La déliaison politique
On mettra ici la philosophie sous condition, non pas exactement de la politique la plus contemporaine, mais sous celle de ce qu’on peut appeler le « premier cycle » des politiques modernes d’émancipation, le cycle révolutionnaire et prolétarien, celui auquel demeurent attachés les noms de Marx, de Lénine et de Mao. On se souviendra tout du long de ce que, comme nous l’avons rappelé, chacun de ces noms désigne une séquence singulière de la politique, un mode historique de sa rare existence, même si la philosophie enjambe parfois, pour ses besoins propres, cette essentielle discontinuité.
Les deux paramètres essentiels de ces séquences politiques, et singulièrement de celle qui se donne sous le nom de Mao, sont les masses et le parti. Ce sont bien là du reste les termes cibles de l’hostilité contemporaine à la politique révolutionnaire, ramenée par quelques propagandistes déguisés en historiens à l’unique catégorie morale de « crime ».
Aux « masses », on objecte qu’ou bien elles sont un pur signifiant, destiné à faire plier l’intellectuel auquel on enjoint de se « lier aux masses », ou bien, déchaînées et réelles, elles sont une compacité aveugle que le ciment imaginaire de sa coalescence expose à l’idolâtrie, à la cruauté, à la bêtise et, finalement, à la misère de la dispersion et du renoncement.
Au parti (léniniste), on objecte qu’il est la fiction représentative où s’enracine l’ascétisme disciplinaire, la fin de l’examen critique, le règne des petits chefs et, finalement, une fusion avec l’État d’où procède une machinerie bureaucratique à la fois bestiale et paralytique.
Dans les deux cas, c’est de se présenter sous le signe de l’un, du lien primordial – du l’y-un – qui assigne les termes à leur destin d’asservissement ou de décomposition. Masses et parti, faute d’adéquation symbolique, de référence incarnée au droit, à la règle, donc à la dispersion des cas, oscillent entre la barbarie du pur réel et la grandiose imposture de l’imaginaire. Ou plutôt : le couple masses/parti conjoint les deux, proposant à la fin d’idolâtrer le crime, réel que l’image bénit, ou simulacre qui se déclare plénitude du sens.
Certes. Mais si « masses » et « parti » peuvent désigner, et ont largement désigné, des phénomènes réels de cet ordre, s’agissait-il dans tout cela de la signification politique de ces termes ? On a souvent remarqué que ce qui caractérisait la société soviétique était plutôt la mort de la politique que sa « mise au poste de commandement ». Et le bilan de la Révolution culturelle en Chine touche au point de savoir si le complexe de l’idéologie et de l’économie, après tout cristallisé dans le mot d’ordre « rouge et expert », n’y a pas largement occulté la raison proprement politique des processus.
Ce qu’attestent ces gigantesques phénomènes historiques pourrait bien être, non pas la force, triomphale et sinistre, de l’articulation politique masses/parti, mais plutôt l’extrême faiblesse politique d’une époque entière, l’époque marxiste-léniniste, ou stalinienne, dont il apparaîtrait qu’elle fut, au regard des exigences quant à l’être de la politique, l’époque proprement métaphysique de cette ontologie perdue, issue de l’événement marxiste, c’est-à-dire l’époque où la politique ne s’effectue que comme oubli de la politique. Et la forme conceptuelle de cet oubli pourrait être que ses signifiants clefs, masses et parti, réordonnés à la figure du lien, auraient été dé-politisés, et articulés, non à l’être de la politique, mais à ce en quoi il convient de reconnaître son « suprêmement étant », son dieu, c’est-à-dire l’État.
Plutôt que de renoncer purement et simplement à la politique, et même à ses signifiants suprêmes que furent les masses et le parti, dont Mao disait que toute la conscience politique était d’avoir confiance en eux, il est plus fin et plus ouvert sur l’avenir de tenter la déconstruction de ce qui leur advint de charge étatique, et le retournement vers leur signification originelle proprement politique.
