— Addie K. ! Comme je suis heureuse de te voir ! s’exclama Rosalie Greer Burnett en voyant Adrianna entrer dans sa boutique, la plus en vogue de Town Square. J’avoue que je ne comptais pas te croiser en ville de sitôt.
Adrianna étreignit avec affection sa cousine, puis tourna son regard vers les portants garnis des derniers modèles de robes conçus par Rosa. De toute évidence, celle-ci avait enfin réalisé son rêve et était maintenant à la tête d’une boutique très fréquentée. En outre, Rosa venait à peine de se marier et semblait aux anges.
— J’espère que ton ranch est en bon état à l’intérieur, dit Rosa, l’air un peu préoccupée. Parce que, vu de dehors, ce n’est pas vraiment… enfin, tu vois ce que je veux dire… Est-ce que Butler, Elda et Béa sont contents d’être là ?
— Ravis. Ils m’aident de leur mieux, mais je dois reconnaître qu’il y a beaucoup à faire pour remettre les pièces en état. C’est un travail de longue haleine.
— Si tu as besoin de moi, je peux…
— Non, je te remercie, Rosa, dit Adrianna en souriant. Nous nous débrouillons très bien tous les quatre. De plus, je suis sûre que tu as largement de quoi t’occuper, entre ici et ton mari qui ne peut certainement pas se passer de toi. A propos de ton mariage avec Lucas, je regrette de n’avoir pu venir t’aider. Malheureusement, la ligne de chemin de fer n’était pas encore en service, alors…
— En fait… nous ne pouvions pas attendre que les trains circulent, expliqua Rosa en rougissant légèrement. Il m’a fallu vingt-six ans pour trouver le mari idéal, alors tu peux imaginer mon impatience…
— Bien sûr, ma cousine !
Adrianna hésita un instant, puis reprit :
— Dis-moi… Je croyais que nous avions conclu un pacte, toutes les deux, à savoir conseiller aux candidats au mariage d’aller se faire pendre ailleurs. Et voilà que tu t’es passé la corde au cou !
— C’est vrai, mais comprends-moi… Si tu connaissais Lucas…
— Je ne suis arrivée que depuis quelques jours, et je n’ai pas l’impression que les gars de l’Ouest soient meilleurs que les autres. Pourtant, tu m’avais dit que les Texans étaient si tolérants qu’ils autorisaient les femmes à occuper des emplois normalement réservés aux hommes. Encore une fable, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai ! Le Texas est à cet égard nettement plus tolérant que la Nouvelle-Angleterre. Ici, les époux travaillent main dans la main pour mener leurs affaires et diriger les ranches. Le Texas est sous influence hispanique, alors les femmes sont plus autonomes qu’elles ne le sont dans l’Est où la société est bâtie sur le modèle anglais.
— Tu devrais tenir ce discours à Quin Cahill, suggéra Addie, sarcastique. Je ne pense pas qu’il soit de ton avis.
— Comment ? Quin est venu chez toi ? s’étonna Rosa. Je me demande s’il sait que nous sommes cousines.
— La question n’était pas à l’ordre du jour. Ce rustre a fait irruption chez moi pour me proposer sans détour d’acheter mon ranch. J’aurais dû lui tirer dessus pour le punir de son insolence. Il m’a appelée « miss Boston » et m’a dit qu’une femme à la tête d’un ranch était une véritable catastrophe. Heureusement pour lui, mon pistolet était encore dans mes bagages !
— Quin a dit ça ?
— Oui. Donc, je te dispense de m’inviter chez toi si son nom figure sur la liste des convives. Le seul point sur lequel nous nous sommes entendus, lui et moi, est la nécessité de garder entre nous une distance respectable.
Tout en examinant les rouleaux de tissus de grandes marques, Adrianna ajouta :
— J’espère que tu auras le temps de me faire quelques chemises et quelques pantalons. Comme tu peux t’en douter, je n’ai pas l’intention de travailler au ranch en robe du soir !
— Ne me dis pas que tu vas redevenir le garçon manqué d’autrefois !
— Je te rappelle que mon adolescence a été la période la plus heureuse de ma vie, cousine, répliqua Adrianna, piquée au vif. En ce temps-là, j’étais vraiment moi-même. C’est mon père qui a tout gâché.
— Je sais. Je pense souvent aux vacances que nous passions dans cette maison de campagne. Nous étions si libres, si heureuses en ce temps-là !
