Vérités et justice
Ce dont il faut partir est ceci : l’injustice est claire, la justice est obscure. Car celui qui subit l’injustice en est le témoin irrécusable. Mais qui témoignera pour la justice ? Il y a un affect de l’injustice, une souffrance, une révolte. Rien, en revanche, ne signale la justice, laquelle ne se présente ni comme spectacle ni comme sentiment.
Faut-il alors se résigner à dire que la justice n’est que l’absence d’injustice ? Est-elle la neutralité vide d’une double négation ? Je ne le crois pas. Je n’imagine pas non plus que l’injustice soit du côté du sensible, ou de l’expérience, ou du subjectif ; et que la justice soit du côté de l’intelligible, ou de la raison, ou de l’objectif. L’injustice n’est pas le désordre immédiat dont la justice serait l’ordre idéal.
« Justice » est un mot de la philosophie. Si du moins, comme il le faut, on laisse de côté sa signification juridique, toute de police et de magistrature. Mais ce mot de la philosophie est sous condition. Il est sous condition de la politique. Car la philosophie se sait incapable de réaliser dans le monde les vérités dont elle témoigne. Même Platon sait que pour qu’il y ait la justice, il faut sans doute que le philosophe soit roi, mais que, justement, il ne dépend nullement de la philosophie que cette royauté soit possible. Cela dépend de la circonstance politique, laquelle demeure irréductible.
On appellera « justice » ce par quoi une philosophie désigne la vérité possible d’une politique.
L’écrasante majorité des politiques empiriques n’a rien à faire avec la vérité, nous le savons. Elles organisent un mixte de puissance et d’opinions. La subjectivité qui les anime est celle de la revendication et du ressentiment, de la tribu et du lobby, du nihilisme électoral et de l’affrontement aveugle des communautés. De tout cela, la philosophie n’a rien à dire, car la philosophie ne pense que la pensée. Or, ces politiques se présentent explicitement comme des non-pensées. Le seul élément subjectif qui leur importe est celui de l’intérêt.
Quelques politiques, dans l’histoire, ont eu ou auront rapport avec une vérité. Une vérité du collectif comme tel. Ce sont des tentatives rares, souvent brèves, mais ce sont les seules sous condition desquelles la philosophie peut penser.
Ces séquences politiques sont des singularités, elles ne tracent aucun destin, elles ne construisent aucune histoire monumentale. Elles doivent être désignées, dans la terminologie proposée par Sylvain Lazarus que nous avons déjà longuement commentée, comme des modes historiques de la politique en intériorité. Dans ces séquences discontinues, la philosophie discerne cependant un trait commun. Ce trait est que ces politiques ne requièrent des hommes qu’elles engagent que leur stricte humanité générique. Elles ne font nulle acception, dans les principes de l’action, de la particularité des intérêts. Ces politiques induisent une représentation de la capacité collective qui renvoie ses agents à la plus stricte égalité.
Que signifie ici « égalité » ? Égalité signifie que l’acteur politique est représenté sous le seul signe de la capacité proprement humaine. L’intérêt n’est pas une capacité proprement humaine. Tous les vivants ont pour impératif de survie de traiter leurs intérêts. La capacité proprement humaine est la pensée, précisément, et la pensée n’est rien d’autre que ce par quoi le trajet d’une vérité saisit et transit l’animal humain. Ainsi une politique digne d’être interrogée par la philosophie sous l’idée de justice est-elle une politique dont l’unique axiome général est : les gens pensent, les gens sont capables de vérité. C’est à la reconnaissance strictement égalitaire de la capacité au vrai que pense Saint-Just, lorsqu’il définit devant la Convention, en avril 1794, la conscience publique : « Ayez donc une conscience publique car tous les cœurs sont égaux par le sentiment du mal et du bien et elle se compose du penchant du peuple vers le bien général. » Et dans une séquence politique entièrement différente, pendant la Révolution culturelle en Chine, on retrouve le même principe, par exemple dans la décision en seize points du 8 août 1966 : « Que les masses s’éduquent dans ce grand mouvement révolutionnaire, qu’elles opèrent par elles-mêmes la distinction entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. »
Ainsi une politique touche-t-elle à la vérité pour autant qu’elle se fonde sur le principe égalitaire d’une capacité au discernement du juste, ou du bien, tous vocables que la philosophie appréhende sous le signe de la vérité dont le collectif est capable.
