Deux jours plus tard, après avoir savouré l’excellent breakfast préparé par Elda, sa nouvelle cuisinière, Quin sortit sur la galerie Il vit alors Ezra Fields venir vers lui d’un pas pressé, ce qui n’était pas dans les habitudes de son employé.
— Il y a un problème, Ez ?
Visiblement soucieux, le cow-boy hocha la tête à plusieurs reprises.
— Il manque des bêtes dans les pâturages à l’ouest, patron. Je me suis dit qu’il valait mieux vous avertir.
— Tu as bien fait.
— C’est surtout des vaches, qui ont disparu. Celles qu’on a marquées au fer ces jours derniers. Et les veaux que vous comptiez emmener à Dodge City dans deux semaines sont introuvables.
Quin décida d’aller voir sans plus attendre. Il prit son chapeau posé sur l’un des fauteuils de la galerie et le mit sur sa tête.
Voyant que son employé s’attardait, il crut comprendre que celui-ci n’avait pas tout dit.
— Autre chose, Ezra ?
— Oui, patron. Comme je prenais le frais hier soir à la tombée de la nuit, il m’a semblé apercevoir des torches vers l’ouest, répondit l’homme en emboîtant le pas à Quin qui se dirigeait vers les écuries.
— Oui. Sur le moment, j’ai cru que les gars de McKnight discutaient un moment entre eux avant d’aller se coucher, comme on le fait ici. Mais ce matin, en voyant qu’il manquait des bêtes, j’en ai conclu que les torches étaient celles des voleurs de bétail.
Quin serra les dents. S’il s’agissait d’un coup de miss Boston, elle allait entendre parler de lui. En effet, relever les clôtures et ramener le bétail dispersé prenait du temps et coûtait de l’argent. Or, il n’avait à perdre ni l’un ni l’autre.
Par les cornes du diable ! Il aurait dû se douter que cette garce lui préparait un nouveau tour à sa façon.
L’autre jour, alors qu’ils déjeunaient au restaurant, elle s’était montrée étonnamment aimable. Et comment oublier qu’elle lui avait souri plusieurs fois pendant qu’ils échangeaient des confidences au centre de Town Square ?
Dire qu’il avait alors pensé qu’une trêve était possible entre eux.
Quel imbécile !
A l’évidence, elle lui en voulait toujours d’avoir insisté pour la renvoyer à Boston où était sa vraie place. Et il en était plus que jamais convaincu !
— Si vous voulez, je peux vous aider à chercher les bêtes, patron.
Perdu dans ses pensées, Quin avait oublié Ezra qui l’avait suivi jusqu’à l’écurie.
— Non, Ez. Je te remercie, mais je vais me débrouiller seul. Ne t’en fais pas.
— Vous ne croyez quand même pas que cette femme serait capable d’avoir fait ça ?
Comme il ne répondait pas, Ezra ajouta :
— Il faut dire qu’elle a eu le culot de venir jusqu’ici pour débaucher Rocky.
— Retourne à ton travail, Ez. Je vais mener mon enquête et je finirai bien par trouver le… ou la coupable.
Quin sella Cactus en quelques instants, puis fila vers l’ouest à bride abattue.
Il songea en chemin aux rêves érotiques que lui inspirait miss Boston et s’empressa de les refouler. Cette créature du diable avait su l’enjôler en jouant de ses yeux verts, en lui décochant ses plus charmants sourires, et s’était bien moquée de lui. Elle le traitait maintenant en ami, alors que jusque-là ils se querellaient comme chien et chat, mais il ne devait pas s’y laisser prendre.
Elle faisait une satanée comédienne. Dieu sait qu’il aurait dû de méfier de cette bourgeoise perfide !
Miss McKnight avait probablement développé ses talents dans les salles de bal et les théâtres de la Nouvelle-Angleterre au contact de ses aînées. Comment avait-il pu, ne serait-ce qu’une seconde, prêter l’oreille à ses discours quand elle évoquait ses démêlés avec son père qui voulait faire d’elle une femme du monde contre son gré ? Elle avait clairement admis qu’elle était alors un véritable garçon manqué et il devait reconnaître qu’elle en avait gardé quelque chose !