Rosa sourit en y songeant puis soupira.
— Il est vrai que tout s’est gâté quand tes parents et les miens se sont mis en tête de faire de nous les reines des salons de Boston.
En fait, tout avait changé à la mort du père de Rosa, décédé peu de temps après la mère d’Adrianna. La mère de Rosa avait alors épousé en secondes noces un officier de marine, le commandant Hawthorne, et vendu la maison familiale de Boston pour s’installer dans le Maryland avec son nouvel époux. Quant à Adrianna, son père l’avait envoyée en pension avec l’espoir de la présenter ensuite à la haute société de Boston afin qu’elle fasse un prestigieux mariage.
Or, Adrianna ne l’entendait pas ainsi. L’un après l’autre, au grand dam de son père, elle avait repoussé les plus riches prétendants. Ce faisant, elle s’était exclue elle-même de la société bourgeoise et n’avait pas tardé à découvrir que ses prétendus amis la jalousaient pour sa fortune et la méprisaient.
— Dieu merci, Lucas ne voit pas d’inconvénient à ce que je monte ses chevaux, même les pur-sang, reprit Rosa. Pour un ancien Texas Ranger, connu pour sa rudesse digne d’un Comanche, je le trouve d’une souplesse surprenante.
Elle s’empourpra de nouveau un peu et ajouta :
— Je dois admettre qu’il est fou de moi.
— En ce qui me concerne, ma nouvelle vie est pleine d’enseignements, précisa Adrianna. Je me découvre tous les jours des ressources insoupçonnées. C’est véritablement magique !
Elle avisa quelques pièces de tissu en apparence très résistant et reprit :
— Il me faudrait cinq pantalons de toile et autant de chemises pour les travaux de tous les jours. En outre, j’aimerais aussi une belle robe de soirée.
— Une robe de soirée ? s’exclama Rosa, surprise. Mais je croyais que tu avais définitivement rompu avec la haute société, que tu étais libre et retirée du monde !
— J’ai l’intention de donner la plus grande soirée que Ca-Cross ait jamais connue, ma chère. Et, pour l’occasion, il me faut ton plus beau modèle.
Rosa se mit à rire.
— Ca-Cross ? Voilà que tu parles comme Quin Cahill, à présent ?
Adrianna jugea cette remarque du plus mauvais goût. Etre comparée à ce rustre de fermier n’avait rien de flatteur.
— Laissons Cahill de côté, veux-tu. Cette soirée sera donnée en l’honneur de ton mariage avec Lucas et, crois-moi, on ne parlera que de cet événement dans tout le Texas. Avec Béatrice à l’organisation et Ezmerelda dans la cuisine, la réussite est assurée. En outre, ce sera pour moi l’occasion de faire la connaissance des citoyens de Ca-Cross. Je suis appelée à faire des affaires avec les gens d’ici, donc, je dois mettre les commerçants dans ma poche. Même ceux qui sont du « côté mal famé » de la voie de chemin de fer.
Rosa roulait des yeux ébahis.
— Addie K., je ne doute pas que tu feras sensation. Mais est-il vraiment nécessaire de te faire remarquer par de telles extravagances ? Si j’ai un conseil à te donner, il vaut mieux faire profil bas, ici, comme moi.
Adrianna avait en effet noté que sa cousine ne portait plus comme naguère ses magnifiques bijoux, mais un simple anneau d’or.
— Tu sais que la fortune des McKnight-Greer nous a valu bien des tourments, souligna Rosa. Bien sûr, nous avons l’une et l’autre notre façon de combattre nos démons. Après tout, tu es libre d’agir comme tu l’entends. Quant aux hommes de cette ville, je me permets de te mettre en garde…
— Rosa, tu connais mon opinion sur ce point ! On ne peut pas faire confiance aux hommes… à l’exception de Lucas, qui est parfait, j’en suis certaine.
— C’est vrai, Addie. Je peux tout lui confier et il ne trahit jamais nos secrets. Mais si tu veux jouer à l’héritière excentrique qui monte à cru, s’habille en pantalon et chemise de cow-boy, je n’ai rien à y redire.
