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Contre la « philosophie politique »

Une exigence fondamentale de la pensée contemporaine est d’en finir avec la « philosophie politique ». Qu’est-ce que la philosophie politique ? C’est le programme qui, tenant la politique – ou mieux encore le politique – pour une donnée objective, voire invariante, de l’expérience universelle, se propose d’en délivrer la pensée dans le registre de la philosophie. Il reviendrait en somme à la philosophie de produire une analyse du politique et, bien évidemment, de soumettre in fine cette analyse aux normes de l’éthique. Ainsi le philosophe aurait-il le triple bénéfice d’être, premièrement, celui qui est l’analyste et le penseur de cette objectivité brutale et confuse qu’est l’empiricité des politiques réelles ; deuxièmement, celui qui détermine les principes de la bonne politique, de celle qui est conforme aux exigences de l’éthique ; et troisièmement, de n’avoir pas, pour ce faire, à être le militant d’aucun processus politique véritable, en sorte qu’il pourrait indéfiniment faire la leçon au réel, dans la modalité qui lui est la plus chère : celle du jugement.

L’opération centrale de la philosophie politique ainsi conçue, dont on doit avouer qu’elle est l’exemple même de ce dont est capable un certain pharisaïsme « philosophique », est de ramener préalablement la politique, non au réel subjectif des processus organisés et militants, qui seuls, il faut bien le dire, méritent ce nom, mais à l’exercice du « libre jugement » dans un espace public où ne comptent en définitive que les opinions.

Un exemple caractéristique de cette démarche est la version que donne Myriam Revault d’Allonnes des conceptions d’Hannah Arendt, Hannah Arendt qui, si grands que puissent être ses mérites (notamment en ce qui concerne ses analyses historisantes de l’impérialisme), ne saurait être tenue pour innocente des innombrables « philosophies politiques » agrémentées d’éthique des droits qui se réclament de son œuvre.

Prenons comme document de base l’édition proposée par Myriam Revault d’Allonnes des conférences d’Hannah Arendt sur la philosophie politique de Kant, conférences dont la postface, proposée par l’éditrice, porte le titre significatif « Le courage de juger ».

De quoi, tant dans le texte des conférences que dans cette postface, « politique » est-il le nom ? Et pourquoi Kant est-il le nom propre philosophique appelé en garant de cette compréhension du mot « politique » ?

Ce dont en tout cas « politique », dans le dispositif qui nous est ici proposé, n’est pas le nom est très net. « Politique » n’est ni le nom d’une pensée (si on accorde que toute pensée, dans l’ordre de son identification philosophique, se lie d’une manière ou d’une autre au thème de la vérité) ni le nom d’une action. J’avoue être très frappé de cette double négation. Si la politique n’est pas une procédure de vérité touchant à l’être du collectif donné ; et si elle n’est pas même la construction et l’animation d’un collectif singulier et nouveau, visant la gestion ou la transformation de ce qui est, que peut-elle bien être ? Je veux dire : que peut-elle bien être pour la philosophie ? Ni déterminante quant à l’objectivité des situations ni militante quant à la saisie de leurs possibles latents, en quoi consiste-t-elle ?

La double négation est en tout cas indiscutable. Hannah Arendt félicite par exemple Kant de ce qu’il « dit comment prendre les autres en considération, mais ne dit pas comment on peut s’associer avec eux pour agir ». Le point de vue du spectateur est systématiquement privilégié. Arendt justifie que Kant ait pour la Révolution française comme phénomène, ou apparaître historique, une « admiration sans réserve », alors qu’il a nourri pour les entreprises révolutionnaires et leurs acteurs « une opposition sans bornes ». Comme spectacle public, la Révolution est admirable, cependant que ses militants sont odieux. De l’enthousiasme pour la Révolution, de la détestation pour Robespierre et Saint-Just : que faut-il entendre par « politique » pour en venir à un tel écart ?

Hannah Arendt n’hésite du reste pas à pousser le trait jusqu’au relevé d’une contradiction de principe entre le jugement du spectateur et la maxime de l’acteur. Elle approuve qu’il y ait chez Kant « incompatibilité entre le principe suivant lequel on doit agir et celui qui régit le jugement ».

On demandera aussitôt s’il faut donc installer la politique du côté du jugement inactif, ou du jugement qui ne délivre aucune maxime d’action. Et dans ce cas, de quel nom relève la maxime de l’action publique ? Mais n’anticipons pas.