Il est très important de remarquer qu’ici « égalité » ne signifie rien d’objectif. Il ne s’agit nullement de l’égalité des statuts, des revenus, des fonctions, encore moins de la supposée dynamique égalitaire des contrats ou des réformes. L’égalité est subjective. C’est l’égalité au regard de la conscience publique, pour Saint-Just, ou du mouvement de masse politique, pour Mao Tsé-toung. Une telle égalité n’est nullement un programme social. Elle n’a du reste rien à voir avec le social. Elle est une maxime politique, une prescription. L’égalité politique n’est pas ce qu’on veut ou projette, elle est ce qu’on déclare au feu de l’événement, ici et maintenant, comme ce qui est, et non comme ce qui doit être. Et de même, pour la philosophie, « justice » ne saurait être un programme d’État. « Justice » est la qualification d’une politique égalitaire en acte.
L’embarras de la plupart des doctrines de la justice est de vouloir la définir, et de chercher ensuite les voies de sa réalisation. Mais la justice, qui est le nom philosophique de la maxime politique égalitaire, ne peut être définie. Car l’égalité n’est pas un objectif de l’action, elle en est un axiome. Pas de politique liée à la vérité sans l’affirmation – affirmation qui n’a ni garantie ni preuve – d’une capacité universelle à la vérité politique. La pensée, sur ce point, ne peut emprunter la voie scolastique des définitions. Elle doit suivre celle de la compréhension d’un axiome.
« Justice » n’est rien d’autre qu’un des mots par lesquels une philosophie tente de saisir l’axiome égalitaire inhérent à une séquence politique véritable. Et cet axiome lui-même est donné par des énoncés singuliers, caractéristiques de la séquence, comme la définition de la conscience publique par Saint-Just, ou la thèse de l’autoéducation immanente du mouvement de masse révolutionnaire soutenu par Mao.
La justice n’est pas un concept, dont on aurait à chercher dans le monde empirique des réalisations plus ou moins approximatives. Conçue comme opérateur de saisie d’une politique égalitaire, ce qui est la même chose qu’une politique vraie, la justice pointe une figure subjective effective, axiomatique, immédiate. C’est ce qui donne toute sa profondeur à la surprenante affirmation de Samuel Beckett, dans Comment c’est : « En tout cas, on est dans la justice, je n’ai jamais entendu dire le contraire. » En effet, la justice, qui saisit l’axiome latent d’un sujet politique, désigne nécessairement, non ce qui doit être, mais ce qui est. L’axiome égalitaire est présent dans les énoncés politiques, ou ne l’est pas. Par conséquent, on est dans la justice, ou on n’y est pas. Ce qui veut aussi bien dire : il y a de la politique, au sens où la philosophie y affronte sa pensée, ou il n’y en a pas. Mais s’il y en a, et qu’on s’y rapporte de façon immanente, on est dans la justice.
Toute approche définitionnelle et programmatique de la justice en fait une dimension de l’action de l’État. Mais l’État n’a rien à voir avec la justice, car l’État n’est pas une figure subjective et axiomatique. L’État comme tel est indifférent ou hostile à l’existence d’une politique qui touche aux vérités. L’État moderne ne vise que le remplissement de certaines fonctions, ou le façonnage d’un consensus d’opinion. Sa dimension subjective n’est que de transformer en résignation ou en ressentiment la nécessité économique, c’est-à-dire la logique objective du Capital. C’est pourquoi toute définition programmatique ou étatique de la justice change cette dernière en son contraire : elle y devient en effet l’harmonisation du jeu des intérêts. Or la justice, qui est le nom théorique d’un axiome d’égalité, renvoie nécessairement à une subjectivité intégralement désintéressée.
On peut le dire simplement : toute politique d’émancipation, ou politique qui ordonne une maxime égalitaire, est une pensée en acte. Or la pensée est le mode propre selon lequel un animal humain est traversé et surmonté par une vérité. Dans une telle subjectivation, la limite de l’intérêt est franchie de telle sorte que le processus politique lui-même y soit indifférent. Il est donc nécessaire, comme le montrent toutes les séquences politiques qui concernent la philosophie, que l’État ne puisse rien reconnaître, dans un tel processus, qui lui soit approprié.