Pourtant, la beauté et le charme d’Adrianna, ce désir incontrôlable qu’elle éveillait en lui, tout cela n’avait rien d’une illusion…
Il se ressaisit. Pour le moment, il ne devait penser qu’à son bétail disparu. Alors, il talonna Cactus pour lui faire encore accélérer l’allure.
Je vais dire à cette miss McKnight ce que je pense d’elle et mettre les choses au point une bonne fois pour toutes. Et le plus tôt sera le mieux, se dit-il.
Bien sûr, il ne l’affronterait pas au revolver à vingt pas comme c’était l’usage chez les cow-boys. Non, il allait la cuisiner d’importance et elle finirait bien par avouer que les bêtes des 4C étaient désormais enfermées dans son enclos.
* * *
Adrianna réprima un bâillement et s’étira dans son lit où elle avait décidé de s’attarder un peu ce matin. Elle avait assez galopé la veille et, par-dessus le marché, sa nuit n’avait pas été des plus paisibles. Cahill était venu s’immiscer dans ses rêves. Et quels rêves ! Elle en rougissait encore. Il la tenait dans ses bras puissants, prenait et reprenait inlassablement ses lèvres et l’ensorcelait par des caresses affolantes.
Elle savait que sous l’écorce du rude fermier se cachait un homme au charme incontestable et doté d’un certain humour. Ainsi, l’autre jour, tandis qu’ils déjeunaient au restaurant, il lui avait conté des histoires captivantes sur la vie au Texas et la conduite des troupeaux dans les pâturages. Un peu plus tard, tandis qu’ils se dirigeaient ensemble vers la boutique de Rosa, elle avait senti la main de Quin se poser sur ses reins et en avait éprouvé un indicible frisson.
Force était d’admettre que Cahill commençait à se montrer moins brusque depuis qu’ils avaient échangé quelques confidences. Peut-être la respectait-il un peu plus et l’acceptait-il telle qu’elle était ? Sans doute pourraient-ils devenir de vrais amis et, avec le temps… plus que des amis !
Des coups frappés à la porte mirent fin à ses rêveries.
— Addie K., il y a là un cow-boy qui veut te parler d’urgence, annonça Béa depuis le couloir. Es-tu visible ?
— Dis-lui que je descends dans un instant.
Adrianna sauta prestement de son lit, se coiffa en toute hâte, puis enfila la chemise et le pantalon livrés la veille par Rosa.
Ches Purvis l’attendait sous le porche. Il se tenait très droit, les bras croisés et le visage grave. En s’approchant de lui, elle nota avec plaisir qu’il ne sentait plus le chacal et s’en félicita. A l’évidence, il avait fait usage de la baignoire installée depuis quelques jours dans les baraquements des hommes. S’il était toujours hirsute et mal rasé, il avait fait un pas vers le monde civilisé.
— Y a-t-il un problème, Ches ?
— Oui, patronne. Hier soir, en triant les bêtes pour les pâturages de printemps, Rocky s’est aperçu que vos herefords de pure race manquaient à l’appel. Ils n’étaient plus dans l’enclos où il les avait mis dans l’après-midi.
— Et que sont devenues celles que j’ai parquées dans l’autre enclos pour les accoupler aux taureaux aux courtes cornes ?
— Aucune crainte, patronne, elles sont toujours là. Je viens d’aller les compter. Il n’en manque pas une.
— Merci, je vais aller voir ce qui se passe, conclut-elle.
L’homme retournait vers les granges quand soudain il fit halte, comme s’il voulait ajouter quelque chose.
— Est-ce que vous ne m’auriez pas tout dit, Ches ? demanda Adrianna. Qu’y a-t-il encore ?