Ce qui est sûr, c’est que le sujet prescrit sous le nom de « politique » sera nommé un « spectateur du monde ». Tout comme si, soit dit en passant, on situait le théâtre, non du côté de ce que font auteurs, acteurs et metteurs en scène, mais exclusivement du côté du public.

Dans le passage très rigoureux où Myriam Revault d’Allonnes entreprend de systématiser les composantes de la « manière politique », on trouve, dans l’ordre :

– le particulier, qui est l’assignation phénoménale ou événementielle de la politique ;

– la faculté de juger, qui est condition de l’exercice du jugement, en tant que juger requiert la pluralité des hommes, ou l’espace public de l’opinion.

La politique est alors, au regard d’une phénoménalité sans objet, ou de l’ordre du « ce qui advient », l’exercice public d’un jugement.

On demandera évidemment pourquoi la politique ne serait pas de l’ordre du « ce qui advient » lui-même, en tant que modification pensable de l’espace public. Myriam Revault d’Allonnes tient essentiellement à cet écart, où se construit le jugement politique. Car la politique n’est en aucun cas le principe, la maxime ou la prescription d’une action collective visant à transformer la situation plurielle (ou espace public) elle-même.

Il est alors clair que ce dont politique est le nom concerne, et ne concerne que, l’opinion publique. Ce qui est ici ouvertement oblitéré est l’identification militante de la politique (laquelle, pour moi, est cependant la seule identification qui puisse nouer politique et pensée).

Dès lors que « politique » trouve son unique lieu légitime dans l’opinion publique, il va de soi que le thème de la vérité en est exclu. Pour Hannah Arendt lectrice de Kant, comme pour Myriam Revault d’Allonnes lectrice et de Kant et d’Arendt, la politique est tout sauf une procédure de vérité. Myriam Revault d’Allonnes dégage, comme matrice de la pensée d’Arendt, ce qu’elle appelle « l’antagonisme de la vérité et de l’opinion, du mode de vie philosophique et du mode de vie politique ».

On notera au passage que, bien avant d’être arendtien, ou kantien, le thème de l’opposition irréductible de la vérité et de l’opinion est platonicien ; que l’est tout autant l’idée d’un monopole philosophique de la vérité, idée enveloppée par la connexion entre vérité et « vie philosophique » (on se demandera du reste ce que peut bien être une « vie philosophique ») ; mais que ce qui n’est pas platonicien est l’idée que la politique (la « vie politique ») soit éternellement vouée à l’opinion, éternellement disjointe de toute vérité. Cette idée, on sait ce qu’elle est : sophistique. Et c’est bien, j’y reviendrai, ce que me semble être la « politique » au sens d’Arendt et de Myriam Revault d’Allonnes : sophistique, au sens moderne du mot, c’est-à-dire dévouée à la promotion d’une politique tout à fait particulière : la politique parlementaire.

En fait, nous avons ici une orientation de pensée dont la tradition est établie depuis les Grecs : celle qui disqualifie, en matière de politique, le thème de la vérité, comme thème univoque et tyrannique. Chacun sait qu’il y a une précieuse « liberté d’opinion », alors qu’il est douteux qu’il y ait une « liberté de vérité ». Dans la longue suite des banalités sur le caractère « dogmatique », « abstrait » et « contraint » de l’idée de vérité, banalités depuis toujours investies dans la défense de régimes politiques où l’autorité de la puissance (généralement économique) se dissimule derrière la « liberté d’opinion », Hannah Arendt déclare : « Toute vérité exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion, alors que la discussion constitue l’essence même de la vie politique. »

Il y a dans cette banalité au moins deux inexactitudes.

D’abord, une vérité singulière est toujours le résultat d’un processus complexe, dans lequel la discussion est décisive. La science elle-même a commencé – avec les mathématiques – par le renoncement radical à tout principe d’autorité. Les énoncés scientifiques sont précisément exposés nus à la critique publique, indépendamment du sujet d’énonciation, et selon des normes explicites en droit accessibles à quiconque se donne la peine de les saisir. Une vérité est peut-être la seule chose qui n’« exige » rien du tout, étant construite dans et à travers un assentiment délibéré dont la norme est en partage. L’antinomie de la vérité et de la discussion est une mauvaise plaisanterie. Sauf, bien entendu, si on estime qu’il faut impérativement affirmer des droits spéciaux pour le faux et pour le mensonge. Dans ce cas, il faudrait plutôt dire : la discussion qui confère des droits sans normes au faux et au mensonge constitue l’essence même de la politique. Mais, du même coup, ce que Myriam Revault d’Allonnes appelle « le courage de juger » est bien plutôt la paresse de qui est à l’abri de toute norme et voit son erreur ou son mensonge protégés en droit.