L’État est, dans son être, indifférent à la justice. Inversement, toute politique qui est une pensée en acte entraîne, à proportion de sa force et de sa ténacité, de graves troubles dans l’État. Voilà pourquoi la vérité politique se montre toujours dans l’épreuve et le trouble. Il s’ensuit que la justice, au plus loin d’être une catégorie possible de l’ordre étatique et social, est ce qui nomme les principes à l’œuvre dans la rupture et le désordre. Même Aristote, dont tout le but est une fiction de la stabilité politique, déclare dès le début du livre V de la Politique : « En général, en effet, les chercheurs d’égalité s’insurgent. »
Mais la conception d’Aristote est encore étatique, son idée de l’égalité est empirique, objective, définitionnelle. Le véritable énoncé philosophique serait plutôt : les énoncés politiques porteurs de vérité surgissent au défaut de tout ordre étatique et social.
La maxime latente égalitaire est hétérogène à l’État. C’est donc toujours dans le trouble et le désordre que s’affirme l’impératif subjectif de l’égalité. Ce que la philosophie nomme « justice » saisit l’ordre subjectif d’une maxime dans le désordre inéluctable auquel cet ordre expose l’État des intérêts.
Finalement, à quoi revient de se prononcer philosophiquement, ici et maintenant, sur la justice ?
Il s’agit d’abord de savoir de quelles politiques singulières on se réclame, qui vaillent qu’on tente d’en saisir la pensée propre par les ressources de l’appareillage philosophique, dont le mot « justice » est une des pièces.
Dans le monde confus et chaotique d’aujourd’hui, quand le Capital semble triompher de l’intérieur de sa propre faiblesse, et que ce qui est, sous le nom de « politique unique », fusionne misérablement avec ce qui peut être, ce n’est pas un mince travail. Identifier les rares séquences où se construit une vérité politique, sans se laisser décourager par la propagande du capitalo-parlementarisme, est par soi-même un exercice tendu de la pensée. Encore plus difficile est de tenter, dans l’ordre du « faire de la politique », d’être fidèle, en trouvant les énoncés d’époque, à quelque axiome égalitaire.
Il s’agit ensuite de saisir philosophiquement les politiques en question, qu’elles soient du passé ou d’aujourd’hui. Le travail est alors double :
1. Examiner leurs énoncés, leurs prescriptions, et en dégager le noyau égalitaire à signification universelle.
2. Transformer la catégorie générique de « justice », en la soumettant à l’épreuve de ces énoncés singuliers, du mode propre, toujours irréductible, par lequel ils véhiculent et inscrivent dans l’action l’axiome égalitaire.
Il s’agit enfin de montrer qu’ainsi transformée la catégorie de justice désigne la figure contemporaine d’un sujet politique. Et que c’est de cette figure que la philosophie assure, sous ses noms propres, l’inscription dans l’éternité dont notre temps est capable.
Ce sujet politique a eu plusieurs noms. Il s’est appelé le citoyen, non certes au sens de l’électeur ou du conseiller municipal, mais au sens du citoyen de la section des Piques, celui de 1793. Il s’est appelé le révolutionnaire professionnel. Il s’est appelé le militant des situations de masse. Nous sommes sans doute en un temps où son nom est suspendu, en un temps où il faut trouver le nom.
Autant dire que, si nous disposons d’une histoire, sans continuité, ni concept, de ce que « justice » a pu désigner, nous ne savons pas encore clairement ce qu’elle désigne aujourd’hui. Nous le savons certes abstraitement, car « justice » signifie toujours la saisie philosophique d’un axiome égalitaire latent. Mais cette abstraction est inutile. Car l’impératif de la philosophie est de saisir l’événement des vérités, leur nouveauté, leur trajectoire précaire. Ce n’est pas le concept que la philosophie tourne vers l’éternité comme dimension commune de la pensée, c’est le processus singulier d’une vérité contemporaine. C’est de son propre temps qu’une philosophie tente d’évaluer s’il supporte sans ridicule ou scandale l’hypothèse de son retour éternel.
L’État contemporain des politiques est-il tel que la philosophie puisse y engager la catégorie de justice ? Ne risque-t-elle pas de prendre des vessies pour des lanternes, de répéter la prétention vulgaire des gouvernements à rendre la justice ? Quand on voit tant de « philosophes » tenter de s’approprier des schèmes étatiques aussi peu pensants que : l’Europe, la démocratie en son sens capitalo-parlementaire, la liberté en son sens de pure opinion, les nationalismes honteux ; quand on voit ainsi la philosophie se prosterner devant les idoles du jour, on peut évidemment être pessimiste.
