Raisonnement hautement spéculatif
sur le concept de démocratie
Le mot « démocratie » est aujourd’hui l’organisateur principal du consensus. On prétend rassembler sous ce mot aussi bien l’effondrement des États socialistes, que le bien-être supposé de nos pays, ou que les croisades humanitaires de l’Occident.
En fait, le mot « démocratie » relève de ce que j’appellerai l’opinion autoritaire. Il est en quelque sorte interdit de ne pas être démocrate. Plus précisément : il va de soi que l’humanité aspire à la démocratie, et toute subjectivité supposée ne pas être démocrate est tenue pour pathologique. Elle relève au mieux d’une patiente rééducation, au pis du droit d’ingérence des légionnaires et parachutistes démocrates.
La démocratie s’inscrivant ainsi dans l’opinion et dans le consensus attire nécessairement le soupçon critique du philosophe. Car, depuis Platon, la philosophie est rupture avec l’opinion. Elle est tenue d’examiner tout ce qui est spontanément considéré comme normal. Si « démocratie » nomme un supposé état normal de l’organisation collective, ou du vouloir politique, alors le philosophe demandera qu’on examine la norme de cette normalité. Il n’admettra aucun fonctionnement du mot dans le cadre d’une opinion autoritaire. Pour le philosophe, tout ce qui est consensuel est suspect.
Opposer l’évidence de l’idée démocratique à la singularité d’une politique, et particulièrement d’une politique révolutionnaire, est une méthode ancienne. On l’a déjà utilisée contre les bolcheviques, et ce, bien avant la révolution d’octobre 17. En fait, la critique adressée à Lénine, selon laquelle la proposition politique qui était la sienne n’était pas démocratique, est originelle. Il est encore aujourd’hui très intéressant de voir comment Lénine y répondait.
Lénine avait sur ce point deux systèmes d’argumentation : un premier système qui était de distinguer, dans la logique de l’analyse de classe, deux figures de la démocratie : la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne, et de soutenir que la seconde l’emportait à la fois en extension et en intensité sur la première.
Mais le second dispositif de réponse me paraît plus approprié à l’état actuel de la question. Lénine insiste sur ceci que par démocratie, en vérité, il faut toujours entendre une forme d’État. Forme veut dire configuration particulière du caractère séparé de l’État et de l’exercice formel de la souveraineté. Déclarant que la démocratie est une forme d’État, Lénine s’inscrit dans la filiation de la pensée politique classique, y compris dans la filiation de la philosophie grecque, qui énonce que « démocratie » doit être ultimement pensé comme une figure de la souveraineté ou du pouvoir. Pouvoir du dèmos, ou du peuple, capacité du dèmos à exercer par lui-même la coercition.
Si la démocratie est une forme d’État, quel usage destinal proprement philosophique peut avoir cette catégorie ? La politique, pour Lénine, a pour but, ou pour idée, le dépérissement de l’État, la société sans classes et donc la disparition de toute forme d’État, y compris bien entendu la forme démocratique. C’est ce qu’on pourrait appeler le communisme générique, tel qu’il est donné dans son principe par Marx dans les Manuscrits de 1844. Le communisme générique désigne une société égalitaire de libre association entre des travailleurs polymorphes, où l’activité n’est pas réglée par des statuts et des spécialisations techniques ou sociales, mais par la maîtrise collective des nécessités. Dans une telle société, l’État est dissous comme instance séparée de la coercition publique. La politique, en tant qu’elle exprime les intérêts des groupes sociaux, et vise la conquête du pouvoir, est elle-même dissoute.
Ainsi, toute politique communiste a pour fin sa propre disparition dans la modalité de la fin de la forme séparée de l’État en général, même s’il s’agit d’un État qui se déclare démocratique.