— Eh bien… Rocky se demandait si ce n’est pas une vengeance de Cahill parce que vous lui avez pris son régisseur. Avec votre permission, patronne, on peut aller jeter un coup d’œil dans les pâturages des 4C. C’est peut-être là que sont vos génisses. Bien sûr, vous n’allez pas déclarer la guerre à Cahill s’il n’est pour rien dans cette affaire, mais…
Les paroles de Ches se perdirent tandis qu’elle tentait d’analyser la situation.
A ses yeux, ce détournement de bétail ressemblait bigrement à ce que Cahill aurait pu inventer pour la décourager de garder le ranch.
Il avait commencé par l’insulter, ensuite il avait attiré Elda chez lui puis, brusquement, il avait changé de tactique en se montrant plus avenant. Ainsi, elle avait baissé la garde sans s’en rendre compte, et voilà que ce diable d’homme nourrissait à présent ses rêves. Elle s’était même apitoyée sur son sort en apprenant que ses frères et sa sœur l’avaient lâchement abandonné.
Maudite crapule !
En fait, il s’était employé à l’amadouer avec une habileté stupéfiante pour mieux l’humilier par la suite. Alors qu’une amitié — plus qu’une amitié — commençait à naître entre eux, il la trahissait sans vergogne.
La courte trêve était manifestement terminée et la guerre allait reprendre. C’était pour elle une évidence.
— Si vous voulez, je peux aller voir si j’aperçois vos herefords, proposa le cow-boy.
— Non. Je m’en charge, répondit-elle sèchement, encore sous le coup de sa déception.
Addie regretta aussitôt ce ton désagréable. Après tout, Ches n’était pour rien dans tout cela et ne devait pas payer pour Cahill qu’elle avait envie de tailler en pièces.
— S’il vous plaît, Ches, allez seller le hongre pommelé. Je vous rejoins dans quelques instants à l’écurie.
Tout en pestant contre Cahill, elle remonta dans sa chambre, mit ses bottes et prit son revolver.
— Où allez-vous, équipée comme un shérif, Addie K. ? plaisanta Butler en la voyant glisser l’arme dans l’étui qu’elle portait à la ceinture. Je sais que nous ne sommes plus dans la bonne ville de Boston, mais même ici, au Texas, vous risquez de graves ennuis si vous expédiez un type au paradis !
— Ce vaurien va payer pour ce qu’il a fait, gronda-t-elle en se dirigeant vers la porte.
Butler lui barra le passage.
— Addie K., ne me dites pas que vous avez l’intention de tirer sur quelqu’un ! Allons, de qui s’agit-il ?
— De ce scélérat de Quin Cahill, pardi ! De qui d’autre voulez-vous qu’il s’agisse ?
— Mais… je croyais que vous étiez maintenant les meilleurs amis du monde !
— Non. Il ne cherchait qu’à m’amadouer, et puis, tout à coup, le serpent venimeux a changé de peau. Tous les hommes sont lâches, mon cher. Ceux de l’Est comme ceux de l’Ouest. Tous pareils !
Comme elle cherchait à forcer le passage, Butler la saisit par le poignet.
— Hé ! Attendez un instant. J’espère que vous ne me mettez pas dans le lot ! Vous connaissez ma loyauté, celle de Béa, celle d’Elda…
— Je sais que vous m’avez toujours été fidèle et que vous m’avez soutenue dans les moments difficiles, Butler, répondit-elle en posant sa main sur son épaule. Sans vous, je serais une femme perdue.
Elle lui sourit et conclut avec un rien de perfidie :
— Mais… rien ne me dit que vous êtes parfait à tous points de vue !
Comme elle ouvrait la porte, le comptable reprit d’une voix pressante :
— Quoi qu’il vous ait fait, si vous lui tirez dessus ne le tuez pas, Addie K. Je vous vois mal derrière les barreaux. Essayez de vous contenir un peu, que diable !
Sans un mot, Adrianna sortit et se dirigea vers l’écurie, accompagnée par le concert de coups de marteau des charpentiers qui clouaient les chevrons du nouveau bâtiment.
Elle eut alors une étrange tentation.