Plus précisément, il faut poser la question qui est, c’est bien vrai, la grande énigme du siècle : pourquoi la subsomption de la politique sous la figure du lien immédiat (les masses) ou médiat (le parti) induit-elle à la fin le culte de l’État et la soumission bureaucratique ? Pourquoi les plus héroïques levées populaires, les plus tenaces guerres de libération, les plus indiscutables mobilisations au nom de la justice et de la liberté se soldent-elles, au-delà il est vrai de leur séquence intériorisée, par des constructions étatiques opaques, où plus rien n’est déchiffrable de ce qui a donné sens et possibilité à leur genèse historique ? Ceux qui s’imaginent pouvoir régler ces questions par quelques pirouettes sur l’idéologie totalitaire seraient plus convaincants s’il n’apparaissait qu’ils ont fait leur deuil de l’idée de justice et d’émancipation de l’humanité et ont rejoint la cohorte éternelle des conservateurs du « moindre mal ». On ne peut raisonnablement éclairer ces questions que du point où l’on tient ferme sur l’hypothèse de l’existence, fût-elle rare et séquentielle, de la politique d’émancipation, sauf à être comme un médecin qui, échouant à comprendre les mécanismes du cancer, déclarerait qu’après tout mieux vaut s’en tenir aux tisanes émollientes, aux massages télépathiques ou aux prières à la vierge Marie. Notre société, à vrai dire, dès qu’on touche à la politique, est peuplée de ce genre d’obscurantistes : ils ont compris, une fois pour toutes, que ne rien vouloir au-delà de ce qui est était le plus sûr moyen de ne pas échouer. Et en effet, celui qui prie la Vierge, si le malade guérit, c’est très bien, mais s’il meurt, c’est qu’Elle l’a voulu. Pareillement, si je supplie que notre État soit doux aux ouvriers et aux sans-papiers, ou il prend quelques mesures, et c’est formidable, ou il ne fait rien, et c’est la loi impitoyable de la réalité des temps de crise. Dans tous les cas, j’ai fait mon devoir.
Faisons le nôtre, qui est un peu plus compliqué.
Ce par quoi le thème du lien s’introduit dans la considération des masses est la substitution à ce terme d’un autre, bien différent, qui est le mouvement de masse. Les attributs imaginaires du rassemblement, de la cruauté, de la bêtise, etc., visent les masses levées, groupées, émeutières. Ce n’est que du mouvement des masses que s’infère que la politique de masse est dans la figure totalisable du lien. Sartre, exemplairement, exaltait cette figure de la transparence identifiante sous le nom de « groupe en fusion ». Mais Sartre, qui se proposait de fonder une logique de l’histoire, était-il un théoricien de la politique ? Un mouvement de masse est-il, par lui-même, un moment politique ? Que le mouvement de masse soit un des termes du champ de la politique, comme, du reste, l’État, est indiscutable. Tout mouvement populaire d’envergure propose à la politique des tâches immédiates et nouvelles, tout comme lui en proposent les décisions de l’État. Mais il ne s’ensuit nullement que le mouvement de masse soit en soi un phénomène politique, pas plus qu’il ne s’ensuit que l’État soit, par lui-même, politique – et, de fait, il ne l’est pas. Comme tel, le mouvement de masse est un phénomène historique, et peut être un événement pour la politique. Mais ce qui est pour la politique n’est pas encore politiquement qualifiable.
Énonçons donc ceci : si « masses » a bien été un concept de la politique, ce ne pouvait être, directement, du mouvement de masse qu’il s’agissait. Dans mon langage métapolitique, qui enregistre la condition politique en conformité avec les paramètres de l’ontologie, je dirai plutôt : le mouvement de masse est un mode spécifique de la « consistance inconsistante » du multiple dans la présentation historique. C’est un multiple au bord du vide, un site événementiel historique. Le mouvement de masse, étant présenté, mais non re-présentable (par l’État), avère que le vide rôde dans la présentation. Cela n’intéresse la politique que pour autant qu’elle est intéressée au vide lui-même, comme point d’être de la présentation historique. Et la politique ne s’intéresse à ce point d’être que parce qu’elle se fixe comme tâche d’être fidèle à un dysfonctionnement du « compte pour un », à une faille de la structure, tout simplement parce que c’est là qu’elle trouve de quoi prescrire un nouveau possible. Il ne s’infère pas de cet intérêt indirect qu’une multiplicité au bord du vide est, par elle-même, politique.
S’il est évident que le lien est constitutif du mouvement de masse, il ne s’ensuit pas qu’il le soit de la politique. Bien au contraire, ce n’est qu’à rompre le lien présumé où s’effectue le mouvement de masse que, la plupart du temps, la politique assure le sens durable de l’événement. Même au cœur du mouvement de masse, l’activité politique est une déliaison, et elle est ressentie comme telle par le mouvement. C’est du reste pourquoi les « chefs de masse » n’ont pas été, en dernière analyse, dans la séquence dont nous parlons, et qui inclut encore mai 68 et ses conséquences proches, le même type d’homme que les chefs politiques.