— Dis-moi, Rosa, tu as admis tout à l’heure qu’il y avait encore en toi quelque chose du garçon manqué que j’ai connu, il me semble. Aurais-tu oublié les nuits où nous nous échappions par la fenêtre de l’étage pour nos chevauchées nocturnes ? Je te rappelle que nos parents trouvaient ces expéditions tout à fait déplacées pour des jeunes filles de notre rang.
Rosa sourit. Non, elle n’avait pas oublié.
— Fais ce que tu veux, Addie, mais tu ne réussiras pas à m’entraîner sur le terrain de la rébellion. Et si Quin Cahill t’agace, tiens-le à distance. Souviens-toi que cette méthode a réussi avec tous les coureurs de dot qui voulaient à tout prix te conduire à l’autel.
— Cahill n’a aucune éducation et la finesse n’est pas son fort. S’il s’avise encore de vouloir me convaincre de lui vendre le ranch et de rentrer à Boston où, selon lui, j’aurais dû rester, il va le regretter, tu peux me croire. Je lui rendrai la vie infernale au point que c’est lui qui me vendra son ranch !
— Je te reconnais bien là, Addie K. ! Je sens que tu vas bousculer tous ces Texans. Sais-tu que tu m’as terriblement manqué, cousine chérie ? J’ai Lucas, un commerce florissant, et maintenant tu es là, auprès de moi. Décidément, la vie est belle !
Et la mienne est sur le point de le devenir ! songea Adrianna avec enthousiasme.
Elle déployait enfin ses ailes en toute liberté et son indépendance était à portée de main, après les années étouffantes qu’elle venait de vivre. Laisser s’exprimer sa nature rebelle, vivre comme une sauvage, voilà qui lui convenait tout à fait. Plus jamais elle ne retournerait en Nouvelle-Angleterre. Contrairement à ce que pensait Quin Cahill, Boston n’était pas sa terre d’élection.
— Viens, je vais te présenter à Mélanie Ford, mon assistante, lui dit Rosa, la tirant brusquement de ses songes. Je lui ai déjà parlé de toi. Mélanie a des doigts de fée. Elle est aussi douée avec sa machine à coudre qu’Elda Quickel avec ses casseroles.
— Je te remercie, mais…
— Allons, tu ne peux pas me refuser ça ! insista Rosa en la prenant par le bras. Tu feras aussi la connaissance de Cyril, son mari. Il est chef de gare et vient chercher Mél tous les jours à l’heure du déjeuner. Ensuite, nous irons déjeuner toutes les deux. Lucas va passer la journée au ranch pour surveiller les travaux de notre future maison. Alors je suis libre comme l’air.
— Tu ne m’as pas dit où vous habitez, Lucas et toi, remarqua Adrianna. Est-ce dans l’appartement au-dessus de la boutique ou au ranch ?
— Tantôt ici, tantôt là-bas. Tout dépend du travail que nous avons l’un et l’autre. Si tu veux passer la nuit dans notre appartement quand nous sommes au ranch, tu es la bienvenue, évidemment.
— Je te remercie. Rosa, mais…
— Une objection ?
— Non, pas du tout. Je suis tellement heureuse d’être ici avec toi !
— Moi aussi, Addie. Tu verras, le Texas est un pays fabuleux. Il te plaira, j’en suis sûre.
Adrianna suivit sa cousine jusqu’à l’atelier situé au fond de la cour. Avec Mélanie, elle allait faire sa première vraie rencontre à Ca-Cross et elle s’en réjouissait. A ses yeux, ce balourd de Quin Cahill ne comptait pas et ne serait jamais son ami. D’ailleurs, il ne perdait rien pour attendre. Elle aurait bientôt sa revanche en lui faisant payer cher son insolence.
Ah, il l’appelait « miss Boston » et la croyait incapable de diriger un ranch ! Elle allait lui montrer de quel bois se chauffait Adrianna McKnight !
* * *
Au terme d’une semaine passée à chevaucher dans les pâturages pour sélectionner les veaux qu’il mènerait à la foire de printemps de Dodge City, Quin était épuisé. Bien que Ca-Cross soit désormais desservie par le chemin de fer, les négociants en bestiaux de Chicago continuaient à envoyer leurs agents à Dodge City. C’est pourquoi il s’y rendait chaque année au printemps et à l’automne.