Ensuite, à supposer même que la « discussion » soit l’essence de la politique, faut-il conclure à l’antagonisme entre cette « discussion » et toute vérité ? Tout dépend de ce à quoi tend la discussion. Nous retrouvons là les impasses de la disjonction entre « jugement » et « maxime d’action ». Il est en effet clair que, sauf pour qui pense que le commentaire de bistrot ou la conversation entre amis constitue « l’essence même de la vie politique », la discussion n’est politique qu’autant qu’elle se cristallise dans une décision. La question d’une possible vérité politique doit alors être examinée, non du seul point de la « discussion » – qui, isolée, fait de la « politique » un simple commentaire passif de tout ce qui advient, une sorte de prolongement à plusieurs de la lecture des journaux –, mais dans le processus complexe qui noue la discussion à la décision, ou qui récapitule la discussion dans des énoncés politiques au nom desquels une ou des interventions sont possibles. Même la discussion publique parlementaire est scandée par cette forme minimaliste de l’intervention générale qu’est le vote. Il est certes vrai que le vote a peu à voir avec la vérité. Si la connaissance du mouvement des planètes n’avait eu comme protocole de légitimation que le suffrage, nous en serions certainement encore au géocentrisme. Mais cela juge la procédure particulière du vote, non le lien générique possible entre discussion publique et vérité. Là encore, Arendt et Myriam Revault d’Allonnes sont sous la juridiction d’une politique particulière, celle qui propose la fausse articulation des opinions et du pouvoir gouvernemental du biais du vote. Le vote est si évidemment étranger à toute vérité (même au sens de l’opinion droite : il porte aussi bien au pouvoir Hitler, Pétain ou les islamistes algériens) que, à qui veut soutenir philosophiquement cette figure de la « démocratie », il est nécessaire de couper « le » politique des protocoles de décision, de le ramener au jugement du spectateur, et de penser la discussion comme confrontation sans vérité du pluriel des opinions.

Parler « du » politique est ici le masque de la défense philosophique d’une politique. Ce qui ne fait que confirmer ce que je crois : que toute philosophie est sous condition d’une politique réelle.

Il est intéressant de noter à cet égard que la défense du parlementarisme, projetée dans les philosophèmes, peut en effet s’autoriser des distinctions de Kant. C’est ce qui fait de la lecture d’Arendt et de Myriam Revault d’Allonnes un réel exercice philosophique contemporain. Que veulent dire en effet la souveraineté du spectateur, le primat absolu de la discussion ? Que ce dont « politique » est le nom relève, non du jugement déterminant, mais du jugement réfléchissant. Il ne s’agit pas en effet de fixer des maximes de l’action, ou d’analyser des configurations objectives. La politique se donne dans un jugement public où s’énonce si ceci – qui n’est pas un objet, mais un apparaître, un avoir-lieu – me plaît ou me déplaît. Et la politique s’exerce dans la discussion de tels jugements. Ce qui la renvoie en définitive à la pluralité publique des opinions, pluralité dont on sait que le parlementarisme prétend l’articuler à l’État par le moyen de la pluralité des partis.

Le « pluralisme », autre nom (de propagande : les politiques successives sont généralement les mêmes) du parlementarisme, se voit ainsi investi d’une légitimité transcendantale. Tout l’effort, dira Myriam Revault d’Allonnes, est de « réhabiliter l’opinion, de restaurer sa dignité spécifique face au primat de la vérité rationnelle ».

On se demandera au passage où Myriam Revault d’Allonnes peut voir aujourd’hui, dans le champ politique, un « primat de la vérité rationnelle ». Qui partage ce « primat » ? Il est évident que nous vivons dans le primat inconditionné des opinions. Même en philosophie, les tendances dominantes, en ceci toutes postnietzschéennes et antiplatoniciennes, ont fait litière, sous le nom de « métaphysique », de la « vérité rationnelle ». Dans le réel enfin, comme toujours, les vérités sont rares et précaires, leur action est restreinte. Réhabilitation pour réhabilitation, c’est certainement, contre l’hégémonie de la « liberté d’opinion », le thème de la vérité qui doit en bénéficier, par le soutien aux quelques vérités réelles, le renversement du relativisme philosophique et la critique du capitalo-parlementarisme.