Mais, après tout, les conditions d’exercice de la philosophie ont toujours été rigoureuses. Les mots de la philosophie, parce que ces conditions n’étaient pas tenues, ont toujours été dévoyés et retournés. Il y a eu dans le siècle d’intenses séquences politiques. Il y a des fidèles de ces séquences. Ici ou là, dans des situations encore incomparables, quelques énoncés enveloppent de façon inflexible et insoumise l’axiome égalitaire. Il y a, en France même, de la politique, et singulièrement celle dont je suis un militant, la politique de l’Organisation politique (je ne la mentionne ici que pour son existence comme condition subjective de la philosophie, ou de ma philosophie).
L’effondrement des États socialistes a lui-même une dimension positive. Certes, il s’agit d’un pur et simple effondrement. Aucune politique digne de ce nom n’y a eu la moindre part. Et depuis, cette vacuité politique ne cesse d’engendrer des monstres. Mais ces États terroristes incarnaient l’ultime fiction d’une justice dotée de la solidité d’un corps. D’une justice qui serait dans la forme d’un programme gouvernemental. L’effondrement atteste, pour un philosophe attentif, l’absurdité d’une telle représentation. Il délivre justice et égalité de toute incorporation fictive. Il les restitue à leur être, tout à la fois volatile et obstiné, de prescription libre, de pensée agissante à partir et en direction d’un collectif saisi par sa vérité. L’effondrement des États socialistes enseigne que les voies de la politique égalitaire ne passent pas par le pouvoir d’État. Qu’il s’agit d’une détermination subjective immanente, d’un axiome du collectif.
Après tout, depuis Platon et sa malheureuse équipée en Sicile jusqu’aux aberrations circonstancielles d’Heidegger en passant par les rapports passifs de Hegel et de Napoléon, et sans oublier que la folie de Nietzsche était de prétendre « casser en deux l’histoire du monde », tout montre que ce n’est pas l’histoire massive qui autorise la philosophie. C’est bien plutôt ce que Mallarmé appelait « l’action restreinte », et qui est un nom possible pour les séquences réellement pensantes de la politique en acte.
Soyons politiquement des militants de l’action restreinte. Soyons en philosophie ceux qui éternisent, dans un montage catégoriel où le mot « justice » demeure essentiel, la figure de cette action.
On a trop souvent désiré que la justice fonde la consistance du lien social. Alors qu’elle ne peut nommer que les plus extrêmes moments d’inconsistance. Car l’effet de l’axiome égalitaire est de défaire les liens, de désocialiser la pensée, d’affirmer les droits de l’infini et de l’immortel contre le calcul des intérêts. La justice est pari sur l’immortel contre la finitude, contre l’« être pour la mort ». Car, dans la dimension subjective de l’égalité qu’on déclare, plus rien d’autre n’a d’intérêt que l’universalité de cette déclaration, et les conséquences actives qui en découlent.
« Justice » est le nom philosophique de l’inconsistance étatique et sociale de toute politique égalitaire. Et nous pouvons ici rejoindre la vocation déclarative et axiomatique du poème. Car c’est Paul Celan qui donne sans doute de ce qu’il faut entendre par « justice » l’image la plus exacte, quand il écrit ce poème, sur lequel je peux vraiment conclure
Sur les inconsistances
s’appuyer :
chiquenaude
dans l’abîme, dans les
carnets de gribouillages
le monde se met à bruire, il n’en tient
qu’à toi.
Retenons en effet la leçon du poète : en matière de justice, où c’est sur l’inconsistance qu’il faut s’appuyer, il est vrai, vrai comme une vérité peut l’être, qu’il n’en tient qu’à toi.
Car c’est toujours en subjectivité, plutôt qu’en communauté, que se prononce l’arrêt égalitaire qui interrompt, renverse, le cours ordinaire des politiques conservatrices.
Point où s’impose de discuter l’œuvre métapolitique de Jacques Rancière, dont une des nominations majeures, conjoignant le séparé, est « communauté des égaux ». Nous le ferons en deux temps : les années quatre-vingt, dont le livre essentiel est Le Maître ignorant ; les années quatre-vingt dix, qui culminent dans La Mésentente.