Si maintenant on représente la philosophie comme ce qui désigne, légitime ou évalue les fins dernières de la politique, ou les idées régulatrices sous quoi une politique se présente, et si on admet, ce qui est l’hypothèse de Lénine, que cette fin est le dépérissement de l’État, ce qu’on peut appeler la présentation pure, l’association libre ; ou encore si l’on dit que la fin dernière de la politique est l’autorité in-séparée de l’infini, ou l’advenue à soi du collectif comme tel, alors, au regard de cette fin supposée, qui est la fin désignée comme communisme générique, « démocratie » n’est pas, ne peut pas être, une catégorie de la philosophie. Pourquoi ? Parce que la démocratie est une forme de l’État ; que la philosophie évalue les fins dernières de la politique ; et que cette fin est aussi la fin de l’État, donc la fin de toute pertinence du mot « démocratie ».
Le mot philosophique adéquat pour évaluer le politique peut, dans ce cadre hypothétique, être le mot « égalité », ou le mot « communisme », mais non pas le mot « démocratie ». Car ce mot reste classiquement attaché à l’État, à la forme de l’État.
Il résulte de tout ceci que « démocratie » ne peut être un concept de la philosophie que si l’on renonce à l’une des trois hypothèses, liées entre elles, qui sous-tendent la vision léniniste du problème de la démocratie. Rappelons ces trois hypothèses :
Hypothèse 1 : La fin dernière de la politique est le communisme générique, donc la présentation pure de la vérité du collectif, ou le dépérissement de l’État.
Hypothèse 2 : Le rapport de la philosophie à la politique consiste à évaluer, à donner un sens général, ou générique, aux fins dernières d’une politique.
Hypothèse 3 : La démocratie est une forme de l’État.
Sous ces trois hypothèses, « démocratie » n’est pas un concept nécessaire de la philosophie. Elle ne peut donc l’être que si l’une au moins de ces hypothèses est abandonnée.
S’ouvrent alors trois possibilités abstraites.
1.Que la fin dernière de la politique ne soit pas le communisme générique.
2.Que la philosophie soutienne à la politique un autre rapport que celui d’en pointer, éclairer ou légitimer les fins dernières.
3.Que « démocratie » désigne autre chose qu’une forme de l’État.
Sous une au moins de ces trois conditions, le dispositif dont nous partions, et dans lequel « démocratie » n’a pas lieu d’être un concept de la philosophie, est remis en question, et on doit reprendre le problème. Je voudrais examiner l’une après l’autre ces trois conditions sous lesquelles « démocratie » peut recommencer ou commencer à être une catégorie de la philosophie proprement dite.
Supposons donc que la fin dernière de la politique ne soit pas l’affirmation pure de la présentation collective, ne soit pas l’association libre des hommes, dégagée du principe de souveraineté de l’État. Supposons que la fin dernière de la politique, fût-ce à titre d’idée, ne soit pas le communisme générique. Quel peut être alors la fin de la politique, la finalité de son exercice, en tant que cet exercice concerne, ou questionne, ou met en jeu, la philosophie ?
Je pense qu’on peut faire deux hypothèses principales au regard de ce qu’est l’histoire de cette question. La première hypothèse est que la politique aurait pour fin la configuration, ou l’advenue, de ce qu’on conviendra d’appeler le « bon État ». La philosophie serait un examen de la légitimité des différentes formes possibles de l’État. Elle chercherait à nommer la figure préférable de la configuration étatique. Tel serait l’enjeu ultime du débat sur les fins de la politique. Cela est en effet dans la grande tradition classique de la philosophie politique qui, depuis les Grecs, est ordonnée à la question de la légitimité de la souveraineté. Entre en scène alors, naturellement, une norme. Quel que soit le régime ou le statut de cette norme, une préférence axiologique affichée pour telle ou telle configuration étatique rapporte l’État à un principe normatif, comme, par exemple, la supériorité du régime démocratique sur le régime monarchique ou aristocratique, pour telle ou telle raison, c’est-à-dire en convocation d’un système général de normes qui prescrit cette préférence.