Et si elle prenait au passage un marteau pour faire entrer un peu de bon sens dans la tête de Quin Cahill ?
Il s’était moqué d’elle en cherchant à la séduire avec ses discours suaves, et elle ne s’était pas méfiée de lui. Dieu sait pourtant qu’elle avait fréquenté assez de flatteurs et de charlatans au langage raffiné dans les salons de Boston ! Dieu qu’elle se sentait humiliée de s’être laissé enjôler par ce rustaud d’éleveur !
— Vous êtes sûre que vous voulez y aller seule ? demanda Ches tandis qu’elle se mettait en selle. Prenez garde aux ours et aux loups. Ils se promènent aussi en plein jour.
— Tout ira bien, Ches, soyez sans crainte. Tout ce que j’espère, c’est ne pas trouver une seule de mes génisses dans l’enclos de Cahill. Sinon, ça va chauffer pour lui !
* * *
Quin la vit venir vers lui au grand galop à travers les pâturages, tête haute et cheveux au vent, telle une sorcière se rendant au sabbat. Le pur-sang qu’elle montait semblait flotter au-dessus des hautes herbes agitées par le vent.
En cavalier accompli, il aurait admiré ce cheval et sa talentueuse cavalière s’il n’avait eu de sérieux griefs contre elle. Il fit arrêter Cactus et décida d’attendre tranquillement qu’elle arrive. Quand il l’aurait sous la main, il allait lui montrer qu’on ne le défiait pas impunément !
Elle ne tarda pas à le rejoindre.
— Sortez de mes pâturages, voleur ! lui cria-t-elle en tirant sur les rênes.
— Moi ? fit-il, désarçonné par cette accusation.
Il indiqua alors les bœufs à longues cornes qui paissaient sur les terres de sa voisine.
— Combien d’hommes avez-vous payés pour marquer mes bêtes à votre nom ?
— Ne faites pas l’idiot, Cahill ! répliqua-t-elle en le foudroyant du regard. Ici, ce n’est pas vous l’offensé, c’est moi ! Une bonne demi-douzaine de mes génisses de pure race manquait à l’appel ce matin. C’est vous qui les avez volées, je n’ai aucun doute là-dessus. Vous les avez prises dans mes pâturages pour les accoupler avec vos bâtards de taureaux dont vous vantez la race !
— A aucun prix je ne supporterais que vos vachettes ridicules viennent se frotter à mes mâles, les plus vigoureux du Texas. D’ailleurs, ils n’en voudraient même pas !
— Ignorez-vous que les herefords sont des bêtes robustes qui s’adaptent à tous les terrains et à tous les climats ? Au moins, les miennes ont un pedigree honorable et sont reconnues pour leur qualité. Ce n’est pas le cas de vos troupeaux qui végètent sur vos terres !
Quin désigna alors du doigt l’une de ses bêtes qui portait une marque au fer toute récente.
— Expliquez-moi, ça, Boston. Est-ce que c’est là votre idée pour amasser de l’argent ? Voler le bétail de vos voisins et le vendre comme le vôtre ? C’était peut-être aussi la méthode de votre richissime papa ?
Elle fit avancer son cheval pour s’approcher de lui et le défia du regard. Quin voyait sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration mais, cette fois, cela n’éveilla en lui aucun désir.
En cet instant, le capital physique de miss Boston le laissait de glace. Il était furieux, tout comme le jour où ses frères et sœur avaient brisé les rêves de leurs parents en lui laissant toutes les responsabilités du ranch. Et voilà que maintenant il était trahi par une femme qui n’était même pas de son milieu ! Une bourgeoise qui avait rompu avec son passé pour « être elle-même », comme elle disait. Tout comme Bowie, Chance et Leanna, en somme !
Maudite Boston ! Elle était bien la fille de son père, un escroc de la pire espèce de la bourgeoisie bostonienne, et cela la rendait encore plus méprisable à ses yeux.
— Mais enfin, Cahill ! Avez-vous perdu la raison ? s’exclama-t-elle d’un ton théâtral.