Dans la promotion transcendantale du pluralisme des opinions, Hannah Arendt et Myriam Revault d’Allonnes rencontrent évidemment un problème essentiel : comment nouer la pluralité originaire des hommes et des opinions à l’exercice du jugement ? Selon quelles procédures s’articulent l’objectivité du multiple et la subjectivité réfléchissante du jugement porté sur la phénoménalité de ce multiple ?

La difficulté est double, et Arendt comme Revault d’Allonnes déplient excellemment cette duplicité.

1. Si la politique est l’instance du jugement sur une multiplicité phénoménale déliée, c’est-à-dire non déterminée dans la forme de l’objet, à quelle faculté stable revient-il de former des opinions qui lient cette diversité, ou se prononcent sur la déliaison ? C’est la question de la formation des opinions.

2. S’il n’y a que l’espace public des opinions, comment ces opinions peuvent-elles entrer en discussion ? Et sous quelle règle se conduit cette discussion, de façon à ce qu’on puisse supposer que le jugement résultant a une portée quelconque, ne serait-ce que celle d’éviter le désastre ? C’est la question du bien et du mal, ou de la valeur du « démocratique » (si on nomme « démocratie » la liberté de formation et de discussion des opinions).

 

Appelons « communauté » la pluralité comme telle, l’être-avec, ou en commun, de la pluralité des hommes. Appelons « sens commun » la ressource de jugement directement liée à cette pluralité. La formule d’Arendt est alors : « Le critère est la communicabilité, et la norme qui arrête la décision est le sens commun. »

On pourrait objecter que, comme il arrive souvent à toute doctrine des « facultés », on ne fait ici que se donner circulairement le nom de la solution du problème. Avec la « communicabilité », on suppose que la pluralité des opinions n’est pas si étendue qu’on ne puisse supposer entre elles de l’homogène. Mais chacun sait d’expérience que c’est inexact, qu’on ne discute pas avec une opinion réellement autre, qu’on peut tout au plus la combattre. Avec le « sens commun », on se donne une norme en réalité transcendante, parce qu’on suppose, non seulement la pluralité, mais une unité subjective, au moins en droit, de cette pluralité. Cette concession à l’un défait la radicalité du multiple dont on prétendait assurer la garantie. Elle ouvre la voie à une doctrine du consensus, qui est en effet l’idéologie dominante des États parlementaires contemporains.

 

Myriam Revault d’Allonnes affine beaucoup l’analyse, et c’est sans doute son principal apport. Elle le fait en trois énoncés:

1. « Les hommes sont des êtres politiques parce qu’ils sont au pluriel. Ce pluriel est non pas un obstacle au jugement, mais sa condition même. L’opinion se forme comme exercice originel du “partager le monde avec autrui” ». On voit la tentative : assigner la formation des opinions au pluriel lui-même, en faire la subjectivation immédiate de l’être-avec. Le prix payé est une sévère restriction quant à ce qu’est une opinion. Entendons : une opinion politiquement légitime (je n’irai pas jusqu’à dire « politiquement correcte »…). Car c’est une opinion qui au moins garde trace de son protocole de formation, et qui donc reste homogène à la persistance de l’être-avec, ou du partage. De là qu’une opinion antisémite, par exemple, n’est pas une opinion politique, et que le nazisme n’est pas une politique. Hélas ! La pensée contemporaine ne fera pas un pas si elle n’entre dans le courage de penser que le nazisme a été une politique. Une politique criminelle, mais une politique, dont « juif » était une des catégories. Car combattre une politique, au nom d’une nécessaire conformité des opinions à leur fondement dans l’être-avec, comme n’étant pas une politique, pas même une opinion, c’est exactement ce qui fit l’insondable faiblesse – elle demeure – du traitement du nazisme par les puissances occidentales.

2. Le sens commun, qui est sens de l’en-commun, est la norme en ce qu’il distribue la pluralité critique des opinions selon le discernement du bien et du mal. Ce discernement est le fond même de l’en-commun, et il est la condition ultime de la pensée : « le pouvoir de penser est lié à la capacité de distinguer le bien du mal ». La tentative est cette fois d’adosser la politique à l’éthique à partir des ressources, décidément inépuisables, de l’en-commun. Ultimement, ce qui norme la discussion des opinions est l’évidence transcendantale de la différence bien/mal au regard de l’en-commun. On est tenté d’objecter que, sous des vêtements kantiens, on en revient à la transcendance universellement fondée du bien comme garantie ultime du jugement politique. A quoi Revault d’Allonnes répond ceci :