Remarquons au passage qu’il n’en va pas de même dans le cas de la thèse selon laquelle la fin dernière de la politique est le dépérissement de l’État, parce que précisément il ne s’agit pas du bon État. Ce qui est en jeu est alors le processus de la politique comme résiliation d’elle-même, c’est-à-dire comme engageant la cessation du principe de la souveraineté. Il ne s’agit pas d’une norme qui se conjoindrait à la figure étatique. Il s’agit de l’idée d’un processus qui porterait le dépérissement de la figure étatique tout entière. La figure du dépérissement n’est pas dans la question normative telle qu’elle peut s’exercer sur la persistance étatique. En revanche, si la fin dernière de la politique, c’est le bon État, ou l’État préférable, alors l’entrée en scène d’une norme est inéluctable.
Or cette question est difficile, de ce que la norme est inévitablement extérieure, ou transcendante. L’État, si on le considère en lui-même, est une objectivité sans norme. Il est le principe de souveraineté, ou de coercition, de fonctionnement séparé, nécessaire au collectif comme tel. Il va recevoir sa détermination dans une prescription issue de thèmes subjectivables qui sont précisément les normes sous lesquelles la question de l’État préférable ou du bon État va se présenter. Si l’on prend la situation présente, c’est-à-dire la situation de nos États parlementaires, on voit que le rapport subjectif à la question de l’État se règle sur trois normes : l’économie, la question nationale et, justement, la démocratie.
L’économie d’abord. L’État est comptable de ce qu’il y ait un minimum de fonctionnement de la circulation et de la distribution des biens et il est discrédité comme tel s’il s’avère exagérément incapable de satisfaire à cette norme. Du point de vue de la sphère de l’économie en général, quel que soit son rapport organique à l’État, privé, public, etc., celui-ci est subjectivement comptable de ce que l’économie fonctionne.
Deuxième norme, la norme nationale. L’État est sous la prescription de données comme la nation, la représentation sur la scène du monde, l’indépendance nationale, etc. Il est comptable de ce que le principe national existe, à la fois en lui-même et pour l’extérieur.
Troisièmement, la démocratie est elle-même aujourd’hui une norme, prise en compte dans le rapport subjectif à l’État. L’État est comptable de la question de savoir s’il est démocratique ou despotique, quel est le rapport qu’il institue à des phénomènes comme la liberté d’opinion, d’association, de mouvement. L’opposition entre forme dictatoriale et forme démocratique est quelque chose qui fonctionne comme une norme subjective dans l’évaluation de l’État.
Disons que la situation présente de la question met l’État sous le triplet normatif du fonctionnement économique, de l’évaluation nationale et de la démocratie. Dans cette situation, « démocratie » intervient comme une caractérisation normative de l’État, et plus précisément comme ce qu’on pourrait appeler la catégorie d’une politique. Non pas de la politique en général. Entendons ici par une politique ce qui règle un rapport subjectif à l’État. Et disons qu’on pourra convenir d’appeler parlementarisme – personnellement, je dirais capitalo-parlementarisme – la figure étatique qui règle son rapport subjectif à l’État sous les trois normes sus-mentionnées : l’économie, le national, le démocratique. Mais en tant que « démocratie » est ici convoqué comme la catégorie d’une politique singulière, politique singulière dont on sait que l’universalité est problématique, on ne la désignera pas comme étant par soi-même une catégorie philosophique. A ce niveau d’analyse on soutiendra donc que « démocratie » apparaît comme une catégorie qui singularise, du biais de la constitution d’une norme subjective du rapport à l’État, une politique particulière qui doit recevoir son nom et pour laquelle nous proposons le nom de « parlementarisme ».
Voilà pour le cas où l’on se situe dans l’hypothèse que la politique a pour fin la détermination du bon État. Ce à quoi nous aboutissons, au maximum, est que « démocratie » puisse être la catégorie d’une politique singulière, le parlementarisme. Cela ne donne pas de raison décisive pour que « démocratie » soit repris, capturé, comme concept philosophique.