En comédienne accomplie, elle cherchait à l’égarer, comprit-il aussitôt. A l’évidence, elle essayait de le persuader que leur querelle était sans objet et qu’ils étaient toujours en très bons termes. Espérait-elle pouvoir enterrer la hache de guerre, comme si de rien n’était ?
— Vous ne manquez pas de toupet Boston ! Vous jouez les innocentes alors que vous êtes prise la main dans le sac. Mes bêtes viennent tout juste d’être marquées ! Elles sentent encore le cuir brûlé !
— Je n’y suis pour rien.
— Vous voulez dire que vous n’étiez pas présente quand ce forfait a été commis ? Ne cherchez pas à vous disculper avec de faux arguments. L’un de mes hommes a aperçu des torches de ce côté-ci la nuit dernière.
Il montra du doigt les traces d’un feu de camp et ajouta :
— Et ça, c’est quoi, à votre avis ? Je vais vous le dire ! C’est ici que vos crapules de cow-boys ont chauffé le fer à blanc pour apposer votre marque sur mes bêtes et effacer la mienne.
— C’est vous qui avez manigancé tout ça pour me faire accuser ! rétorqua Adrianna, furieuse. Tout ce que vous cherchez à faire, c’est salir ma réputation pour me décourager et me faire repartir à Boston. Mais ça ne marchera pas, Cahill, croyez-moi ! Je n’ai pas donné à mes hommes l’ordre de voler du bétail dans vos pâturages. Vous avez simulé ce vol pour mieux cacher celui que vous avez commis chez moi en me dérobant mes herefords. Voilà la vérité !
Ce discours laissa Quin interdit. Perdait-elle la raison ? Et était-il en train de la perdre lui aussi ? Ce qui était sûr, c’est qu’elle l’exaspérait au point de le rendre fou. En tout cas, elle le malmenait comme une mer déchaînée malmène un navire en perdition.
Dieu qu’il la détestait ! Et, pourtant, il la désirait plus encore ! Bien que fou de rage, il mourait d’envie de l’attirer à lui et de la couvrir de baisers !
— Où allez-vous ? dit-il comme elle faisait faire demi-tour à son cheval.
— Je pars à la recherche de mes herefords, pardi ! Et si je les trouve sur votre propriété, je vous trouerai la peau pour avoir menti. Et cela, même si j’ai promis à Butler de ne pas me servir de mon arme. Je crois que vous m’avez exaspérée au point de me pousser à commettre l’irréparable, Cahill.
Quin rassembla ses bêtes et les fit sortir de l’enclos. Après avoir refermé derrière lui, il se lança à la poursuite de Boston à travers les pâturages et la suivit jusqu’à la colline boisée. Il constata qu’elle empruntait le chemin qu’il suivait d’habitude comme si elle le parcourait tous les jours.
Il devait admettre qu’il n’avait pas bien pris la mesure de l’habileté de cette femme ! Elle connaissait bien les pâturages et montait comme un vrai cow-boy. Tout laissait à penser qu’elle devait aussi être capable de voler du bétail, voire de le marquer elle-même. Cela lui permettait de ne pas impliquer ses employés dans ses manigances et de garder la haute main sur ses affaires louches.
— Ah ! s’écria-t-elle tout à coup en montrant du doigt un bouquet d’arbres. Qu’est-ce que c’est, ça, Cahill ? Aurez-vous le toupet d’affirmer que mes génisses sont venues ici toutes seules, qu’elles ont franchi la clôture parce qu’elles avaient envie de faire une petite promenade ?
— Ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre à mes hommes d’amener vos herefords ici, je le jure !
— Ne jurez pas ! Ce que je crois, c’est que vous l’avez fait vous-même pour ne pas compromettre vos cow-boys.
Abasourdi par ces accusations, Quin resta muet.
