Rancière et l’apolitique
Dans La Mésentente, Rancière poursuit une entreprise complexe, parce qu’il essaie de tresser, avec quelques opérateurs nouveaux, tous les motifs essentiels de sa pensée. Rappelons ces motifs.
1. Une variation subtile sur l’antiplatonisme de tout le XXe siècle, antiplatonisme partagé par Rancière, qui ce faisant déploie son œuvre dans une tonalité nettement antiphilosophique. Il y a eu, nous l’avons dit, une occurrence classiste de cette tonalité (Le Philosophe et ses pauvres, ou même la conviction, explicite dans La Leçon d’Althusser, que les philosophes se sont toujours réclamés d’un prolétariat fictif). Dans La Mésentente, Rancière procède un peu différemment. Il oppose la politique réelle (non celle qu’on veut, mais celle qui a eu lieu) à la politique des philosophes, ou politique de la vérité. Il soutient que la politique des philosophes est obligatoirement non démocratique. Soit qu’elle le sache et le dise (ce qui est la vertu paradoxale de Platon), soit, comme aujourd’hui, qu’elle s’imagine être plus radicalement démocratique que la politique réelle. Mais, dans ce second cas, elle n’est en réalité que l’accompagnement mélancolique d’une absence de la politique réelle, et instruit obscurément le désir d’en finir avec la politique.
2. Une méthodologie de l’égalité, qui est, comme le dit Rancière, « la condition non politique de la politique ». Ce que Rancière appelle « politique » n’est pas de l’ordre de la prescription ou du projet organisé. C’est une occurrence historique de l’égalité, son inscription, ou sa déclaration. C’est l’axiome de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui s’exerçant dans l’inégal ou le tort.
3. Une théorie de l’écart, comme mise à l’écart. Il y a politique (au sens d’une occurrence de l’égalité) parce que le tout de la communauté ne compte pas comme une de ses parties un collectif déterminé. Le tout compte ce collectif pour rien. Que ce rien s’énonce, et il ne le peut qu’en déclarant qu’il vaut le tout, et il y a politique. En ce sens, le : « nous ne sommes rien, soyons tout » de L’Internationale récapitule toute politique (d’émancipation, ou d’égalité).
4. Une théorie des noms. La politique suppose qu’un nom surgisse, par quoi le rien est compté comme écart à soi-même du tout. Ainsi du nom « prolétaire ». La chute d’un nom, comme de nos jours celle du nom « ouvrier » comme politiquement pertinent, vaut cessation de la politique liée à ce nom. Notre temps, dira alors Rancière, est sans nom. Par quoi la communauté, comme tout, se déclare effectivement totale, ou sans reste. Ce qui veut dire qu’elle se déclare sans politique.
Résumons : une antiphilosophie démocratique, pointant l’axiome de l’égalité, fondée sur une ontologie négative du collectif que relève l’historicité contingente des nominations – telle est la doctrine de Rancière.
Je peux dire, dans un premier temps, qu’avec quelques autres je m’y reconnais dans des parties importantes. Et d’autant plus que j’ai le sentiment, textuellement justifiable, de les avoir, ces parties, avec quelques autres, largement anticipées.
Pour ce qui concerne la notion de compte des parties d’un tout comme substructure de l’inégal, ou de la domination, je l’ai nommée naguère, dans mon propre jargon, « l’état de la situation », et Rancière la nomme « la police » (jouant sur le mot grec povli »). Qu’il faille, pour penser le devenir, penser la corrélation entre le compte et le non-compté, entre l’État et ce qui est la précarité (ce que j’appelle le « au bord du vide »), entre le tout et le rien, c’est bien mon avis. Tout se joue, à partir d’un événement, sur la convocation nominale, à la surface de la situation étatisée par une procédure de compte, d’une sorte de vide central.
On pourrait dire que notre accord sur ce point est ontologique, à ceci près que les catégories requises (tout, vide, nomination, reste…), Rancière ne prend pas le risque d’en assurer la cohésion spéculative et ne les injecte que dans une sorte de phénoménologie historiciste de l’occurrence égalitaire. Certes, il n’est pas requis, pour faire de la politique, de déployer l’ontologie sous-jacente. Il est même requis de l’économiser. Mais Rancière ne fait pas de politique. Si en revanche on fait de la philosophie, il est exigible que les catégories ontologiques utilisées soient explicites, et qu’on argumente leur cohésion. Mais Rancière, après tout, ne fait pas non plus de philosophie.