Rappelons que nous examinons ce que peut bien être la fin dernière de la politique si ce n’est pas le communisme générique. Notre première idée était que la politique avait pour but l’installation de l’État le meilleur possible. Et la conclusion est que « démocratie » n’est pas alors, de façon nécessaire, un concept de la philosophie.
La seconde idée possible est que la politique n’a pas d’autre fin qu’elle-même. Elle ne serait plus ordonnée à la question du bon État mais elle serait à elle-même sa propre fin, elle serait d’une certaine façon, à l’inverse de ce qui a été précédemment dit, le mouvement de pensée et d’action qui se soustrait librement à la subjectivité étatique dominante et qui propose, convoque, organise des projets qui ne se laissent pas réfléchir ou représenter dans les normes sous lesquelles l’État fonctionne. On pourrait dire aussi que la politique dans ce cas se présente comme pratique collective singulière à distance de l’État. Ou encore, qu’elle n’est pas porteuse, dans son essence, d’un programme d’État ou d’une norme étatique, mais qu’elle est plutôt le développement de ce qu’il est possible d’affirmer comme dimension de la liberté collective, précisément en soustraction au consensus normatif tel que l’État en est le centre, et même si, bien entendu, cette liberté organisée se prononce sur l’État.
« Démocratie » peut-il alors être pertinent ? Oui, on dira que « démocratie » peut être pertinent si « démocratie » est pris en un autre sens qu’une forme de l’État. Si la politique est ainsi à elle-même sa propre fin, dans la distance qu’elle est capable d’établir au regard du consensuel étatique, elle pourra éventuellement être dite démocratique, mais pour autant naturellement que la catégorie ne fonctionne plus au sens léniniste, au sens d’une forme d’État, ce qui nous renvoie à notre troisième condition négative par rapport aux trois hypothèses léninistes.
Cela achève l’examen du premier volet, soit : qu’est-ce qui se passe si la politique n’a pas pour fin le communisme générique ?
Le deuxième volet concerne la philosophie elle-même. Faisons l’hypothèse que la philosophie n’a pas comme rapport à la politique d’être la représentation ou la saisie des fins dernières de la politique, que la philosophie a un autre rapport à la politique que celui-là et qu’elle n’est pas l’évaluation, la comparution devant un tribunal critique, ou la légitimation, des fins dernières de la politique. Quel est alors le rapport de la philosophie à la politique, comment le nommer ou comment le prescrire ? Il y a une première hypothèse, qui est que la philosophie aurait pour charge ce que j’appellerais la description formelle des politiques, la typologie des politiques. La philosophie constituerait un espace de discussion des politiques par le repérage de leur type. En somme, la philosophie serait une appréhension formelle des États et des politiques telle qu’elle préélabore ou expose à des normes possibles les types en question. Mais, lorsque cela est le cas – indubitablement, c’est une partie du travail de penseurs comme Aristote ou Montesquieu –, il apparaît à l’évidence que « démocratie » intervient en philosophie même en tant que désignation d’une forme d’État. Il n’y a aucun doute. La classification s’exerce en effet à partir des configurations étatiques, et « démocratie » redevient, y compris philosophiquement, la désignation d’une forme d’État, qui s’opposera à d’autres formes, comme la tyrannie, l’aristocratie, etc.
Mais si « démocratie » désigne une forme d’État, tout va se jouer sur ce qu’on pense, au regard de cette forme, des fins de la politique. S’agit-il de vouloir cette forme ? Alors, nous sommes dans la logique du bon État, et nous revenons au point examiné ci-dessus. S’agit-il d’aller au-delà de cette forme, de dissoudre la souveraineté, même démocratique ? Alors nous revenons au cadre léniniste, à l’hypothèse du dépérissement. Dans tous les cas, cette option nous reconduit à notre premier volet.