Alors, en quel sens « masses » est-il, ou fut-il, un signifiant de la politique ? Dire que la politique est « de masse » veut seulement dire qu’à la différence des gestions bourgeoises elle se propose d’impliquer dans son processus la conscience des gens et de prendre directement en considération la vie réelle des dominés. Autrement dit, « masses », politiquement compris, loin de rassembler sous quelque emblème imaginaire des foules homogènes, désigne l’infini des singularités, intellectuelles et pratiques, dont toute politique de justice exige qu’il soit détenu dans son effectuation. Si les gestions bourgeoises ne sont pas « de masse », ce n’est pas qu’elles défaillent à rassembler : elles s’y entendent tout à fait quand il le faut. C’est que, effectives du seul point du pouvoir et de l’État, elles ne concernent pas, ni dans leur processus ni dans leur visée, la singularité infinie. La gestion, homogène à l’état de la situation, traite les parties, les sous-ensembles. La politique en revanche traite les masses, parce qu’elle est déliée de l’État, et diagonale à ses parties. « Masses » est donc un signifiant de l’extrême particularité, du non-lien, et c’est ce qui en fait un signifiant politique.
La politique s’efforcera toujours de déconstruire le lien, y compris dans le mouvement de masse, pour déceler les divisions ramifiées telles qu’elles avèrent l’être de masse de la conscience proprement politique. La politique est une procédure de masse, parce que toute singularité la requiert et que son axiome, simple et difficile à la fois, est que les gens pensent. La gestion n’en a cure, car elle ne considère que les intérêts des parties. On peut dire aussi que la politique est de masse, non parce qu’elle prend en compte les « intérêts du plus grand nombre », mais parce qu’elle s’édifie sur la supposition vérifiable que nul n’est asservi, dans sa pensée ou son acte, au lien que lui inflige d’être, à sa place, intéressé.
La politique de masse est donc aux prises avec la consistance liée des parties, pour en défaire l’illusion, et déployer tout ce que le multiple présente, au bord du vide, de singularité affirmative. C’est de ces singularités, tel qu’un événement en prononce le vide latent, que la politique édifie la loi nouvelle, qui est soustractive au regard de l’État.
La pensée du caractère organisé de la politique et le rapport entre « organisation » et « lien » ne peuvent être traité ici. Je n’ai comme but que de desceller le thème léniniste du parti de son image marxiste-léniniste et de son mythe stalinien.
Il est essentiel de souligner que l’attribut réel du parti, pour Marx ou Lénine, sur ce point en continuité, n’est pas sa compacité, mais au contraire sa porosité à l’événement, sa souplesse dispersive au feu de l’imprévisible.
Pour le Marx de 1848, ce qui est nommé « parti » n’a même pas forme de lien au sens institutionnel. Le « parti communiste » dont Marx écrit le Manifeste est immédiatement multiple, puisqu’il se compose des singularités les plus radicales de tous les « partis ouvriers ». La définition du parti est purement référée à la mobilité historique, dont la conscience communiste assure à la fois la dimension internationale (donc, l’« étendue multiple » maximale) et le sens du mouvement global (donc, la déliaison d’avec les intérêts immédiats). Le parti nomme ainsi, non une fraction compacte et liée de la classe ouvrière – ce que Staline appellera un « détachement » –, mais une omniprésence infixable, dont la fonction propre est moins de représenter la classe que de la dé-limiter, en assurant qu’elle est à la hauteur de tout ce que l’histoire propose d’improbable et d’excessif au regard de la rigidité des intérêts, matériels et nationaux. Ainsi les communistes incarnent-ils la multiplicité déliée de la conscience, son anticipation, et donc la précarité du lien, plutôt que sa fermeté. Ce n’est pas pour rien que la maxime du prolétaire est de n’avoir rien à perdre que ses chaînes, et d’avoir un monde à gagner. C’est le lien qu’il faut résilier, et ce qui doit advenir n’est plus que la multiplicité affirmative des capacités, dont l’emblème est l’homme polyvalent, lequel dissout jusqu’aux connexions séculaires qui rassemblent, d’un côté les travailleurs intellectuels, de l’autre les travailleurs manuels. Et il n’est certes pas de politique digne de ce nom qui ne se propose, sinon comme programme, du moins comme maxime, d’en finir en effet avec ces connexions.