Heureux de rentrer chez lui après cette absence qu’il jugeait trop longue, il poussa un soupir de satisfaction en redécouvrant du haut de la colline sa maison, ses granges et ses étables. Dès que ses hommes auraient parqué les bêtes qu’il avait ramenées pour le marquage au fer, il irait se faire couler un bon bain et s’y prélasserait au moins une heure. Peut-être même plus. Ensuite, il s’allongerait, les jambes rehaussées par un coussin, et s’accorderait un somme réparateur. Après ce repos bien mérité, il descendrait jusqu’aux baraquements du personnel et goûterait à ce que le cuisinier avait mitonné pour le souper.
Tandis que les cow-boys finissaient de regrouper les meilleurs veaux des 4C, il parcourut le corral du regard et demanda :
— Quelqu’un sait où est Rocky Rhodes ? Je ne l’ai vu nulle part.
Curieusement, les gars détournèrent la tête, comme s’ils n’avaient pas entendu.
Surpris, Quin insista :
— Hé ! Vous êtes sourds ? Où est Rocky ? Il est malade ou blessé ? Ou il est parti pour le Missouri voir sa famille ?
En fait, il ne pouvait se passer de Rock, son régisseur d’une remarquable efficacité. Non seulement l’homme était un expert en bétail, mais il entretenait d’excellents rapports avec les cow-boys et les fermiers des environs. Quand il devait s’absenter plusieurs jours, Quin lui confiait le ranch sans la moindre hésitation.
— Mais où est-il passé, sacrebleu ! s’exclama-t-il, excédé par le silence de ses hommes.
Skeeter Gregory, un grand sec au visage parcheminé qui secondait Rocky, baissa la tête. Il considéra en silence la pointe de ses bottes comme si celles-ci réclamaient toute son attention.
— Rock est parti, dit-il du bout des lèvres. Il m’a chargé de m’occuper du troupeau et il a pris la route. C’était il y a quatre jours.
— Fichtre ! fit Quin. Il a quitté le ranch, comme ça, sans me prévenir ? Mais par tous les diables, quelle mouche l’a piqué ?
Un lourd silence s’abattit alors sur le groupe des hommes. Même les veaux qui venaient d’être séparés de leur mère cessèrent de meugler.
— Rock a trouvé un meilleur job, répondit Skeeter d’une voix sourde.
Il ajouta, comme si cela pouvait atténuer cette mauvaise nouvelle :
— Mais il a dit qu’il n’avait rien contre vous, patron.
— Un meilleur job ? répéta Quin entre ses dents. Ce n’est pas possible. Personne ne paie mieux que moi dans tout le Texas.
Depuis que ses frères et sa sœur l’avaient lâchement abandonné pour aller vivre leur vie, il avait veillé à garder ses meilleurs vachers en augmentant leurs gages.
Il descendit de cheval et s’avança vers Skeeter, plus captivé que jamais par la pointe de ses bottes.
— Que se passe-t-il exactement ici ? demanda-t-il, l’air menaçant.
— Je sens que… vous n’allez pas aimer ça, patron…, bredouilla l’autre.
— C’est déjà fait ! Maintenant, tu vas me dire qui a engagé Rocky ! Allons, parle ou je t’écrase le nez !
Se sentant menacé, Skeeter osa enfin affronter son regard.
— C’est la belle miss McKnight, patron. Elle est venue ici l’autre jour pour lui demander de s’occuper de sa propriété… et Rocky l’a suivie.
— Quoi ? hurla Quin, outré par la trahison de son fidèle régisseur.
Décidément, cette femme est une vraie calamité, se dit-il.
Pourtant, même s’il détestait cette mijaurée fraîchement débarquée de Boston avec ses manières de bourgeoise, il rêvait d’elle jour et nuit. Il fallait reconnaître qu’elle était très attirante avec ce corps de déesse, ces yeux verts ourlés de longs cils et cette chevelure châtaine aux reflets fascinants. Sans oublier, bien sûr, sa bouche sensuelle qui invitait au baiser… ne serait-ce que pour la faire taire ! Son attitude insolente le mettait hors de lui, mais elle avait aussi le don de faire naître son désir. De son point de vue, les femmes devaient se contenter de plaire et de rester à leur place. Or, il se trouvait que miss McKnight ne tenait pas en place, précisément !
Et ce n’était pas ainsi qu’elle allait se rendre sympathique à ses yeux !
— Elle va me le payer ! assura-t-il en serrant les poings.
