Chapitre 5

Pendant les quatre jours suivants, Quin parcourut à cheval ses pâturages, sélectionnant les veaux qu’il comptait vendre à Dodge City. Plus d’une fois, il pensa malgré lui à miss Boston et à leur étreinte sauvage dans la prairie. Il ne l’avait pas revue depuis.

Tout en séparant les bêtes les unes des autres, il songeait à ses frères et à sa sœur qui avaient préféré s’en aller pour vivre leur vie.

Il admettait qu’après tout ce n’était pas plus mal, même s’il avait parfois trop de travail.

Si lui s’était toujours entièrement consacré au ranch, les trois autres Cahill n’avaient jamais partagé le rêve de leur père, ni sa passion de l’élevage. Sans doute avait-il lui aussi trop insisté pour leur transmettre à tout prix son goût pour ce rude métier.

Il est sûr qu’il regrettait aujourd’hui les remarques cinglantes qu’il leur faisait sans cesse. Le plus grave avait été son insistance pour les retenir aux 4C le jour même des obsèques de leurs parents.

Entre la perte si soudaine de ses parents et les tensions perpétuelles avec ses frères et sa sœur, il avait perdu ce jour-là le contrôle de la situation. Alors, les esprits s’étaient échauffés à l’extrême et la rupture avait été inévitable.

— Hé ! patron ! Venez voir par ici !

Quin se retourna et vit Otha Hadley qui lui faisait signe de le rejoindre.

Le cow-boy lui montra une carcasse d’animal en décomposition dans les hautes herbes.

— On a abattu cette bête ici même, c’est sûr, commenta-t-il en indiquant le trou dans le crâne de la bête.

Hadley leva les yeux vers son patron et ajouta :

— Je ne crois pas que votre voisine irait jusque-là. Elle n’oserait pas faire une chose pareille, parce qu’elle élève des bêtes.

— Je ne le crois pas non plus, admit Quin.

En fait, il regrettait d’avoir accusé miss Boston de détourner son bétail et de le marquer à son nom.

— Cette fois-ci, c’est autre chose, murmura-t-il, pensif.

Qui avait fait cela, et pourquoi ? Il était bien incapable de le dire.

— Pourtant, le bruit court que cette femme fait tout pour saboter votre ranch parce que vous lui avez proposé d’acheter le sien, insista Hadley.

— Vous, les cow-boys, vous êtes de vrais champions quand il s’agit de répandre de fausses nouvelles.

Le cow-boy retira son chapeau et passa ses doigts dans sa tignasse rousse.

— Vous n’avez pas tout à fait tort, patron. C’est vrai que la plupart des gars maudissent cette femme venue de la ville. Quant aux autres, ils répètent sans cesse que la malédiction des Cahill vous poursuit.

Quin décocha un regard furieux à cet homme qu’il jugeait un peu trop bavard.

— Tout de même, patron, vous savez bien que les vols de bétail et les destructions de clôtures ont repris de plus belle cette année. C’est pire qu’après la mort de vos parents… Que Dieu les bénisse !

Il fallait bien admettre que c’était exact, songea Quin.

En effet, toutes ces calamités s’étaient multipliées aux 4C depuis l’arrivée de miss Boston. Cela dit, d’autres éleveurs des environs connaissaient les mêmes problèmes. Et comme le ranch des 4C était le plus étendu et possédait les plus gros troupeaux, il n’y avait rien d’étonnant à ce que les dégâts y soient plus importants qu’ailleurs.

— Patron… j’aurais bien voulu prendre un ou deux jours de congé cette fin de semaine.

— Ah ! Pourquoi ?

— Pour la réception que préparent ces étrangers de Boston pour fêter le mariage de Rosa et de son ex-fermier.

Quin fut choqué de l’entendre qualifier miss Boston et son entourage d’étrangers.

— Et puis… j’ai rencontré une gentille fille…, ajouta avec un peu d’embarras le cow-boy tout en remettant son chapeau.

— C’est vrai, tu as besoin de repos après avoir fait le tour des pâturages avec moi ces jours-ci, admit Quin. Mais dis-moi, cette « gentille fille », est ce que je la connais ?

Otha rougit soudain comme un coquelicot.

— Son père est poseur de rails à la Compagnie, et elle travaille au dancing de Monty. Oh ! elle n’a pas de contrat de travail, mais comme l’argent est dur à gagner pour son père, elle fait danser les cow-boys et les soldats pour quelques dollars.