3. Dans le discernement du bien et du mal, l’aperception du mal est première. Car le mal est justement ce qui met en cause l’en-commun, ou le partage. On voit ici l’ouverture à un thème cher à l’auteur : celui du mal radical. Le jugement politique est d’abord résistance au mal. Juger, c’est « tenter de résister avec crainte et tremblement à l’imminence du mal ». J’ai dit, dans mon petit volume L’Éthique, ce que je pensais de cette doctrine. Je la crois inévitablement théologique, et je la juge en outre politiquement inopérante. Car toute figure réelle du mal se présente, non comme une non-opinion fanatique portant atteinte à l’être-avec, mais comme une politique visant au contraire à fonder l’être-avec authentique. Contre quoi n’existe nul « sens commun », mais seulement une autre politique. Au demeurant, on reconnaîtra dans la réduction du jugement politique à la pure négation (« résister au mal ») ce qu’on a toujours dit des démocraties parlementaires : que, certes, elles n’étaient pas bonnes, mais qu’elles étaient « le moins mauvais ».

En définitive, tout l’effort de Myriam Revault d’Allonnes est de doter l’en-commun d’une puissance immanente, d’un « persévérer dans l’être », qui est comme l’ontologie spinoziste de sa philosophie politique. Le jugement doit être adéquat à cette puissance, ce qui veut dire qu’il exprime simplement qu’est bien ce qui est : le pluriel des hommes voué à l’être-ensemble. Plus précisément : le mal est défaut d’être (ou de puissance) par volonté négative de mutilation du commun, ou de la communauté. La politique prononce publiquement la négation de cette négation. Elle réaffirme contre le vouloir négatif l’être qui fonde son jugement : la puissance du commun.

 

Synthétiquement, la politique selon Arendt et Revault d’Allonnes pourrait se définir ainsi : C’est le nom des jugements qui, sous la norme du partage du commun, résistent au mal, c’est-à-dire à la destruction de ce partage.

Synthétiquement aussi, et puisque nous sommes « politiquement » invités à la discussion, je ferai cinq objections.

1. La caractérisation « ontologique » du politique par la pluralité, ou l’être-avec, est certainement beaucoup trop large. Myriam Revault d’Allonnes en a conscience, qui indique qu’il s’agit là d’une « extension » du concept du politique. A mon sens, cette extension ruine la singularité de ce qui ici doit être pensé. La pluralité est le fond de l’être en général. Elle est, en tant que multiplicité liée ou déliée, impliquée dans toute procédure de pensée, quelle qu’elle soit. J’ai déjà dit que la science elle-même s’expose originellement au commun, à l’être-avec, à la discussion. Le poème aussi bien est impensable sans son adresse. Cette coprésence du multiple dans tout exercice de la pensée est, depuis Platon jusqu’à Lacan, nommé la puissance de l’Autre. Et, certes, la politique en relève. Mais elle doit être singularisée bien en aval de l’autorité de l’en-commun, ou de l’Autre. Elle engage (le processus complet de sa définition sera esquissé à la fin de ce livre) au moins quatre multiplicités : l’infinité des situations ; la surpuissance de l’État ; les ruptures événementielles ; les prescriptions, énoncés et pratiques militants.

Or, chacune des ces multiplicités est elle-même singulière, et relève d’une investigation ontologique distincte. C’est ce que j’appelle la fixation de la numéricité d’une procédure de vérité. Il n’y a pas pluralité simple, il y a pluralité des pluralités, saisies et rompues dans la séquence qui va de la situation (dont l’infinité est l’enjeu propre de toute politique) à la formule de l’égalité (le signe vide « égale »), en passant par l’infinité de l’État (toujours supérieure à celle de la situation, mais errante) et la mise à distance événementielle de cette supériorité dans l’événement. Seule la complexité de ce cycle explique qu’il y ait des jugements politiques comme jugements de vérité, et non comme simples opinions. Car le sujet de ces jugements – à la différence du sujet transcendantal supposé derrière le « sens commun » d’Arendt – est constitué par le processus politique lui-même. Et cette constitution est précisément ce qui l’arrache au régime de l’opinion.