Il s’avança alors vers le groupe des cow-boys et dit sèchement :
— S’il y a d’autres volontaires pour aller travailler chez miss McKnight, qu’ils le disent tout de suite.
— Elle ne nous a pas demandé de suivre Rock, répondit Skeeter. On a bien vu qu’il n’y avait que lui qui l’intéressait.
A la fois abasourdi et furieux, Quin rentra chez lui pour aller prendre le bain qu’il s’était promis. Il fut accueilli par l’angoissant silence qui pesait sur la vaste demeure familiale.
Sa gouvernante, qui jusque-là venait trois fois par semaine, avait récemment trouvé un emploi en ville, ce qui lui évitait de faire le long trajet. Faute de temps, il n’avait pu se rendre au bureau de placement pour lui trouver une remplaçante. Depuis, il était vraiment seul dans cette grande maison de trois étages.
Malgré la faim qui le tenaillait, il s’attarda dans son bain, ruminant l’amertume que lui causait le départ de Rocky.
Il faut que j’aille le trouver, décida-t-il soudain. Je ne vais pas faire ce cadeau à cette garce !
Il sortit de son bain, se sécha et s’habilla en toute hâte, puis dévala l’escalier. Au passage, il prit son plus beau Stetson pendu dans l’entrée et se dirigea à grandes enjambées vers les écuries.
Il fut surpris d’y trouver Ezra Fields qui l’attendait avec un cheval frais. Il avait engagé ce cow-boy barbu deux ans plus tôt et s’estimait satisfait de ses services.
— J’ai pensé que vous iriez au ranch McKnight, dit-il en lui tendant les rênes. Il faut épargner cette course à Cactus. Il a besoin de repos.
— Vous avez raison, Ezra. Merci.
— Je ne sais pas trop ce que manigance cette McKnight. Elle est venue l’autre jour sur un pur-sang gris pommelé. Elle a demandé à parler à Rock et il l’a suivie. Sacrée bonne femme ! Le plus étonnant, c’est qu’elle monte comme un homme.
Comme un homme ! Voilà qui n’étonnait guère Quin.
— Elle m’a décoché son plus beau sourire, poursuivit Ezra, l’air rêveur. Ah ! il faut voir comment elle était roulée dans son pantalon et sa chemise à carreaux !
Quin se dit que c’était bien là la façon de faire d’une traînée : user de ses appas pour séduire un homme et obtenir de lui tout ce qu’elle voulait. Elle aurait pu attirer chez elle n’importe lequel de ses employés, mais son choix s’était porté précisément sur Rocky, le plus indispensable de tous.
— Je ne serais pas étonné qu’elle revienne en votre absence pour débaucher d’autres gars, reprit Ezra. Ce qu’elle veut, c’est sans doute vous mettre à genoux, anéantir le ranch des 4C et peut-être le racheter pour une bouchée de pain.
Ce n’était pas impossible, songea Quin, désemparé. Elle voulait le saigner à blanc, de toute évidence !
— Je me demande ce qu’elle a pu promettre à Rock pour le décider à vous quitter, ajouta le cow-boy. Vous savez à quel point il est timide avec les femmes… Je dirais même qu’il les fait fuir. Ah ! ce n’est pas comme vous, patron !
Quin en avait assez entendu. Il se mit en selle et partit au galop vers le ranch de sa voisine. Ezra avait certainement raison, se dit-il en réfléchissant… Elle avait fait du charme à Rock pour l’attirer dans ses filets, et le malheureux n’avait pas su résister. Son régisseur était d’une telle timidité avec les femmes qu’il osait à peine leur adresser la parole.
Pauvre Rock ! Elle allait le presser comme un citron et le jeter quand elle ne voudra plus de lui ! Il n’avait aucune chance, avec elle.
Bien résolu à ramener Rock chez lui avant que cette satanée bourgeoise le prenne dans ses serres et le réduise en charpie, il se dirigea directement vers la maison d’habitation du ranch McKnight.
Malgré son exaspération, il remarqua que la façade avait été repeinte en blanc et qu’un nouveau bâtiment était en construction dans le prolongement de l’ancien. Quoi qu’il en soit, il n’était pas là pour admirer les changements et encore moins pour complimenter la patronne. Tout ce qu’il voulait, c’était lui mettre les points sur les i et récupérer son régisseur.
Il frappa à la porte à coups redoublés en rêvant d’étrangler la maîtresse de maison.