Quin se demanda si cette fille dispensait à Otha les mêmes faveurs qu’aux clients du dancing. Il se dit que ce brave garçon ne méritait pas un chagrin d’amour. Lui-même ne gardait pas de bons souvenirs des quelques liaisons qu’il avait eues !

Quant à son frère Bowie, il avait été trahi par une certaine Clea North qui lui avait brisé le cœur. Il regretta soudain de lui avoir rappelé ce fâcheux épisode après l’enterrement de leurs parents.

C’était comme jeter du sel sur une plaie ! songea-t-il avec amertume.

Mais quand Bowie lui avait reproché d’être rentré en retard, alors que ses parents l’attendaient pour aller signer ce contrat avec les chemins de fer, Quin avait laissé la colère le dominer. Et, aujourd’hui, il le regrettait.

— Vous savez, patron, je compte bien demander à Zoé Daniels d’être ma femme, lui confia Otha alors qu’ils reprenaient le chemin des 4C.

Il y eut un long silence, puis le cow-boy changea de sujet.

— Euh… patron… cette cabane sur la propriété que vous avez achetée aux Anglais l’année dernière…

— Oui, quoi ?

— Je me demandais si je pourrais vous la louer. Comme ça, je garderais un œil sur vos pâturages du nord en retournant chaque soir chez moi.

— C’est vrai. Ce serait bien d’avoir un gars pour surveiller les troupeaux les plus éloignés, répondit Quin. Mais tu sais que cette maison est en piteux état. Il faudrait y faire des travaux pour la rendre habitable.

— Je sais. J’y ai jeté un coup d’œil un jour où je passais par-là. Mais pour les travaux, ne vous tracassez pas, patron, je peux les faire moi-même.

Quin se pencha alors pour serrer la main à son jeune employé.

— Affaire conclue ! dit-il. J’achèterai les matériaux et tu te mettras au travail dès que tu pourras. J’espère que tu seras heureux avec Zoé.

— Merci, patron. Je suis sûr que tout se passera bien.

Quin reporta alors ses pensées sur le cadavre du veau et se dit qu’il aurait bien aimé savoir qui était le responsable de ce carnage. Peut-être celui qui volait du bétail dans le secteur ?

Epuisé par cette longue journée de travail, il avait envie d’un bon bain et d’un dîner de gourmet préparé par Elda Quickel. Certes, le cuisinier du campement faisait de son mieux, mais sa cuisine ne pouvait rivaliser avec les délices d’Elda. Malgré la distance, il lui semblait qu’il sentait déjà les bonnes odeurs de ce qu’elle mitonnait !

*  *  *

Adrianna serra Elda dans ses bras. Son ancienne cuisinière lui rendait visite pour la seconde fois depuis son installation au ranch des 4C.

— J’ai apporté des cookies, annonça Elda tout en montant les marches du perron, un panier au bras.

En entrant dans la maison, elle s’arrêta un instant pour admirer le parquet ciré et les meubles bien lustrés.

— Juste ciel ! Béa fait vraiment des miracles dans cette demeure ! s’exclama-t-elle. Je le savais.

— Comment vont les choses au ranch des 4C ? s’enquit Adrianna en prenant un cookie bien moelleux.

— Tout est calme, assura Elda.

Elle tendit son panier à Béa et Butler afin qu’ils se servent à leur tour, puis s’installa sur le canapé du salon et reprit :

— C’est triste pour cet homme seul, tout de même. Il a laissé la maison dans l’état où elle était quand ses parents sont morts. Il ne dort même pas dans la chambre du maître qu’occupait son père. Les meubles sont restés à la même place, les objets aussi, comme dans un musée.

Adrianna s’étonna que Quin Cahill n’ait pas marqué la demeure familiale de son empreinte. Après avoir vendu sans regret sa maison de Boston, elle avait aménagé à son goût la maison de campagne où elle avait tant de souvenirs. Une bâtisse assez semblable, d’ailleurs, au ranch qu’elle possédait aujourd’hui. Ce n’était peut-être pas un hasard.

En fait, elle-même était en quête d’aventures nouvelles alors que Quin Cahill s’enfermait dans le passé, sans doute parce qu’il était par nature rétif au changement. Après tout, il existait dans l’ombre de ses parents pour faire en sorte que leurs rêves deviennent les siens.