La seconde possibilité, c’est que la philosophie tente d’être l’appréhension de la politique comme activité singulière de la pensée, de la politique elle-même comme donnant, dans l’historico-collectif, une figure de pensée que la philosophie doit saisir comme telle, si l’on entend ici par philosophie – définition consensuelle – l’appréhension en pensée des conditions d’exercice de la pensée dans ses différents registres. Si la politique est l’exercice d’une pensée, dans un registre qui lui est absolument propre (on reconnaîtra ici la thèse centrale de Lazarus), on dira que la philosophie a pour tâche de se saisir des conditions d’exercice de la pensée dans cette registration singulière nommée politique. Alors on soutiendra le point suivant : si la politique est une pensée, et pour autant que la politique soit une pensée, il est impossible qu’elle soit ordonnée à l’État, elle ne peut se laisser concentrer ou réfléchir dans sa dimension étatique. Risquons une formule un peu bâtarde : l’État ne pense pas.
Indiquons au passage que le fait que l’État ne pense pas est à la racine de toutes sortes de difficultés de la pensée philosophique sur la politique. On peut montrer comment toutes les « philosophies politiques » (et c’est bien pourquoi il faut en abandonner le projet) sont à l’épreuve de ce point, que l’État ne pense pas. Et quand ces philosophies politiques tentent de prendre l’État comme guide de l’investigation de la politique comme pensée, la difficulté se redouble. Le fait que l’État ne pense pas conduit Platon, à la fin du livre IX de la République, à énoncer qu’en dernier ressort on peut faire de la politique partout, sauf dans sa patrie. C’est aussi ce qui conduit Aristote à la constatation désolante que, une fois isolés les types idéaux de la politique, on constate que dans le réel n’existent que des types pathologiques. Par exemple, la monarchie est pour Aristote un État qui pense, et qui est pensable. Mais, dans le réel, il n’y a que des tyrannies, qui ne pensent pas, et sont impensables. Le type normatif n’est jamais réalisé. C’est aussi ce qui conduit Rousseau à constater que dans l’histoire il n’existe en réalité que des États dissous, mais aucun État légitime. Finalement, ces énoncés, qui sont pris dans des conceptions politiques extrêmement variées, désignent un point de réel commun : il n’est pas possible de prendre l’État comme porte d’entrée pour l’investigation de la politique, du moins si la politique est une pensée. On bute forcément sur l’État comme non-pensée. Il faut prendre les choses d’un autre biais.
Par conséquent, si « démocratie » est une catégorie de la politique comme pensée, c’est-à-dire s’il est nécessaire à la philosophie de l’utiliser comme catégorie pour saisir le processus politique comme tel, on voit que ce processus politique est soustrait à la prescription pure de l’État, parce que l’État, lui, ne pense pas. Il en résulte que « démocratie » n’est pas là non plus pris comme une forme de l’État, mais autrement, ou en un autre sens. Nous sommes donc renvoyés au problème numéro 3.
On peut alors avancer une conclusion provisoire : « démocratie » n’est une catégorie de la philosophie que s’il désigne autre chose qu’une forme de l’État. Mais quoi ?
Là est à mon avis le cœur de la question. C’est un problème de conjonction. A quoi « démocratie » doit-il être conjoint pour être véritablement un accès à la politique comme pensée, qui ne soit pas sa conjonction à l’État ? Là-dessus il y a bien évidemment un héritage politique considérable et il n’est pas question ici de le détailler. Je donnerai simplement deux exemples de la tentative de conjoindre « démocratie » à autre chose que l’État, de telle sorte qu’il puisse servir à retracer métapolitiquement (philosophiquement) la politique comme pensée.
La première conjonction est de conjoindre directement « démocratie » à l’activité politique de masse – non pas à la configuration étatique, mais à ce qui lui est le plus immédiatement antagonique. Car l’activité politique de masse, la mobilisation spontanée des masses, se donne généralement dans une pulsion antiétatique. Ceci a donné le syntagme, que je dirai romantique, de la démocratie de masse, et l’opposition entre la démocratie de masse et la démocratie comme figure de l’État, ou démocratie formelle.
