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Rancière et la communauté
 des égaux

On peut caractériser le style doctrinal de Rancière en trois formules : toujours se situer dans l’intervalle des discours, et n’en choisir aucun ; réactiver les sédiments conceptuels sans basculer dans l’histoire ; déconstruire les postures de maîtrise, sans renoncer à la maîtrise ironique de qui prend le maître en défaut.

Le site de l’entreprise de Rancière n’est pas intérieur à un dispositif de savoir, bien qu’il puisse être fort savant, et féru des archives. Car il s’agit de n’être jamais membre, de plein droit, d’aucune des communautés académiques, tout en ne s’en laissant jamais compter sur les positivités textuelles. En ce sens, Rancière est dans la descendance de Foucault (dont il ne partage cependant pas les postulats nietzschéens) : appréhension rebelle des positivités discursives.

Le livre de 1981, La Nuit des prolétaires, Archives du rêve ouvrier, est-il une archéologie historienne de la figure du prolétaire ? Ou s’agit-il d’une intervention idéologique visant à établir l’inconsistance de cette figure telle qu’elle était maniée dans le marxisme ordinaire ? Ou encore est-on confronté à une philosophie latente du temps, du discours et de l’imaginaire ? Sans doute est-ce une diagonale mémorielle des trois.

Dans le livre de 1985, Le Philosophe et ses pauvres, on trouve une analyse documentée du référentiel populaire des spéculations, tant de sa mise en scène que de son oblitération. Le titre dit bien la charge antiphilosophique de cette analyse. Mais, en définitive, le rapport au texte excède la dénonciation et la tend, de façon aporétique, vers une intervention politique à jamais suspendue.

Dans le très beau livre de 1987, Le Maître ignorant, on a le prototype d’une exhumation d’archives : la très étonnante figure de l’antimaître Jacottot. Mais c’est aussi bien une reconstruction fictionnelle de cette figure, afin d’articuler un propos sur l’égalité des intelligences.

De sorte que Rancière occupe avec délectation des intervalles méconnus, entre histoire et philosophie, entre philosophie et politique, et entre documentaire et fiction. A quelles fins ?

Si je dis, empruntant comme on sait l’expression à Husserl, qu’il s’agit de réactiver des sédiments, ce sera pour ajouter aussitôt que ce n’est pas dans l’optique phénoménologique d’une découverte du sens. Certes, Rancière s’exerce longuement à déceler, sous les discours établis, des strates d’énoncés abolis ou détournés. Il se propose d’en faire à nouveau circuler l’énergie signifiante. Mais ce qu’il découvre alors n’est pas, comme chez Husserl, un sol primordial du sens, une vie antéprédicative, un site fondateur. C’est un discours tracé et tenu dans l’après-coup d’un événement, une sorte d’éclair social, une invention locale et brève, à la fois antérieure et coextensive à la domination et à ses pesanteurs. Et cette invention circule horizontalement, plutôt que verticalement, car elle est la venue en surface de la force latente des dominés et vaut démonstration de ce que cette force est le ressort, généralement détourné, de la machination des dominants.

En fait, le repérage de ce tracé horizontal, de cette griffure attestée sur le tissu de l’histoire, est l’opérateur historien de la troisième fonction du texte de Rancière : la mise à mal des postures de maîtrise, et singulièrement des postures politiques ou philosophiques.

Rancière ne réfute jamais personne, car la réfutation est elle-même une instance de la maîtrise, elle en organise l’héritage, la succession. Rancière veut plutôt, dans la grande tradition antiphilosophique, déconsidérer le maître en montrant que sa posture suppose des représentations dont l’agencement est fallacieux. Et qu’il soit fallacieux est précisément établi à partir des expressions locales de la non-maîtrise des dominés, lesquelles démentent à tout coup ce dont le maître s’assure. De ce point de vue, il y a, au sens de Lacan, une brillante hystérie de Rancière : il pointe, vers le bas de l’univers social, la condition toujours un peu répugnante de l’énoncé inaugural du maître.

Les singulières constructions de Rancière sont au fond soutenues par deux thèses très simples :

1. Toute maîtrise est une imposture. Par quoi Rancière s’inscrit malgré tout dans la vieille tradition anarchiste et utopiste française, dont il est à la fois le penseur au second degré et l’archiviste attendri, patient et ironique.

Mais, comme il connaît la musique réelle du social, et reste sensible à ce qu’il y a de bénéfique dans les institutions, Rancière soutient aussi que :

2.Tout lien suppose un maître.

De ces deux thèses s’infère une doctrine de l’égalité, qui est la vraie passion abstraite de Rancière. L’axiome en est : il peut arriver à n’importe qui, dans n’importe quel registre de l’expérience, d’exercer une maîtrise sans posture de maîtrise, pourvu que ce n’importe qui consente à être délié.

C’est en ce point que le motif de la communauté des égaux requiert Rancière, au point que, de ce mythe du XIXe siècle, il est sans aucun doute le plus considérable exégète. Car la communauté des égaux est l’hypothèse d’un lien social délivré de l’imposture du maître, et donc la réalisation en acte de la contradiction latente entre les deux thèses de Rancière.