A quelques différences près, ils vivaient un peu la même chose, tous les deux. Ainsi, Cahill perpétuait le rêve de son père en développant le ranch pour obéir à la volonté paternelle. Pour sa part, elle tenait à prouver qu’elle était aussi capable que son père de réussir, mais dans un domaine qu’elle avait librement choisi.

— Si seulement vous pouviez voir les autres chambres ! poursuivit Elda qui venait de mordre dans un cookie. Je suis sûre qu’elles n’ont pas changé non plus depuis que ses frères et sa sœur ont quitté la maison.

Elle se pencha vers Adrianna et lui confia à voix basse :

— Quin ne m’a pas raconté ce qui avait provoqué la rupture avec eux. Il a simplement dit qu’il ne voulait rien changer à rien. Peut-être en sera-t-il toujours ainsi, qui sait ?

— Il m’a dit que ses frères et sœur avaient refusé tout net de s’occuper du ranch, précisa Adrianna. Ils voulaient choisir leur destin et vivre à leur façon après la disparition de leurs parents.

Butler eut un léger sourire.

— C’est pourquoi Cahill n’a pas admis que vous veniez vous installer au Texas pour rompre avec votre destin d’héritière. En quelque sorte, vous avez agi avec votre père comme sa famille a agi avec lui, et il n’a pas aimé ça !

Un peu désarçonnée par cette remarque, Adrianna ne sut que répondre et resta silencieuse pendant que ses trois amis poursuivaient leur conversation. Elle les laissa peu après à leurs bavardages pour aller s’entretenir un moment avec Rocky au sujet du regroupement des génisses.

Après le départ d’Elda, elle monta à l’étage pour ranger le linge lavé par Béa. Par la fenêtre de sa chambre elle aperçut au loin une colonne de fumée et s’en inquiéta. Cela semblait venir de la propriété des 4C, plus précisément du bosquet où elle avait retrouvé ses herefords disparues. Ce même bosquet où elle avait bien failli succomber à son désir pour Quin !

Elle redescendit pour alerter Béa et Butler, puis se précipita dehors.

Tout ce qu’elle espérait, c’était que Quin ne la tiendrait pas pour responsable de ce nouvel acte de malveillance. Peut-être allait-il croire qu’elle avait tenté de le séduire dans ce bosquet pour endormir sa méfiance et lui infliger d’autres représailles.

— Au feu ! Au feu ! cria-t-elle. Venez vite !

Les cow-boys sortirent des corrals, des granges et des étables, et elle leur indiqua le panache de fumée qui s’élevait dans le ciel.

Enfourchant le premier cheval sellé qu’elle trouva, elle partit au galop à travers les pâturages, suivie de quelques hommes. Arrivée en haut de la colline, elle vit au loin six cavaliers, certainement des cow-boys des 4C.

Allaient-ils l’accuser d’avoir provoqué cet incendie ? Après ses démêlés avec Cahill la semaine précédente, il n’y aurait rien d’étonnant.

Chester Purvis, qui galopait derrière elle, se porta à sa hauteur.

— Patronne, vous croyez vraiment qu’il est prudent d’aller aider Cahill ? Il doit sûrement croire que vous avez allumé ce feu pour vous venger du vol de bétail.

— Chester, je ne vais pas me lancer dans une guerre stupide avec Cahill à propos de vols et de déprédations commis par quelques hors-la-loi ! rétorqua-t-elle. Est-ce que c’est bien clair ?

— C’est peut-être la malédiction des Cahill qui est encore à l’œuvre, suggéra Pokey O’Relly qui venait de les rejoindre.

— Je ne suis pas superstitieuse, précisa-t-elle, et je ne supporterai pas que mes hommes croient à de telles sornettes. Si c’est le cas de l’un de vous, qu’il prenne ses gages et aille chercher du travail ailleurs !

Cela suffit à les faire taire. Adrianna était consciente qu’elle ne changerait rien aux croyances de ses hommes, mais au moins tiendraient-ils désormais leur langue sur ce sujet en sa présence.