Butler apparut deux longues minutes plus tard, et il soupçonna l’imperturbable comptable de l’avoir fait attendre à dessein.
— Oh ! Quel plaisir de vous voir, Cahill ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme que Quin jugea déplacé.
— Je suis aussi ravi que vous !
Il nota la tenue impeccable de Butler et la raie bien nette qui divisait sa chevelure gominée. Ce type avait le don de l’agacer !
— Où est-elle ? fit-il.
— Où est qui ? demanda Butler en affectant un air innocent.
— Vous savez très bien de qui je parle, gronda Quin que ce petit jeu hérissait. Où est miss Boston, et qu’est-ce qu’elle manigance encore contre moi ?
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire, cher monsieur.
— Dispensez-moi de vos « cher monsieur » ! Où est-elle ?
— Si vous demandez à voir miss Addie K., elle est en train de répartir les herefords dans l’enclos. Je doute qu’elle ait du temps à vous consacrer pour le moment. Vous devriez remettre votre visite à la semaine prochaine… ou à la suivante.
Quin serra les dents au point d’en avoir mal. Il n’avait pas de conseils à recevoir de ce comptable et ne repartirait pas sans avoir dit son fait à miss Boston. Et plus tôt son empoisonnante voisine quitterait le Texas, mieux ce serait.
Sans répondre, il tourna les talons et se dirigea vers le corral, à l’arrière de la maison. Accoudés à la barrière de l’enclos, Rock et quelques cow-boys observaient leur patronne en train de trier quelques vaches à tête blanche qu’elle avait amenées de la Nouvelle-Angleterre.
Elle portait le pantalon et la chemise à carreaux évoqués par Ezra. Cette tenue mettait en évidence sa taille, le galbe attrayant de ses hanches, et ses jambes interminables. Ses cheveux châtains, rassemblés en une longue tresse qui lui arrivait presque à la ceinture, brillaient d’un remarquable éclat.
Il nota que les deux premiers boutons défaits de sa chemise laissaient entrevoir la naissance de sa gorge. C’était là un spectacle auquel les hommes accoudés à la barrière ne semblaient pas indifférents.
Décidément, cette fille était une aguicheuse, songea-t-il, à la fois agacé et conquis par cet artifice. Ces crétins attendaient sans doute de voir sauter le troisième bouton !
A son avis, ce n’était pas par hasard qu’elle était ainsi vêtue. Cette créature de l’enfer faisait en sorte de troubler les hommes pour obtenir d’eux ce qu’elle voulait. Il n’en doutait pas un instant
En dépit du ressentiment que lui inspirait sa nouvelle voisine, Quin ne pouvait la quitter des yeux. Armée de son bâton, elle évoluait au milieu du troupeau de herefords avec une aisance étonnante et parlait aux bêtes d’une voix étrangement douce. Apparemment, elle faisait un premier tri dans le troupeau pour sélectionner les génisses destinées à la reproduction. Il devait admettre que son savoir-faire l’impressionnait, mais il n’était pas prêt pour autant à complimenter cette bourgeoise qui s’improvisait éleveuse.
— Vous mettrez ces génisses dans un autre enclos jusqu’à l’arrivée des nouveaux taureaux, ordonna-t-elle à ses hommes. C’est prévu pour la semaine prochaine. Elles ont l’âge de porter un veau et sont assez familiarisées avec les lieux pour être lâchées dans un pré avec les mâles.
Elle sortit de l’enclos, referma le portillon derrière elle, et s’aperçut alors de la présence de Quin. Celui-ci remarqua le coup d’œil qu’elle jeta vers Rock, comme si elle faisait soudain le lien entre son nouveau régisseur et la visite de son voisin.
— Assurez-vous que toutes les bêtes ont du fourrage et de l’eau pour la nuit, ajouta-t-elle à l’intention de ses employés.
Puis elle se tourna vers lui et l’examina en silence de la tête aux pieds. Quin soutint crânement l’éclat de ses yeux verts en se demandant si elle le trouvait à son goût. A vrai dire, il se moquait de ce qu’elle pensait de lui, songea-t-il. Comme tout homme encore jeune, il avait envie de savoir s’il plaisait, voilà tout.
— Oh ! Quel plaisir de vous voir, Cahill !
— C’est exactement ce que m’a dit Butler tout à l’heure. Et je ne vous crois pas plus que ne l’ai cru !