En ce qui concerne la politique comme occurrence ou singularité, et jamais comme structure ou programme, Rancière finit par dire que la politique est un mode de subjectivation. Je ne peux alors que rappeler les thèses, examinées au début de ce livre, déployées depuis longtemps par Sylvain Lazarus : la politique est de l’ordre du subjectif, et elle se pense comme existence séquentielle et rare. Sous la catégorie de « mode historique », elle est une pensée irréductiblement singulière.
On admettra cette fois que notre accord porte sur la doctrine des singularités. Sauf à dire que la singularité au sens de Rancière, pure occurrence historique, n’est pas établie dans sa consistance interne, et doit être en quelque sorte « portée » par l’inégal ou l’État, c’est-à-dire par l’histoire. Il n’en va pas de même dans ma pensée de la politique comme processus de vérité, car la singularité est déterminée dans son être (c’est sa réalité générique) et n’a pas comme telle de rapport au temps historique, car elle constitue de part en part son propre temps.
Pour ce qui est de la dimension déclaratoire de la politique, qui proclame sa condition non politique (l’égalité) dans l’espace de l’inégal, notre accord peut aussi se soutenir. Je crois en effet que, dans le champ de la politique, une déclaration est le surgissement simultané d’une nomination du tort et d’un point subjectif antérieurement invisible, qui est, lui, intégralement affirmatif. Il me faut bien signaler qu’en 1988 l’Organisation politique a publié un recueil de déclarations, ouvrières, populaires, étudiantes, portant sur des situations très diverses (où donc le tort mentionné et l’affirmation subséquente relevaient de situations disparates). Nous ne pouvons donc qu’accorder à Rancière que la déclaration est une forme identifiable majeure de la politique.
Quant au fait que la politique fait venir au visible l’invisible propre de l’état de la situation, je dois dire qu’il existe des occurrences politiques explicites de cette détermination, souvent bien antérieures à la systématisation historiciste de Rancière. Mentionnons par exemple une conférence de l’Organisation politique, datant de 1987, dont le titre était, tout simplement : « Les invisibles ».
Il faut ajouter plusieurs accords sur des points de conjoncture. Rancière reprend par exemple l’analyse, proposée par nous depuis fort longtemps, par quoi est établi que le mot « immigré » a eu pour fonction majeure d’oblitérer, dans le champ politique, le mot « ouvrier ». Et que, de ce point de vue, tous les partis parlementaires ont été complices, le solde de ce consensus étant que le Front national est venu à son tour oblitérer le PCF.
De la même façon, Rancière montre, dans le sillage de mon Éthique, à laquelle il renvoie amicalement, que l’effervescente promotion des droits de l’homme et des interventions humanitaires a pour ressort un nihilisme politique, et pour but réel d’en finir avec l’idée même d’une politique d’émancipation.
C’est dire l’étendue des recoupements. Et pourtant, rien n’est pareil, alors que si souvent tout est pareil. Je voudrais disposer le discord radical, recouvert par tant de similitudes, en quatre points.
1. En ce qui concerne le rapport de la philosophie à la politique. Certes, il ne saurait y avoir de politique dans la philosophie, et le projet d’une « philosophie politique » fondatrice ou réflexive est vain, de ce qu’il ne fait qu’entériner idéologiquement la subordination à une politique réelle, comme je l’ai montré à propos des lectures contemporaines de l’œuvre de Hannah Arendt, qui sont en réalité des promotions abstraites du parlementarisme. Mais il ne s’ensuit nullement que la philosophie soit, sur ce point, disqualifiée. Même Platon sait parfaitement, je l’ai rappelé, que pour que le philosophe devienne roi, il faudrait des circonstances politiques réelles intransitives à la philosophie. Et que donc ce qu’il dit sur la cité est en dernière analyse sous la condition du processus politique effectif. La thèse juste est que toute philosophie est sous la condition des politiques, auxquelles elle donne abri par une transcription particulière destinée à produire des effets strictement philosophiques. Elle ne peut résider dans une opposition formelle entre politique (juste pratique de l’égalité dans l’inégalité) et philosophie (mélancolie principielle touchant à l’absence d’une politique « vraie »).