Elle était à peu près convaincue qu’un fermier voisin, jaloux de la réussite de Quin Cahill, provoquait tous ces incidents sur les terres des 4C. La propriété était si vaste qu’il était impossible de la surveiller dans sa totalité. Le coupable pouvait donc agir sans vraiment risquer d’être pris sur le fait. Et quelqu’un s’ingéniait à la faire accuser de ces exactions parce qu’elle était nouvellement installée dans la région. Qui cherchait donc à nuire à sa réputation, à sa respectabilité ? Elle n’en avait pas la moindre idée, et peut-être ne le saurait-elle jamais, dans ce pays où les langues ne se déliaient pas facilement.

Chassant résolument ces sombres pensées, elle accéléra l’allure.

Dieu merci, le vent ne soufflait pas assez fort pour attiser ce feu de hautes herbes et embraser le bosquet voisin. Elle en éprouva un réel soulagement. En outre, la baie de Triple Creek n’était pas loin, et il serait facile d’y puiser de l’eau pour noyer les flammes.

Adrianna était déjà à l’œuvre avec ses hommes pour tenter de maîtriser le feu quand elle vit Quin Cahill arriver. Il galopait à l’arrière d’un troupeau de bœufs à longues cornes qu’il ramenait de ses pâturages.

Elle nota que les cow-boys regardaient tantôt dans la direction de Cahill, tantôt vers elle, comme s’ils redoutaient un nouvel affrontement entre eux.

Quin aurait-il le culot de l’accuser d’avoir mis le feu dans sa prairie alors qu’elle était là pour l’éteindre ? Elle n’osait l’imaginer.

A peine eut-il mis pied à terre qu’elle s’avança vers lui, se hissa sur la pointe des pieds et lui offrit ses lèvres.

Voilà qui pouvait détendre l’atmosphère, mettre Quin dans les meilleures dispositions, et faire taire les rumeurs de conflit entre eux.

— Je suis venue avec quelques hommes dès que j’ai vu la fumée, annonça-t-elle haut et fort.

Elle croisa alors son regard gris argent et vit naître un léger sourire sur ses lèvres. Dans cette étrange lumière qui n’était pas sans évoquer les flammes de l’enfer, elle le trouva terriblement séduisant. Bien sûr, elle savait que la paix entre eux était encore fragile après les incidents des jours derniers, même s’ils avaient roulé dans l’herbe en une folle étreinte.

— Merci Boston, murmura-t-il. Votre aide est très appréciable.

A son tour il déposa un baiser sur ses lèvres, prit le seau de toile qu’elle tenait, puis se dirigea vers le brasier. Adrianna lui emboîta le pas et éloigna du feu les branches tombées à terre qui auraient pu s’enflammer.

Ils luttèrent ainsi côte à côte pendant plus d’une heure, sans économiser leurs forces. Enfin, ils s’assurèrent que le feu ne risquait pas de reprendre et d’embraser le bosquet dont les bêtes recherchaient l’ombre les jours de forte chaleur.

— Merci à tous de votre aide ! lança Quin à l’intention des cow-boys du ranch McKnight. Si vous avez un jour besoin de nous, mes hommes et moi serons là pour vous prêter main-forte.

Il parcourut la prairie du regard et ajouta :

— Tout ce que j’espère, c’est que ce feu d’herbes n’était pas une diversion pour commettre tranquillement d’autres forfaits ailleurs. Je pense à ce veau abattu par balle que j’ai trouvé dans mes pâturages du nord.

Adrianna, qui ignorait ce nouvel incident, ne put cacher sa surprise.

— Oh ! mon Dieu ! Est-ce possible ?

— Tout est possible, hélas !

Les cow-boys des deux ranches s’observèrent en silence, comme s’il flottait entre eux un regain de suspicion.

— J’ai remarqué aussi une barrière détruite à un mile d’ici, vers le nord, reprit Quin. Il est sûr qu’une bande de voleurs opère dans les environs. Donc, nous devons être sur nos gardes, ici comme chez nos voisins. Je ne laisserai pas ces crapules voler mon bétail et détruire mes installations.

Il prit Adrianna par le bras et la reconduisit vers son cheval.

— Venez, Boston, allons faire le tour de nos clôtures et voir s’il n’y a pas de nouveaux dégâts.

Tandis que Rocky retournait vers le ranch McKnight avec ses hommes, Quin envoya ses cow-boys marquer les bêtes ramenées des pâturages.

Une fois seul avec Adrianna, il l’aida à se mettre en selle et s’enquit :

— Que signifiait ce baiser surprise, Boston ?