— Très astucieux de votre part, Cahill ! Je dois dire que j’admire votre tactique. Vous êtes plus habile que je ne l’imaginais. Voler mon bétail dans le but de me ruiner et m’obliger ainsi à reprendre au plus vite le chemin de Boston, c’était une bonne idée, mais ça ne marchera pas. Quand je pense que vous osez m’accuser de telles malversations !
* * *
Adrianna contenait à peine sa fureur. Elle était furieuse contre Cahill, bien sûr, mais peut-être plus encore contre elle-même pour avoir eu la faiblesse de le croire différent des autres hommes. Ce fermier était un monstre pour l’avoir blessée et humiliée par ses mensonges et son hypocrisie. Le pire était qu’elle éprouvait pour lui un attrait indéniable qui ne faisait qu’aggraver sa blessure. Elle lui avait accordé le bénéfice du doute pour s’être un peu radouci avec elle, mais il trahissait maintenant le peu de confiance qu’elle avait commencé à lui témoigner.
Peste !
Elle était parvenue à déjouer les manigances des aristocrates de Boston qui convoitaient sa fortune et avait presque failli se laisser piéger par cet éleveur qui ne pensait qu’à la déposséder de sa terre.
Quelle imbécile elle faisait !
Il s’était moqué d’elle en prétendant devenir son ami alors qu’il n’avait qu’un but, la duper sans vergogne et lui faire quitter le Texas. Sans la promesse de garder son sang-froid qu’elle avait faite à Butler, elle l’aurait volontiers criblé de balles !
* * *
Quin se porta à sa hauteur et la regarda droit dans les yeux.
— Boston, ce n’est pas moi qui ai volé vos génisses. Ni mes hommes. Vous avez sans doute bien des raisons de me détester, mais vous ne pouvez pas m’accuser de vol, parce que je ne suis pas un voleur.
— Peut-être allez-vous me dire que c’est la malédiction des Cahill qui jette un doute sur votre intégrité et sur votre honneur ? répliqua-t-elle.
— Vous savez bien que seuls les imbéciles et les jaloux croient qu’une malédiction s’est abattue sur ma famille à cause de notre prospérité. Vous n’êtes pas de ceux-là, j’espère. J’ai du mal à croire que vous pourriez être à ce point stupide !
— D’accord. Je reconnais que c’était un coup bas, concéda-t-elle en soupirant. Vous admettrez tout de même que vous n’êtes pas un saint, monsieur Cahill.
— J’en dirais tout autant de vous, miss McKnight. Par moments je me demande si vous n’avez pas détourné une partie de mon troupeau pour entretenir le conflit entre nous.
— Je vous rappelle que c’est vous qui avez ouvert les hostilités le jour même de mon arrivée !
Leurs chevaux s’étaient immobilisés côte à côte, si près l’un de l’autre que les jambes de leurs cavaliers se touchaient.
— Vous oubliez qu’il y a eu une trêve, fit remarquer Quin.
Sa voix chaude produisit sur Adrianna une sensation étrange. C’était comme si la fièvre s’emparait d’elle.
Elle le vit se pencher vers elle et glisser sa main gantée sur sa nuque pour l’attirer doucement à lui. Le gris de ses yeux, parfois aussi froid que de la glace, avait pris l’éclat d’un métal précieux. En un instant, elle fut comme hypnotisée et ne broncha pas quand il prit ses lèvres. Un désir brûlant flamba en elle et, lorsque la main de Cahill se fraya un chemin sous sa chemise pour caresser ses seins, elle crut défaillir.
Incapable de résister à cet homme, elle ne protesta même pas quand il la saisit par la taille et la hissa avec une aisance prodigieuse sur sa selle, face à lui.
— Maintenant, Boston, osez me dire que notre premier baiser n’était qu’une erreur et que vous n’en avez ressenti aucun plaisir, murmura-t-il. Osez me dire que ce n’était qu’un mauvais rêve, et que notre conversation au restaurant n’était qu’une discussion polie en présence de vos amis et de vos cousins !
Elle se blottit contre lui, surprise par sa propre audace. Oui, indéniablement, elle aimait les défis et les aventures, songea-t-elle. Et, de toutes ses aventures, celle qu’elle était en train de vivre avec Quin Cahill était probablement la plus érotique.