Le paradoxe est que, démontant ce mythe comme fausse finalité des politiques d’émancipation, Rancière ne nous conduit à rien qui puisse s’y substituer, dans l’ordre de la politique réelle.

Le thème de la communauté des égaux ou, comme le dit Marx, de la « libre association » (et donc, aussi, du dépérissement de l’État) suppose soit une totalité sans maître (c’est sa version la plus évidemment utopique, et qui contredit ouvertement la thèse numéro 2 de Rancière) soit une égalité qui se tienne sous un pur trait vide de maîtrise, dont l’absence verticale fonde le lien horizontal (c’est l’idée d’une maîtrise partagée, sans posture du maître).

Remarquons que l’existence supposée d’une communauté des égaux détruirait jusqu’au site intellectuel où Rancière veut se tenir : intervalle des discours, réactivation des sédiments, déconstruction de la posture du maître. Car si la communauté des égaux est réalisable, il n’y a plus d’intervalle, de ce que le discours est unique et commun. Il n’y a plus de sédiment, car l’autoaffirmation communautaire élimine, comme ancienne et forclose, toute tradition. Et il n’y a plus de posture du maître, car chacun est, dans le rite communautaire, le frère de tout autre.

Rancière va donc critiquer le motif communautaire comme réalisation, pour y substituer l’idée d’un « moment » déclaré et tracé de l’égalité dans son lien intrinsèque à l’inégalité. Il y a impasse du paradigme, et promotion rétrospective de l’éclair réel, de la griffure sur la surface du temps.

Mais cette rétrospection est décevante, car elle ne permet nullement de conclure quant à la possibilité de la politique, ici et maintenant. Et il me semble que la déconstruction de l’idéal de la communauté des égaux fonctionne en réalité comme pure et simple verdict d’une impossibilité militante.

Rancière me disait une fois : il y a toujours bien assez de gens pour conclure, et, du reste, tous ceux qui concluent le font dans le sens de la gravitation générale. D’où l’appariement, très perceptible dans toute l’œuvre de Rancière, d’une certitude négative et d’un suspens de la prescription, ou de la conclusion. Il s’agit au mieux, pour lui, de poser un cran, ou un paradoxe, savamment construit, sur la pente générale des conclusions prématurées. Ses livres ne sont ni des conclusions ni des directives, mais des clauses d’arrêt. Vous saurez ce que la politique ne doit pas être, vous saurez même ce qu’elle aura été et n’est plus, mais jamais ce qu’elle est dans le réel, et encore moins ce qu’il importe de faire pour qu’elle existe.

Mais si justement Rancière ne faisait sur ce point que répéter l’essence de notre temps ? Si, en matière politique, cette essence était justement de ne pas conclure, de ne rien prescrire ?

Admettons qu’il faille résilier le rêve de la communauté des égaux, ou du communisme générique comme finalité militante. Admettons qu’il faille poser que l’égalité est toujours une thèse singulière, une articulation localisée du déjà-dit et du pouvoir-dire. S’ensuit-il qu’il soit impossible de dire ce qu’est, ici et maintenant, une politique organique et opiniâtre dont l’égalité serait, justement, un axiome, et non un but ? Quel est en définitive, dans la pensée de Rancière, le système des conséquences de sa propre intervention ?

Rancière a mieux que personne, à propos de la communauté des égaux, figure socialisée de l’égalité, établi les paradigmes, étudié les règles, démontré l’impasse. Il a fortement soutenu que l’égalité doit être postulée, et non pas voulue. Le fait est que, dans notre situation, il y a, de façon dominante, soit des énoncés qui supposent la négation explicite de l’égalité (appelons-les des énoncés « de droite »), soit des énoncés qui prétendent vouloir l’égalité, en faire un programme (appelons-les des énoncés « de gauche »). Les uns et les autres s’opposent à tout ce qui postule l’égalité et pratique, non le désir de l’égalité, mais les conséquences de son axiome. Et sans doute il n’est question, ni pour moi ni pour Rancière, de prétendre établir dans un futur incertain la réalité de l’égalité, encore bien moins d’en nier le principe. En ce sens, disons que nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Mais ce qu’on peut parfaitement vouloir et prescrire, c’est l’universelle domination, ou l’universelle évidence, de la postulation égalitaire. On peut prescrire, cas par cas, situation par situation, l’impossibilité des énoncés inégalitaires. Car seule cette impossibilité, inscrite dans la situation par une politique prolongée dans les lieux qui sont les siens, atteste que l’égalité est, non pas du tout réalisée, mais réelle.

Il faut se mettre d’accord sur le point que l’égalité ne relève nullement du social, de la justice sociale, mais du régime des énoncés et des prescriptions ; et qu’à ce titre elle est le principe latent, non de simples griffures sur le parchemin de l’histoire prolétaire, mais de toute politique d’émancipation. Oui, il peut y avoir, il y a, ici et maintenant, une politique de l’égalité, justement parce qu’il ne s’agit pas de la réaliser, mais, la postulant, de créer ici ou là, par la pratique rigoureuse des conséquences, les conditions d’une universalisation de son postulat.