— Vous êtes assez fin pour le comprendre, je pense.

Il hocha la tête.

— Je suppose que vous teniez avant tout à dissiper les soupçons qui se sont naturellement portés sur vous, dit-il tout en mettant en selle à son tour.

En la voyant remettre machinalement une mèche de cheveux derrière son oreille, il eut envie de redescendre de cheval et d’aller l’embrasser, mais il sut résister à son désir naissant.

En fait, il ne tenait pas à se montrer aussi stupide que le jeune Otha Hadley, obsédé par l’image de la belle Zoé dansant devant lui. En outre, Boston ne manquait pas une occasion d’insister sur le fait que les manifestations de tendresse des hommes n’étaient jamais désintéressées.

En termes de manifestations désintéressées, Quin voyait parfaitement à quoi elle faisait allusion. Les parents cupides qui le considéraient comme le gendre idéal et lui présentaient leurs filles ne manquaient pas. La fortune et la notoriété des Cahill faisaient briller les yeux des filles, et on ne pouvait se tromper sur la nature de leurs élans d’affection.

Dieu merci, pas plus Boston que lui ne convoitait la fortune de l’autre puisqu’ils étaient riches tous les deux.

Mais son attirance pour elle n’en était pas moins forte.

En s’installant au Texas, Boston avait choisi d’affirmer son indépendance et de prouver ses capacités à diriger un ranch. Dès lors, elle n’attendait rien des hommes et surtout pas de conseils sur sa manière d’appréhender l’avenir !

Quin en avait chaque jour la preuve.

— Qu’est-ce qui vous fait sourire, Cahill ? demanda-t-elle. Quelqu’un a tenté d’incendier vos pâturages et de faire rôtir votre bétail. Je ne vois là rien de drôle !

Il observa son visage encore maculé de suie et s’attarda sur la tresse qui se posait joliment sur la courbe de son sein. Il songea avec émoi à la douceur de cette gorge frémissante au contact de sa main et de ses lèvres.

— Eh bien, qu’avez-vous, Cahill ? insista Adrianna.

Elle claqua des doigts sous son nez comme pour le réveiller et ajouta :

— Est-ce que vous manqueriez de sommeil ?

Ce n’est pas ce qui me manque le plus ! songea-t-il, les yeux fixés sur l’échancrure de sa chemise.

— Non. J’étais en train de penser à notre dernière rencontre à l’endroit même où ce feu a pris, et je suis un peu triste.

— Cahill, insinuez-vous que je serais capable d’incendier les terres de mes voisins ? s’insurgea-t-elle aussitôt.

— Oh non ! Mais d’incendier les cœurs, sans aucun doute ! répliqua-t-il avec malice.

A défaut de la serrer dans ses bras, il aimait la taquiner chaque fois qu’il en avait l’occasion, pour le plaisir. Cela pimentait leurs rencontres.

Attention à toi, Quin ! Souviens-toi de Bowie et de la femme qui lui a brisé le cœur. Tu es en train de prendre le même risque.

Il se reprit aussitôt et songea :

Peste ! Voilà que j’ai de la compassion pour mon frère, maintenant !

— Oui, mettons cela sur le compte d’un « moment de folie », comme vous dites, répondit-elle. C’est exactement ce que c’était !

Il la vit alors relever le menton et se dit qu’elle n’était pas plus disposée que lui à une liaison sentimentale.

Il estimait que les émois amoureux finissaient trop souvent par provoquer la souffrance et l’humiliation. Et cela, il n’en voulait pas.

— Je ne sais pas quel était votre véritable but, Boston, mais permettez-moi de vous dire que m’embrasser sous les yeux de cow-boys avides de nouvelles est une incitation aux commérages !

Elle émit un long soupir de lassitude.

— Pour moi, la signification était évidente ! Je voulais prouver que nous n’étions pas en guerre, vous et moi, et montrer à mes hommes que vous ne m’accuseriez pas d’avoir mis le feu chez vous.

— Prenez garde, Boston… Il pourrait y avoir un retour de flamme, si j’ose dire ! la prévint Quin en riant.

Ils trottaient côte à côte vers la colline couronnée par le ranch des 4C, véritable forteresse dominant les granges. Tout en admirant le paysage, Adrianna demanda :

— Que voulez-vous dire, Quin ?