Quiconque a l’expérience de la démocratie de masse, c’est-à-dire des phénomènes en historicité de type assemblées générales collectives, rassemblements de foule, mouvements émeutiers, etc., remarque évidemment qu’il y a un point immédiat de réversibilité entre démocratie de masse et dictature de masse. L’essence de la démocratie de masse se donne en effet comme une souveraineté de masse, et la souveraineté de masse est une souveraineté de l’immédiat, donc du rassemblement lui-même. On sait que la souveraineté du rassemblement exerce, dans les modalités de ce que Sartre appelait le « groupe en fusion » la fraternité-terreur. Sur ce point, la phénoménologie sartrienne demeure incontestable. Il y a une corrélation organique entre l’exercice de la démocratie de masse comme principe interne du groupe en fusion et un point de réversibilité avec l’élément immédiatement autoritaire ou dictatorial qui est à l’œuvre dans la fraternité-terreur. Si on examine cette question de la démocratie de masse pour elle-même, on verra qu’il n’est pas possible d’en légitimer le principe sous le seul nom de démocratie, car dans cette démocratie romantique est contenue immédiatement, aussi bien dans l’expérience que dans le concept, sa réversibilité en dictature. Nous avons donc affaire à un couple démocratie/dictature qui ne se laisse pas désigner élémentairement, ou saisir philosophiquement, sous le seul concept de démocratie. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que quiconque attribue une légitimité à la démocratie de masse, en tout cas jusqu’à aujourd’hui, le fait sur l’horizon, ou à partir de l’horizon de la perspective non étatique de la présentation pure. La valorisation, fût-ce sous le nom de démocratie, de la démocratie de masse comme telle est inséparable de la subjectivité du communisme générique. Il n’est possible de légitimer ce couple de l’immédiateté du démocratique et du dictatorial dans l’élément de la démocratie de masse que pour autant qu’on pense ce couple, et qu’on le valorise, à partir du point générique de la disparition de l’État lui-même, ou à partir de l’antiétatisme radical. En réalité, le pôle pratique opposé à la consistance de l’État, qui se donne précisément dans l’immédiat de la démocratie de masse, est un représentant provisoire du communisme générique lui-même. Il en résulte un renvoi aux questions de notre première grande hypothèse : si « démocratie » est conjoint à masse, on suppose en réalité que la fin de la politique est le communisme générique, d’où s’ensuit que « démocratie » n’est pas une catégorie de la philosophie. Cette conclusion est empiriquement et conceptuellement avérée par le fait qu’au point de la démocratie de masse il est impossible de discerner la démocratie de la dictature. C’est évidemment ce qui a soutenu la possibilité pour les marxistes d’utiliser l’expression « dictature du prolétariat. » Il faut bien comprendre que ce qui valorisait subjectivement le mot « dictature », c’était précisément l’existence des points de réversibilité entre démocratie et dictature tels qu’ils se donnent historiquement dans la figure de la démocratie de masse, ou démocratie révolutionnaire, ou démocratie romantique.
Reste une autre hypothèse, toute différente : il faudrait conjoindre « démocratie » à la prescription politique elle-même. « Démocratie » ne renverrait ni à la figure de l’État ni à celle de l’activité politique de masse, mais de façon organique à la prescription politique, sous l’hypothèse, dans laquelle nous sommes, que la prescription politique n’est pas ordonnée à l’État, ou au bon État, n’est pas programmatique. « Démocratie » serait lié organiquement à l’universalité de la prescription politique, ou à sa capacité d’universalité, et il y aurait un lien entre le mot « démocratie » et la politique comme telle. Politique, encore une fois, au sens où elle est autre chose qu’un programme d’État. Il y aurait une caractérisation intrinsèquement démocratique de la politique, pour autant, bien entendu, que la politique s’autodétermine comme espace d’émancipation soustrait aux figures consensuelles de l’État.
