, finit-il par grommeler, excédé. Ce coin du Texas n’est pas un endroit pour une lady de votre rang. Croyez-moi, vous avez tout intérêt à accepter ce que je vous propose. Et le plus tôt sera le mieux.

— Vraiment ? fit-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Permettez-moi de vous dire, monsieur Cahill…

— Quin !

— … que mon installation dans ce coin du Texas n’est pas un caprice, poursuivit-elle sans se troubler. Je suis lasse de Boston, des relations mondaines, de tous ces gens dont on mesure le prestige à l’aune des brillantes réceptions qu’ils donnent. Sans parler de ceux qui se prévalent d’amitiés aristocratiques et recherchent les fréquentations les plus flatteuses.

— Tout ce que je détesterais moi-même, miss Boston…

— J’ai entendu plus d’une fois ceux qui se prétendaient mes amis se moquer publiquement de moi. Et, quand je me suis vue telle qu’ils me voyaient, j’ai compris que personne à Boston ne m’appréciait vraiment. Ils ne se souciaient même pas de chercher à mieux me connaître, à savoir qui j’étais en réalité. Ils me considéraient comme une héritière choyée qui n’avait pas besoin de lever le petit doigt pour assurer son avenir. En un mot, ils me méprisaient !

Elle s’interrompit un instant, puis précisa :

— Je dois ajouter, monsieur Cahill, que j’ai élevé du bétail dans notre propriété campagnarde depuis l’âge de dix ans. C’est vous dire que pour ce qui est de diriger un ranch, je ne suis pas une débutante.

*  *  *

Adrianna se réjouit en secret de river son clou à cet arrogant cow-boy qui avait le toupet de lui conseiller de confier ce ranch à des mains plus expertes. Il était grand et robuste, mais son cerveau ne devait pas dépasser la taille d’un petit pois !

Malgré sa tenue impeccable d’éleveur de bétail, ses éperons brillants et son allure conquérante, elle mourait d’envie de lui dire de rentrer chez lui et de retourner garder ses troupeaux.

Et de quel droit se permettait-il de l’appeler « miss Boston », comme pour lui signifier qu’elle appartenait à un monde qu’il méprisait ? A sa façon, ce fermier lui rappelait les bourgeois imbus d’eux-mêmes qu’elle avait laissés derrière elle sans l’ombre d’un regret.

Pourtant, en entrant dans le salon quelques minutes plus tôt, elle avait ressenti un curieux émoi en découvrant ce Texan bien bâti avec ses yeux gris et ses cheveux d’un noir de jais. Il n’avait rien des dandys sophistiqués qui hantaient les salons de Boston. Lui, au moins, ne cherchait pas à l’attirer dans le piège du mariage pour s’installer au plus haut de la société grâce à sa fortune. Cela avait été un point en faveur de Quin Cahill… jusqu’à ce qu’il lui déclare tout à trac qu’elle ferait mieux de lui vendre ce ranch qu’elle était incapable de diriger !

Que savait-il de ses compétences dans ce domaine ? Il ignorait qu’elle pouvait s’adapter à toutes les situations quand elle le voulait vraiment. N’avait-elle pas su habilement jouer à « la jeune fille comme il faut » pour apaiser son père ? Ce cow-boy aux gros bras allait apprendre à ses dépens qui elle était vraiment ! Il lui donnait envie de renouer avec sa période garçon manqué dans leur propriété campagnarde et de lui montrer à quel point elle pouvait être efficace et… détestable.

— Je vois que nous avons notre premier invité, remarqua au même instant Béatrice qui venait de passer la tête par la porte entrebâillée. Dois-je servir le thé ?

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Adrianna d’un ton sec.

Elle désigna le visiteur d’un geste vague et fit brièvement les présentations.

— Béatrice Fremont, voici Quin Cahill, l’un des fondateurs de cette ville. M. Cahill était justement sur le point de se retirer.

— Bonjour… et au revoir, monsieur Cahill, dit Béa en décochant un regard perplexe à sa maîtresse.

Un peu déconfite par cet accueil, elle conclut :

— Bon. Je retourne à mon travail.

A peine avait-elle disparu qu’Elda, la cuisinière, entra triomphalement avec un plat de crêpes saupoudrées de sucre pour le goûter.