— Que de nouveaux bruits pourraient se répandre.

— Par exemple ?

— Par exemple que je cherche à vous séduire pour mieux vous déposséder de votre ranch et vous obliger à rentrer à Boston.

— Diable ! J’avoue que je n’y avais pas pensé. Ainsi, dans l’esprit de tous ces idiots, nous pourrions passer de la guerre à l’amour ? Je me demande si nous ne devrions pas garder nos distances quelque temps pour calmer les esprits.

— Nous pourrions aussi bien leur prouver que j’ai décidé de renoncer à votre ranch et que je ne suis attiré que par vos charmes.

— Rien que ça ! s’exclama-t-elle en sursautant.

— Seriez-vous fâchée si je vous répondais oui ?

Il parcourut des yeux la naissance de sa gorge sous la chemise entrouverte, puis s’attarda, rêveur, sur la courbe de ses hanches. Il se prit à envier le cheval qu’elle montait et imagina qu’un jour elle le chevaucherait ainsi et le retiendrait prisonnier entre ses longues jambes !

Cette vision érotique fit monter en lui un désir si brûlant qu’il eut du mal à cacher son émoi.

Il croisa un instant le regard de Boston, d’un vert aussi profond que celui d’un lac. Il fut si troublé par son éclat qu’il en eut le vertige et faillit tomber de sa selle !

— Vous faire l’amour serait uniquement pour votre plaisir et le mien, reprit-il. Nous ne devons pas en attendre autre chose, il me semble.

Le désir faisait battre son cœur à tout rompre. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas eu les faveurs d’une femme ! Oui, il désirait intensément la ravissante miss Boston, et cela depuis leur première entrevue.

— Si chez vous c’est un plaisir de me faire saliver, Boston, j’avoue que c’est réussi. Je vous désire comme je n’ai jamais désiré aucune autre femme, je vous le dis tout net. Je suis tout à vous… si vous voulez de moi, bien sûr.

Elle ignora cette proposition qu’elle jugeait sans doute trop directe et s’enquit, alors qu’ils approchaient du ranch des Cahill.

— Puis-je entrer un moment ? Je ne connais pas encore votre maison, et j’aimerais avoir une idée de ce qu’est un vrai ranch Texan.

— J’aimerais aussi vous montrer ma chambre, dit-il un peu timidement.

Malheureusement, il savait qu’ils ne pourraient guère s’attarder à l’intérieur. Les cow-boys assis sur la barrière du corral les observaient déjà, l’air goguenard. Ce serait donc une visite rapide.

— Elda ! s’exclama Adrianna dès que la cuisinière apparut sur le seuil. Comme je suis heureuse de te voir ! Cahill a promis de me faire visiter sa maison.

Elle se tourna vers l’intéressé et ajouta, l’air sévère :

— J’espère qu’il te traite avec tous les égards qui te sont dus. Si ce n’est pas le cas, il aura affaire à moi.

Quin nota que les deux femmes échangeaient un clin d’œil complice et en ressentit de l’embarras. Il avait remarqué que Boston avait sciemment haussé le ton en approchant de la maison afin que les cow-boys aux aguets ne perdent rien de ses propos. Ils pouvaient aussi en conclure qu’Elda ferait office de chaperon et que leur patron serait tenu à distance de son invitée.

Furieux de voir une fois de plus ses projets érotiques rester à l’état de rêves, il s’attarda sur le balancement des hanches de Boston qui le précédait dans la maison. Il n’irait pas jusqu’à faire appel aux services d’une de ces catins du quartier de la gare, mais il se sentait terriblement frustré. En vérité, il ne désirait qu’une femme au monde : cette citadine de l’Est qui affectait des manières d’éleveur !

*  *  *

Il ne fallut pas longtemps à Adrianna pour se rendre compte qu’Elda avait dit vrai en décrivant la maison de Quin Cahill. En effet, tous les objets personnels de Leanna étaient encore là, et la chambre était telle que la jeune fille l’avait laissée en partant. Même chose dans les chambres des deux frères, Bowie et Chance. Quant à l’étage occupé par le maître des lieux, tout y était parfaitement propre et net, mais dépourvu de tout signe de vie !