2. Myriam Revault d’Allonnes met en avant, et elle a raison, le particulier, le pur phénomène de l’ayant-lieu. Mais elle procède à mon avis à une résorption transcendantale de cette particularité. L’existence supposée d’une faculté générique de discernement du mal fait que la matrice du jugement « politique » est, chez elle, finalement invariable. La particularité phénoménale n’est qu’une matière pour un jugement dont la maxime est fixe et aurait la forme suivante : « Déclare-toi toujours en faveur de la persistance du partage de l’en-commun. » De là que sa vision de la politique est en dernier ressort conservatrice. Hors le péril du mal radical, le jugement n’est pas absolument requis. Pour mettre un peu d’animation, on dira évidemment que le mal est toujours imminent. Mais comment fonder transcendantalement cette imminence ? Sinon dans quelque tendance pécheresse, au regard de l’en-commun, de la nature humaine ? On voit ici la raison de fond pour laquelle il est si important, pour ces conceptions, de soutenir que « la Bête est toujours là », qu’elle est en chacun de nous, etc. En dehors de cette perpétuelle latence de la Bête, la politique n’a pas même de raison d’exister.

Pour réellement tenir le fil du particulier, ou plutôt du singulier, il faut s’engager dans une tout autre voie. D’abord, soutenir que l’initiation d’une politique, de ses énoncés, prescriptions, jugements et pratiques, est toujours la singularité absolue d’un événement. Ensuite, qu’une politique n’existe que dans une séquence, tant que ce dont l’événement est « capable », en fait de vérité, se déploie. Enfin, que ce qui compte n’est jamais la pluralité des opinions sous une norme commune, mais la pluralité des politiques, lesquelles n’ont pas de norme commune, pour la raison que les sujets qu’elles induisent sont différents.

Au passage, on récusera l’expression « le politique », qui justement suppose une faculté spécifique, un sens commun. Il n’y a que des politiques, irréductibles les unes aux autres, et qui ne composent aucune histoire homogène.

3. On s’opposera à toute vision consensuelle de la politique. Un événement n’est jamais en partage, même si la vérité qui s’en infère est universelle, parce que sa reconnaissance comme événement ne fait qu’un avec la décision politique. Une politique est une fidélité hasardeuse, militante et toujours partiellement impartagée, à la singularité événementielle, sous une prescription qui ne s’autorise que d’elle-même. L’universalité de la vérité politique qui en résulte n’est elle-même lisible, comme toute vérité, que rétroactivement, dans la forme d’un savoir. Et, bien entendu, le point d’où une politique peut être pensée, celui qui permet, même après coup, d’en saisir la vérité, est celui de ses acteurs, et non celui de ses spectateurs. C’est à partir de Saint-Just et de Robespierre que vous entrez dans cette vérité singulière que délivre la Révolution française, que vous en constituez un savoir, et non à partir de Kant ou de François Furet.

4. Les opinions ne renvoyant à aucune figure transcendantale sous-jacente, la question de leur formation et de leur discussion reste entière. Ce qu’il faut soutenir est que toute opinion est en réalité cadrée par un mode de la politique, par une politique. La pluralité réelle est celle des politiques, la pluralité des opinions n’est que le référent d’une politique particulière (le parlementarisme).

C’est ainsi que le dispositif d’Arendt, conçu comme « opinion philosophique », est à l’évidence cadré par le mode parlementaire de la politique.

5. L’essence de la politique n’est pas la pluralité des opinions. C’est la prescription d’une possibilité en rupture avec ce qu’il y a. Certes, l’exercice ou l’épreuve de cette prescription et des énoncés qu’elle commande – le tout sous l’autorité d’un événement évanoui – passe par des discussions. Mais pas seulement. Plus importantes encore sont les déclarations, les interventions et les organisations.

En fait, si la prescription politique n’est pas explicite, opinions et discussions sont inévitablement sous le joug invisible d’une prescription implicite, ou masquée. Or, nous savons ce à quoi s’adosse toute prescription masquée : à l’État, et aux politiques qui s’y articulent.

Se présentant comme la philosophie d’une politique de la pluralité, de la résistance au mal et du courage du jugement, ce néokantisme très spécial n’en est pas moins un philosophème adéquat aux prescriptions dont s’alimente l’État parlementaire.

C’est pourquoi mettre la philosophie sous condition des politiques d’émancipation exige qu’on rompe avec la « philosophie politique » au sens d’Arendt, et qu’on commence par le commencement : la reconnaissance que la politique est elle-même, dans son être, dans son faire, une pensée.

C’est le motif central de ce que, antérieur en ceci à toute saisie philosophique, mais la conditionnant, Sylvain Lazarus élabore sous le nom d’« intellectualité de la politique ».