Adrianna se sentit perdre patience mais ne put se dispenser de faire les présentations :

— Ezmerelda Quickel, Quin Cahill, notre voisin. Je ne pense pas que M. Cahill ait vraiment faim.

— Au contraire ! objecta l’intéressé en prenant une crêpe généreusement offerte par Elda. Figurez-vous que dans mon impatience à venir saluer mes nouveaux voisins, j’ai oublié de déjeuner.

Adrianna enragea en voyant ce rustaud décocher à Elda son plus beau sourire. Malgré ses cinquante ans, la cuisinière ne dédaignait pas les hommages de cet insolent Texan. Elle avait rougi comme une collégienne en voyant Quin Cahill, l’air ravi, se régaler de ses crêpes au beurre.

Impatiente de voir l’importun vider les lieux, Adrianna lui tendit deux autres crêpes puis le prit par le bras pour le pousser vers la porte comme un chien indésirable dans un salon.

— Merci de votre visite, monsieur Cahill, conclut-elle en le reconduisant jusqu’à galerie. Au plaisir de vous revoir bientôt en ville.

Il avala prestement sa seconde crêpe et fit une ultime tentative en arrivant au bas des marches.

— Ne refusez pas ma proposition, miss Boston. Vendez-moi ce ranch et retournez d’où vous venez.

Elle mourait d’envie de lui dire ses quatre vérités pour oser insister de la sorte. Consciente que la violence ne ferait que la desservir, elle s’en abstint.

— Je n’ai pas l’intention de vendre, assura-t-elle. Pas maintenant, du moins. Je vais d’abord rendre à cette ferme toute sa splendeur. Ensuite, c’est moi qui viendrai vous voir aux 4C pour vous faire une proposition de rachat de vos terres !

Elle vit les yeux de Cahill virer du gris argenté au gris sombre mais n’en conçut aucun émoi. Ce propriétaire de ranch ne lui faisait pas peur, pas plus que n’importe quel autre fermier de cet Etat, d’ailleurs.

— Sachez que, dans ce pays, une femme à la tête d’un ranch, surtout de la taille de celui-ci, est une catastrophe annoncée, miss Boston. Et sachez aussi que tant qu’il me restera un souffle de vie, jamais personne n’achètera la plus petite parcelle des 4C.

Adrianna jubilait intérieurement. Elle avait enfin réussi à tailler une brèche dans la belle assurance de ce rude gaillard.

Les mains sur les hanches, elle soutint son regard pendant quelques instants avant de conclure :

— Je crois que nous nous sommes parfaitement compris, Cahill. Ce petit jeu ne nous mènera nulle part. Restez donc de votre côté de la clôture et je resterai du mien. Ainsi, nous vivrons en bonne intelligence.

— Bien. Dans ce cas je vous informe, au cas où vous l’ignoreriez, que les propriétaires de terres mitoyennes sont censés se partager l’entretien de la clôture. C’est l’usage au Texas.

— Je m’y conformerai, n’ayez crainte.

— Vous êtes face à un rude défi, miss Boston. Aussi, ne venez pas pleurer dans mon gilet si vous ne tirez aucun profit de la vente de vos herefords ou si votre contremaître est aussi incompétent que vous-même.

Sur ce commentaire sans concessions, il détacha son hongre bai et se mit en selle.

— Bon débarras ! lui cria-t-elle comme il s’éloignait au galop.

En le regardant disparaître au loin, elle sentit sa résolution s’affermir encore. Elle allait faire de ce ranch un modèle de prospérité et montrer à ce rustre de cow-boy de quoi elle était capable !

A ses yeux, Quin Cahill incarnait l’exemple même du fermier borné, et il n’était certainement pas le seul dans le coin. Il pensait, comme tant d’autres, qu’une femme ne pouvait vivre et prospérer dans un monde d’hommes.

Eh bien, il allait voir ce qu’il allait voir !

— Un jour, il viendra s’excuser de m’avoir traitée d’incompétente, marmonna-t-elle en serrant les poings.

Sur ce, elle rentra d’un pas vif et mit à profit l’énergie que lui donnait sa colère pour nettoyer sa chambre.

Lorsque ce fut fait, elle s’effondra sur le lit, épuisée par cette rude et longue journée.