Saisie d’un certain embarras devant ce spectacle singulier, Adrianna frissonna malgré elle. Elle voyait bien que Quin n’avait pas accepté la disparition brutale de ses parents et qu’il se refusait à évoluer. Elle se demanda si cet immobilisme signifiait qu’il avait renoncé à faire son deuil ou s’il entretenait ainsi son ressentiment à l’égard de ses frères et sœur qui l’avaient abandonné.

Elle l’observa discrètement tandis qu’il la guidait vers le troisième étage de la vaste demeure, sorte d’espace de jeux pour des enfants hypothétiques ou de logement pour des invités qui ne viendraient jamais.

Aux yeux d’Adrianna, il ne songeait qu’à perpétuer le rêve de son père. A l’évidence, il n’avait pas d’initiative personnelle et ne vivait que pour réaliser l’ambition paternelle, posséder un jour la moitié du Texas !

Redescendue au rez-de-chaussée, elle oublia un peu ses réflexions au sujet du comportement de Quin pour admirer la cheminée de pierre du salon.

— Cette pièce est vraiment impressionnante, dit-elle en regardant autour d’elle.

La hotte était ornée d’une tête empaillée de taureau à longues cornes.

— Je verrais plutôt une tête de hereford à cet endroit, poursuivit-elle. C’est la race de l’avenir.

— Boston, décorez votre salon comme vous voulez, mais laissez-moi choisir le décor du mien. Je l’aime tel qu’il est, c’est tout !

— Vous êtes tout à fait libre de vos choix, Cahill, répliqua-t-elle tout en se dirigeant vers le hall d’entrée. Merci pour cette visite. Je dois rentrer, maintenant, parce que demain j’ai une dure journée. J’attends une importante livraison de bétail. Des génisses à cornes courtes, les meilleures !

Il marmonna un commentaire cynique sur les races qui composaient son cheptel, mais elle résolut de l’ignorer. Après un petit signe d’adieu de la main à Elda, elle s’avança sous le porche et prit le temps d’admirer la vue sur la campagne.

Elle sentait la présence de Cahill derrière elle, respirait son odeur, et en concevait un indéniable désir. Elle se demanda si elle aurait l’audace de lui proposer une nouvelle rencontre, juste pour revivre l’intense moment de passion qu’elle avait connu avec lui dans le bosquet.

— Etes-vous bien sûre de ne pas vouloir revenir à la nuit tombée ? lui murmura-t-il à l’oreille.

Son souffle lui caressa le cou et un agréable frisson lui courut le long de la colonne vertébrale.

— Pas ce soir, répondit-elle sur ce ton léger qu’elle affectait avec les dandys trop empressés de Boston. Une autre fois… peut-être…

Au silence qui suivit, elle sut qu’il avait saisi le sens de cette réponse : une dérobade pure et simple.

— Je dois partir, conclut-elle en descendant les marches du perron.

— Naturellement, je suis à votre disposition si vous avez besoin de moi…

Il ajouta d’une voix étrangement suave :

— Pour quelque raison que ce soit…

Elle marqua un temps d’arrêt et se retourna lentement vers lui. Certes, avec sa barbe naissante et ses cheveux ébouriffés, il était indéniablement rustique, tant par son allure que par ses manières, mais il l’attirait malgré elle. Elle se demanda combien de temps elle pourrait résister au désir qu’il éveillait en elle à chacune de leurs rencontres.

*  *  *

Allons, n’écoute pas les violons ! se dit-elle sur le chemin du retour.

Vivre simplement une expérience intense et passionnée, voilà ce qu’elle voulait. C’était la manière d’être de cet homme rude, ce serait donc la sienne. Après tout, elle était venue au Texas pour fuir la détestable froideur des femmes de la côte Est. Ce qu’elle n’avait pas envisagé, c’était que sa nouvelle philosophie incluait le plaisir physique. Décidément, il lui serait plus difficile de résister à un rude éleveur tel que Quin Cahill qu’à un jeune bourgeois de Boston.

Elle se demanda si Rosa avait connu le même émoi avec son fougueux ex-fermier.

Au souvenir de ce que sa cousine lui avait confié lors de sa première visite à sa boutique, elle sourit. Sur le moment, elle n’avait pas vraiment saisi ce que Rosa sous-entendait en disant qu’elle et Lucas n’avaient pas pu attendre bien longtemps pour se marier.

Si elle n’y avait guère réfléchi jusque-là, il lui sembla soudain qu’elle commençait à comprendre le sens de cette phrase !