Il y a une indication dans ce sens chez Rousseau. Dans le chapitre XVI du livre III du Contrat social, Rousseau examine la question de l’établissement du gouvernement – apparemment la question contraire à celle dont nous nous occupons –, la question d’établir un État. Et il bute sur une difficulté bien connue, qui est que l’acte d’établissement d’un gouvernement ne peut pas être un contrat, ne peut pas relever de l’espace du contrat social, au sens où celui-ci est fondateur du peuple comme tel, puisque l’institution d’un gouvernement concerne des personnes particulières, et que ça ne peut donc pas être une loi. Car, pour Rousseau, une loi est nécessairement un rapport global du peuple à lui-même et ne peut pas désigner des personnes particulières. L’institution du gouvernement ne peut être une loi. Ce qui veut dire qu’elle ne peut pas être non plus l’exercice d’une souveraineté. Car la souveraineté est précisément la forme générique du contrat social et elle est toujours un rapport de totalité à totalité, du peuple à lui-même. Apparemment, on est dans une impasse. Il faut bien qu’il y ait une décision à la fois particulière (puisqu’elle fixe le gouvernement) et générale (puisqu’elle est prise par tout le peuple, et non par le gouvernement, qui n’existe pas encore, et qu’il s’agit d’instituer). Cependant, il est impossible aux yeux de Rousseau que cette décision relève de la volonté générale, puisque toute décision de ce type doit se présenter dans la figure d’une loi ou d’un acte de souveraineté qui ne peut être que le contrat passé de tout le peuple à tout le peuple et ne peut avoir un caractère particulier. On peut dire aussi : le citoyen vote des lois, le magistrat gouvernemental prend des décrets particuliers. Comment nommer des magistrats particuliers, quand il n’y a pas encore de magistrats, mais seulement des citoyens ? Rousseau se tire de cette difficulté en énonçant que l’institution du gouvernement est l’effet « d’une conversion subite de la souveraineté en démocratie par une nouvelle relation de tous à tous, les citoyens, devenus magistrats, [passant] des actes généraux aux actes particuliers ». Il s’est trouvé beaucoup de bons esprits pour dire que cela était un singulier tour de passe-passe. Que signifie cette conversion subite, sans modification du rapport organique de totalité à totalité ? Comment un simple déplacement de ce rapport, qui est le contrat social comme constituant la volonté générale, permet-il de passer à la possibilité de procéder à des actes politiques particuliers ? Cela veut dire au fond – si on laisse de côté l’argument formel – que la démocratie est rapportée originairement au caractère particulier des enjeux de la prescription politique. La prescription politique, dès lors qu’elle a des enjeux particuliers – et elle n’a en dernier ressort que des enjeux particuliers –, est contrainte au démocratique. Le cas rousseauiste de l’institution du gouvernement n’est qu’un cas symbolique exemplaire. De manière plus générale, on dira que l’universalité de la prescription politique telle qu’elle se soustrait à la prise singulière de l’État ne peut se déployer comme telle que sous des enjeux particuliers et qu’elle est contrainte, quand elle se déploie sur des enjeux particuliers, simplement pour rester politique, de revêtir la figure démocratique. Là s’opère effectivement une conjonction primordiale entre le démocratique et la politique.
On pourrait donc définir la démocratie comme ce qui autorise un placement du particulier sous la loi de l’universalité du vouloir politique. « Démocratie », d’une certaine façon, nomme les figures politiques de la conjonction entre les situations particulières et une politique. Dans ce cas-là et dans ce cas-là seulement, « démocratie » peut être repris comme catégorie philosophique, en tant qu’il va désormais désigner ce qu’on peut appeler l’effectivité de la politique, c’est-à-dire la politique dans son conjointement à des enjeux particuliers, la politique étant évidemment entendue dans un sens qui la délivre de son ordonnancement à l’État.
Si on voulait développer ce point, on montrerait que « démocratie », dans cette conjonction à la prescription politique comme telle, désigne en philosophie la saisie d’une politique dont la prescription est universelle, mais qui peut se conjoindre au particulier dans une figure de transformation des situations telle qu’elle vise à ce qu’aucun énoncé inégalitaire n’y soit possible.