De Lénine on a retenu la « discipline de fer » et le « révolutionnaire professionnel ». Toute une mythologie postléniniste – stalinienne dans sa formulation – exalte le lien suprême qui unit le militant au parti et à ses chefs, et prétend trouver dans ledit parti la source de la politique. Mais ce qui est réel, c’est que le parti de Lénine, le parti de 1917, outre qu’il était une coalition disparate truffée de désaccords publics, de tribunes libres et d’éclats en tous genres, n’était tenu par lui qu’en piètre estime au regard des exigences immédiates de la situation. Lénine n’a pas hésité une seule seconde à envisager sa démission du parti – qu’il couvre d’injures à l’époque, et déclare n’être qu’une nullité historique –, quand celui-ci, faisant prévaloir son lien sur son risque, reculait, épouvanté, devant l’échéance insurrectionnelle.
Si même, instruit par Lazarus, on lit attentivement Que faire ?, ordinairement tenu pour la bible du parti fermé et autosuffisant, on verra que celui-ci y est entièrement inféré des exigences de la vision politique, et que c’est la politique qui subsume les considérations organisationnelles, jamais l’inverse. La conception léniniste de la politique ne fonde la nécessité de la discipline formelle que sur les aspérités historiques de la situation, et sur la diversité infinie des tâches singulières.
Au demeurant, la discipline de parti, si elle est réellement politique, si elle n’est pas le réseau d’intérêts qui socialise une bureaucratie d’État, constitue-t-elle à proprement parler un lien ? J’en doute fort, et ce doute est chez moi le produit d’une expérience. Car la substance réelle de la discipline politique est tout simplement la discipline des processus. Si vous devez être à l’heure à un rendez-vous très matinal avec deux ouvriers d’une usine, ce n’est pas parce que le surmoi intériorisé de l’organisation vous y assigne, ni parce que la puissance sociale, voire conviviale, du lien vous distille le charme pervers des obligations pénibles. C’est parce que sinon vous perdez le fil du processus où s’éprouve que des singularités génériques participent de votre propre expérience. Et si vous ne devez pas, dans quelque dîner mondain, bavarder à tort et à travers sur vos pratiques politiques, ce n’est pas parce qu’une relation ineffable et masochiste vous soude à votre organisation, c’est parce que le lien social ordinaire où l’on vous convie aux épanchements empoisse la netteté des déliaisons auxquelles, au plus loin de l’irresponsabilité du commentaire, vous travaillez avec la même précision professionnelle qu’un expérimentateur scientifique (lui non plus, d’ailleurs, ne considérera pas que ce dîner est le lieu le plus adéquat pour détailler les articulations mathématico-expérimentales de son problème).
Une organisation réellement politique, c’est-à-dire un système collectif de conditions pour faire être la politique, est le lieu le moins lié de tous. Chacun, sur le terrain, est essentiellement seul dans la solution immédiate des problèmes, et les réunions, ou instances, ont pour contenu naturel des protocoles de ligne et d’enquête dont la discussion n’est pas plus conviviale ni surmoïque que celle de deux scientifiques en train de débattre d’une question très complexe.
Si l’on considère que l’accord sur la vérité, tel qu’il résulte de semblables débats, est en soi une terreur, c’est qu’on préfère la tiédeur du lien et l’oreiller du scepticisme. Il ne faut pas reprocher aux politiques ce qu’on a en réalité soi-même choisi, et qui est l’épanchement lié du moi. Les vrais politiques manifestent plutôt cette légère froideur qu’implique l’exactitude.
C’est que finalement ce à quoi ils s’en prennent est l’illusion du lien, que ce lien soit syndical ou parlementaire, ou professionnel, ou convivial. Organisée dans l’anticipation des surprises, diagonale des représentations, expérimentation des lacunes, considération des singularités infinies, la politique est une pensée agissante subtile et opiniâtre, dont procède la critique matérielle de toutes les figures de la corrélation présentative, et qui, au bord du vide, en appelle aux multiplicités homogènes contre l’ordre hétéroclite – celui de l’État – qui prétend les tenir dans l’invisibilité.
Il m’a toujours semblé paradoxal que cet ordre tienne tant à s’appeler « démocratie ». Le mot est évidemment saturé d’une histoire complexe, et ses avantages d’opinion ne sont pas à dédaigner. Mais son évidente polysémie invite à se demander jusqu’à quel point il peut encore avoir un usage en philosophie. Ou plutôt : sous condition des politiques modernes, « démocratie » peut-il être un concept de la métapolitique ?