— Boston, vous allez finir par me rendre fou ou même me tuer, d’une façon ou d’une autre !
— Alors, avant de quitter ce monde, dites-moi que notre premier baiser était inoubliable, plaisanta-t-elle d’une voix très douce.
Elle l’embrassa alors tout en caressant sa robuste poitrine.
— Oh ! Cahill, jurez-moi que vous me désirez pour ce que je suis et non parce que vous convoitez mon ranch !
— Je vous désire comme un fou, Boston, avoua-t-il en resserrant son étreinte. Ce que je me reproche, c’est de ne plus avoir de volonté quand vous êtes dans mes bras. Vous pourriez faire de moi ce que vous voulez.
— Je ressens la même chose, assura-t-elle tout en déboutonnant sa chemise pour glisser sa main sur son torse velu.
Elle titilla de ses lèvres gourmandes les tétons qui se cachaient sous les poils, et Quin eut l’impression de prendre feu.
Emporté dans un tourbillon de sensualité, il la plaqua davantage contre lui.
S’il y avait un enfer, se dit-il, il était maintenant à sa porte.
Tandis que les lèvres brûlantes d’Adrianna erraient sur son torse, il songea que le sort des damnés était de loin le plus enviable !
Lorsque sa main glissa vers sa ceinture il frémit d’impatience et retint son souffle. Nul doute qu’elle allait pouvoir apprécier l’intensité du désir qui le possédait.
— Prenez garde, Boston, la prévint-il d’une voix rauque. Si vous continuez, vous allez vous retrouver allongée sur l’herbe et ensuite…
— Inutile de me mettre en garde, Cahill. Il n’arrivera rien que je n’aie décidé…
Sa voix se perdit dans un soupir alors qu’il effleurait du bout du doigt la pointe de l’un de ses seins. Il avait entrouvert sa chemise et parcourait sa gorge nue avec délice, alternant les caresses de la main et des lèvres, lui tirant des gémissements de plaisir dont il se délectait.
Enfin, il tenait la fière miss Boston à sa merci ! Il avait découvert son point vulnérable et, à l’avenir, il comptait bien en user de nouveau.
En proie à un désir incoercible, Adrianna s’abandonna sans réserve quand il descendit de cheval, la prit dans ses bras et la déposa dans l’herbe. Il s’était allongé près d’elle et la couvrait de baisers avec une ardeur nouvelle.
Conquise par le pouvoir de ces lèvres avides, elle enfouit ses doigts dans les cheveux de Quin et l’attira à elle pour mieux s’offrir.
Lorsqu’il roula sur elle, elle ressentit toute la force de son désir et en éprouva un sentiment de fierté. Oui, elle était capable de faire cet effet à ce cow-boy en apparence si rude. Malgré elle, elle imagina leurs corps nus dans une sublime étreinte. Seul cela finirait peut-être par apaiser le feu qui brûlait en elle et menaçait de la réduire en cendres.
Les caresses de Cahill se firent bientôt plus précises, plus insistantes, et Adrianna se cambra vers lui. Elle en voulait plus, beaucoup plus !
Le souffle court, gémissante, elle s’abandonna aux sensations jusqu’alors inconnues qu’il faisait naître en elle. C’était comme un séisme qui ébranlait son corps tout entier et appelait quelque chose qu’elle désirait de tout son être.
— Quin…, fit-elle dans un souffle.
— Voulez-vous vraiment de moi, ma belle Boston ?
— Vous le savez bien. Je veux…
Les chevaux se mirent tout à coup à hennir et Quin sursauta en entendant un bruit de galopade. Il se leva d’un bond, rajusta sa chemise en toute hâte et aida Adrianna à se redresser.
* * *
Trois cow-boys des 4C galopaient vers eux, et Boston était toujours à moitié nue ! Lui-même avait du mal à reprendre ses esprits et n’avait pas envie que ses hommes sachent ce qui venait de se passer entre Adrianna et lui.