Cette démonstration est un peu complexe et je n’en donne qu’une esquisse. Admettons que « démocratie » désigne le fait que la politique, au sens d’une politique d’émancipation, a pour référent dernier la particularité de la vie des gens, c’est-à-dire non pas l’État, mais les gens tels qu’ils se présentent dans l’espace public. On voit alors que la politique ne peut rester elle-même, c’est-à-dire démocratique, dans le traitement de cette particularité de la vie des gens, que si elle ne tolère aucune acception inégalitaire de ce traitement. Parce que, si elle tolère une acception inégalitaire de ce traitement, alors elle introduit une norme non démocratique, au sens originel où j’en parle, et elle défait la conjonction, c’est-à-dire qu’elle n’est plus en mesure de traiter le particulier du point de la prescription universelle. Elle va le traiter autrement, elle va le traiter du point d’une prescription particulière. Or, on pourrait montrer que toute prescription particulière réordonne la politique à l’État et la remet sous la contrainte de la juridiction étatique. Par conséquent, on dira que le mot « démocratie », pris au sens philosophique, pense une politique pour autant que, dans l’effectivité de son processus émancipateur, ce à quoi elle travaille est l’impossibilité, en situation, de tout énoncé inégalitaire concernant cette situation. Que ce à quoi une politique travaille ainsi soit réel découle du fait que ces énoncés sont, par l’action d’une telle politique, non pas interdits, mais impossibles, ce qui est tout à fait autre chose. L’interdiction est toujours un régime d’État, l’impossibilité est un régime du réel.
On peut dire aussi que la démocratie, en tant que catégorie philosophique, c’est ce qui présente l’égalité. Ou encore, ce qui fait que ne peuvent circuler comme nominations politiques, ou comme catégories de la politique, des prédicats, quels qu’ils soient, qui soient formellement en contradiction avec l’idée égalitaire.
Cela limite à mon sens de façon drastique la possibilité d’utiliser en politique, sous le signe philosophique de la démocratie, des désignations communautaires, quelles qu’elles soient. Parce que la désignation communautaire ou l’assignation identitaire aux sous-ensembles comme tels ne se laissent pas traiter selon l’idée de l’impossibilité d’un énoncé inégalitaire. On pourrait aussi dire par conséquent que « démocratie » est ce qui norme la politique au regard des prédicats communautaires, ou des prédicats de sous-ensembles. C’est ce qui tient la politique dans l’élément d’universalité propre à sa destination, et qui fera qu’aussi bien les nominations en termes de race que les nominations sexuées ou en termes de statut social, de hiérarchie, ou les énoncés en termes de problème, comme par exemple l’énoncé : « il y a un problème immigré », seront des énoncés défaisant la conjonction de la politique et de la démocratie. « Démocratie » veut dire qu’« immigré », « Français », « Arabe », « juif » ne peuvent être sans désastre des mots de la politique. Car ces mots, et beaucoup d’autres, renvoient nécessairement la politique à l’État, et l’État lui-même à sa fonction la plus essentielle et la plus basse : le décompte inégalitaire des humains.
En définitive, la tâche de la philosophie est bien d’exposer une politique à son évaluation. Non pas du tout au sens du bon État, pas plus qu’au sens de l’idée du communisme générique, mais intrinsèquement, c’est-à-dire pour elle-même. La politique, définie séquentiellement comme ce qui tente de créer l’impossibilité des énoncés inégalitaires relatifs à une situation, peut, du biais du mot « démocratie », être exposée par la philosophie à ce que j’appellerais une certaine éternité. Disons que c’est par le moyen du mot « démocratie » ainsi conçu que, par la philosophie, et par elle seule, une politique peut être évaluée selon le critère du retour éternel. Alors elle est saisie par la philosophie, non pas simplement comme avatar pragmatique ou particulier de l’histoire des hommes, mais comme rattachée à un principe d’évaluation qui supporte sans ridicule, ou sans crime, qu’on en envisage le retour.
Et au fond un très vieux mot, un mot usé, désigne philosophiquement les politiques qui sortent victorieuses de cette épreuve : c’est le mot « justice ».