Préférant continuer cette discussion en tête à tête, il la saisit par le coude et l’entraîna derrière les bâtiments. Si l’envie lui revenait de tordre le cou à cette garce, il n’avait pas besoin de témoins prêts à voler à son secours.
— Lâchez-moi ! protesta-t-elle en essayant de s’arracher à son emprise. La dernière fois qu’un homme a voulu me forcer à le suivre, c’était pour m’obliger à l’épouser, et il a reçu un bon coup de pied !
— Ce n’est pas pour votre vertu qu’il faut vous inquiéter, miss Boston, mais plutôt pour… votre vie, répliqua-t-il. Comment avez-vous osé venir chez moi pour débaucher Rocky Rhodes alors que j’étais absent ?
Comme elle relevait la tête, il s’attarda malgré lui sur ses lèvres sensuelles et joliment ourlées. Un curieux mélange de fureur et de désir s’empara soudain de lui — une sensation désagréable qui le troubla. Pourquoi cette femme, qu’il avait plutôt envie d’étrangler, était-elle si dangereusement séduisante ?
— Je suis sûr que Rocky est flatté d’être à votre service, surtout quand je vois la façon dont vous les aguichez, lui et les autres gars.
— Que voulez-vous dire, Cahill ? répliqua-t-elle en le foudroyant de ses yeux verts.
Il désigna sa chemise d’un geste vague.
— Je m’étonne que vos cow-boys puissent se concentrer sur leur travail alors que vous leur mettez votre décolleté sous le nez.
Elle se redressa brusquement, ce qui mit plus encore sa gorge en évidence. Quin ne put s’empêcher de s’attarder sur ce charmant spectacle.
— Que suis-je censée faire ? M’occuper de mes vaches en robe du soir ? se récria-t-elle. Avouez que ce ne serait pas très commode. En fait, je vais vous dire une chose, Cahill : je me moque de votre avis sur ce point, tout comme de ce que vous pensez de moi en général.
Quin s’approcha d’elle de telle sorte qu’elle se retrouva plaquée contre le mur. Il comptait l’intimider par sa taille et sa force mais, à en juger par le regard de cette tigresse, ce n’était pas gagné.
Miss Boston ne semblait pas vraiment inquiète. Il aurait pu l’écraser comme un insecte, mais elle ne fit pas un geste pour se protéger.
— Maintenant, vous allez m’écouter, espèce de harpie ! J’exige que vous me rendiez mon régisseur et je ne veux plus vous voir sur ma propriété. Et ne vous approchez plus de mes hommes ! Compris ?
— Les affaires sont les affaires, Cahill. J’engagerai qui je veux pour assurer la prospérité de ce ranch. J’ai l’intention de développer l’élevage de la race Hereford. Pour cela, je compte bien croiser mes génisses texanes avec les courtes cornes qui vont arriver d’un jour à l’autre.
Elle pointa alors son doigt sur la robuste poitrine de Quin et conclut en le regardant droit dans les yeux :
— Maintenant, fichez le camp d’ici ! Et que je ne vous revoie plus sur mes terres !
— Ni vous sur les miennes, miss Boston, répliqua-t-il en repoussant sa main.
Comme elle tentait de lui fausser compagnie, Quin lui passa le bras autour la taille pour l’empêcher de reprendre sa liberté sans son accord. Mais, tandis qu’il cherchait les mots pour conclure cet entretien houleux, elle le saisit soudain par le col de sa chemise et le secoua de toutes ses forces.
Du coup, il se retrouva nez à nez avec elle et leurs lèvres s’unirent pour un baiser brûlant.
Alors qu’il était venu pour l’étrangler et qu’elle menaçait de le réduire en charpie, leurs corps étaient en train de se fondre dans une étreinte sauvage !
Emporté dans un tourbillon de sensualité, Quin dévora avec gourmandise les lèvres qui s’offraient à lui. Elles avaient le goût suave de la tentation envoyée par le diable lui-même ! Ce corps de femme, souple et lascif, blotti contre lui, ces hanches qui roulaient sous ses mains, ces seins généreux qui palpitaient contre sa poitrine… Tout cela le rendait fou de désir.
Il prolongea ce baiser avec délices, mais dut bientôt se résoudre à y mettre fin… par manque d’air.