En toute hâte, il lui prit la main et l’entraîna vers les buissons voisins pour qu’ils puissent rajuster leur tenue à l’abri des regards.
— Boston… je ne vous cache pas que j’ai convoqué mes hommes ici pour vous confondre, avoua-t-il, un peu gêné.
— Vraiment ? Quand je pense qu’ils ont failli nous surprendre dans les bras l’un de l’autre…
— Je regrette sincèrement mon erreur. Sachez que je suis fou de vous et que, maintenant, nous n’allons plus nous quitter.
Elle esquissa un sourire énigmatique tout en ôtant des feuilles et des brins d’herbe de ses cheveux.
— Ce que je me demande, c’est comment vous allez expliquer notre réconciliation à vos employés, dit-elle tandis que les trois cavaliers mettaient pied à terre.
— Tout va bien, patron ? s’enquit Ezra avant de saluer Adrianna d’un signe de tête.
— Non. Nous avons de sérieux soupçons, répondit Quin en se tournant vers Boston comme pour la prendre à témoin. Plusieurs de mes bêtes portent la marque au fer de miss McKnight et une demi-douzaine de ses herefords se trouvent dans ma prairie.
Il interrogea ses hommes du regard, puis reprit :
— L’un d’entre vous pourrait-il m’expliquer ces mystères ?
— Allons, patron ! s’exclama Skeeter, offensé à l’idée d’être soupçonné. Vous savez bien que je vous ai toujours servi loyalement.
Skeeter suggéra alors en posant un regard insistant sur Adrianna :
— Vous devriez peut-être demander à Rocky.
Adrianna prit la mouche instantanément.
— Cet homme déraisonne, Cahill ! Je peux vous assurer que Rocky Rhodes n’a rien à voir dans cette affaire.
Elle enfourcha alors son cheval gris pommelé et ajouta :
— Si je l’ai gardé à mon service, c’est justement parce qu’il est irréprochable.
— Il l’était marmonna Ezra. Je ne suis pas sûr qu’il le soit toujours. Il faut se méfier d’un homme qui se laisse séduire par des sourires enjôleurs et la promesse d’un bon salaire !
— En voilà assez, Ezra, intervint Quin. Tu vas faire des excuses à miss McKnight.
— Désolé, marmonna le cow-boy en baissant les yeux. Je… je ne sais pas ce qui m’a pris…
— Miss McKnight et moi, nous allons ramener ses bêtes dans son enclos, annonça Quin. Vous trois, retournez aux 4C. Nous nous verrons plus tard.
Après le départ des cow-boys, Quin se reprocha d’avoir failli compromettre Adrianna. Les cow-boys auraient pu les surprendre dans l’herbe dans une situation plutôt équivoque pour deux voisins en conflit. D’habitude, il restait maître de lui en toutes circonstances mais, cette fois, il avait fait preuve de faiblesse. Et le défaut de sa cuirasse se nommait Boston !
— Pardon de vous avoir accusé de voler mon bétail, murmura-t-elle humblement.
— Moi aussi je vous dois des excuses… Je suis désolé.
— N’en parlons plus, Quin. Tout cela est autant ma faute que la vôtre.
Elle talonna son cheval et poursuivit :
— J’espère vous voir à la réception de mariage en l’honneur de Rosa et de Lucas !
Comme elle s’éloignait, le laissant seul mener ses herefords qui portaient désormais la marque des 4C, Quin ressentit une étrange lassitude. Il se dit qu’il devrait faire un détour par Triple Creek et prendre le bain de mer dont il avait grand besoin, sans quoi la frustration qui le rongeait risquait de l’anéantir.
Le souvenir de son étreinte avec sa belle voisine aux yeux verts le consumait toujours.
Y avait-il un remède contre son attirance maladive pour cette ravissante sorcière ?
— Je n’en vois qu’un…, murmura-t-il. Pour me guérir, je n’ai plus qu’à faire le mort pendant une semaine !