Haletant comme s’ils venaient de faire une longue course, ils se regardèrent longuement en silence.
Quin fit un pas en arrière et fut surpris de sentir ses genoux trembler. Son cœur battait à tout rompre et le feu du désir brûlait encore en lui, mais il se sentait comme anéanti par la soudaineté de cette étreinte.
— Voilà qui n’était pas… nécessaire, souffla miss Boston, le visage en feu.
— C’est vous qui avez commencé !
A peine la réplique lui avait-elle échappé qu’il prit conscience du ridicule de cette remarque digne d’un écolier menacé de punition. Décidément, cette femme le rendait fou… et idiot !
— Moi ? protesta-t-elle, les yeux brillant de fureur. J’aurais préféré embrasser mon cheval, croyez-moi. Ne vous avisez pas de recommencer, sinon je ferai appeler le shérif pour qu’il vous chasse !
— C’est vous qu’il arrêtera pour racolage !
Quin esquiva adroitement la gifle qu’elle tentait de lui flanquer et lui saisit le bras d’une main de fer.
— Faites-moi le plaisir de renter à Boston, miss McKnight. Ce sera mieux pour vous et pour moi. Débarrassez le Texas de votre présence. Je vous paierai ce ranch délabré au prix auquel vous l’avez acheté, soyez sans crainte.
— Allez plutôt rôtir en enfer, Cahill ! lança-t-elle avec une moue de mépris. Décidément, je ne comprends pas comment ma cousine peut être votre amie. Vous êtes une bête sauvage, pas un homme !
— Votre cousine ? fit Quin, ahuri.
— Rosalie Greer Burnett, précisa-t-elle en dégageant son bras d’un geste sec. Sa mère et mon père étaient frère et sœur.
Elle le toisa et ajouta :
— Je pensais que Rosa avait meilleur goût.
— C’est pour vous rapprocher d’elle que vous êtes venue vous installer ici ?
— En quelque sorte, répondit-elle tout en arrangeant sa chemise froissée par leur brève étreinte. Comme je vous l’ai déjà dit, j’entame une nouvelle vie qui ne sera pas celle d’une femme soumise. Les femmes ont un cerveau, Cahill, et je ne vois pas pourquoi elles auraient besoin d’un homme pour entreprendre ce qu’elles veulent. De toute évidence, vous êtes très différent de Lucas. Lui, il considère Rosa comme son égale, et non comme son bien !
— Qu’est-ce qui vous permet de me juger alors que nous nous connaissons à peine ? Vous n’avez pas la moindre idée de l’homme que je peux être. De plus, pour votre information, et si cela peut vous rassurer, sachez que je n’ai pas l’intention de prendre femme !
— Quant à moi, je n’envisage pas d’entretenir de relations avec vous, Cahill. Même pas des relations dites de bon voisinage !
De nouveau elle pointa sur lui un index menaçant.
— Maintenant, sortez de chez moi ! Et ne revenez pas sans annoncer votre visite afin que je fourbisse mes armes pour vous recevoir comme il convient.
Quin eut un petit rire sarcastique et haussa les épaules.
— Allons, vous n’êtes pas du genre à vous laisser prendre par surprise, miss Boston. Vous êtes plus hérissée de piquants qu’un porc-épic ! Mon cheval est presque plus docile que vous.
— Pauvre bête ! Je le plains d’avoir un maître tel que vous.
En la voyant pincer ses jolies lèvres comme si elle regrettait cette remarque, il sourit malgré lui.
— Cactus n’a pas à se plaindre de moi. Et il est plus heureux que vous ne le pensez.
— J’ai du travail, Cahill, dit-elle avec une moue de dédain. Je n’ai ni le temps ni l’envie de vous écouter.
Elle fit un geste comme pour le chasser et s’empressa d’ajouter :
— Maintenant, allez-vous en ! Et bon débarras !
Quin se baissa pour ramasser son Stetson tombé à terre au moment où elle l’avait secoué et le remit sur sa tête.
Sans un mot, il tourna les talons et contourna la grange pour se retrouver face aux cow-boys qui lui lancèrent des regards hostiles.
Il toisa un instant d’un air mauvais Rocky Rhodes, son ancien régisseur, puis se dirigea vers son cheval qui l’attendait à l’angle de la maison fraîchement repeinte de miss McKnight.
En le rejoignant, il eut une idée et esquissa un sourire malicieux.