2. Rancière reprend telle quelle l’idée que la puissance est avant tout puissance de compte des parties de la situation. C’était, en 1988, la définition que je donnais de l’état de la situation, et c’est celle que Rancière, en 1997, donne, dans ses Onze Thèses sur la politique, de ce qu’il appelle la « police », qui est « partage du sensible » et « compte des parties d’une société ». Il reprend même l’idée centrale de mon ontologie, à savoir que ce que l’État cherche à forclore par sa puissance de compte, c’est le vide de la situation et l’événement qui toujours le révèle : le principe de la police est, dit-il, « absence de vide et de supplément ». Très bien ! Les conséquences en sont que d’abord une politique réelle se tient à distance de l’État et construit cette distance (variantes de Rancière : « la politique n’est pas l’exercice du pouvoir », et « la politique est une rupture spécifique de la logique de l’arkhè »). Et qu’ensuite, suivant sur ce point Lazarus, la politique est rare et subjective (variantes de Rancière : la politique « advient comme un accident toujours provisoire dans l’histoire des formes de la domination », et son essence est « l’action de sujets supplémentaires qui s’inscrivent en surplus par rapport à tout compte des parties d’une société »). On ne saurait mieux redire ce qui fut dit.
On remarquera toutefois que Rancière évite le mot « État », lui préférant des substituts du type « société » ou « police ». Encore moins se propose-t-il de considérer l’État actuel, celui autour duquel s’ordonnent les partis, les élections et, finalement, la subjectivité « démocratique ». Cet État demeure innommé dans la singularité de l’exercice du compte des parties, tel qu’il l’exerce aujourd’hui.
Or toute politique réelle (non philosophique) est d’abord comptable, aujourd’hui, de ce qu’elle prononce sur cet État. Il est tout à fait paradoxal que la pensée critique de Rancière s’interrompe juste avant la qualification, au regard du supplément politique, de l’État parlementaire. Et je soupçonne qu’il s’agit pour Rancière de ne jamais s’exposer, quel que soit le cours de son propos, à la mortelle accusation de n’être pas un démocrate.
Pour avoir depuis vingt ans enduré les effets de cette accusation, je peux comprendre sa prudence spéculative. L’ennui est que c’est justement là que passe la ligne de démarcation entre l’effectivité, en pensée, d’une libre politique et la retenue de la philosophie politique. Établir une distance à l’État telle que quelques prescriptions le concernant soient possibles d’ailleurs que de lui-même exige qu’on se déclare étranger et à l’État parlementaire, et au rite électoral, et aux partis qui y façonnent leur être. Faute d’aller jusqu’à la pratique d’une telle déclaration, Rancière transforme les considérations sur la distance, le supplément, l’interruption du compte, etc., en motifs idéologiques, dont rien n’indique qu’ils ne soient pas purement et simplement compatibles avec la logique des partis parlementaires. Un peu comme, tout du long de la phase finale de leur existence, le PCF et ses satellites trotskistes ont pu manier le motif « révolutionnaire » tout en ne mobilisant leurs troupes que pour les élections cantonales. Il n’est pas possible, et l’entreprise suspendue de Rancière le montre, de déterminer hors État les conditions formelles d’une politique, et de ne jamais examiner comment la question se pose pour nous, qui avons à pratiquer la question au regard de l’État parlementaire.
3.C’est que Rancière partage l’idée commune d’un retrait ou d’une absence de la politique, idée dont cependant il instruit le procès pour ce qui concerne ses conséquences philosophiques. Il se pourrait bien que Rancière aussi veuille en finir avec la politique. Car La Mésentente se clôt sur des considérations strictement négatives : ni la surenchère identitaire adaptée au consensus (lequel, Rancière le sait comme nous, inclut le Front national) ni l’expérience radicale de l’inhumain ne nous permettent de « fonder » quelque politique progressiste que ce soit. D’accord ! Nous n’attendons rien de bon ni du « politiquement correct » des communautés ni de l’ombre éternelle d’Auschwitz. Mais alors quoi ? La capacité à traiter en situation, dans des énoncés singuliers, l’axiome égalitaire est-elle impraticable ? Rancière emprunte à l’Organisation politique un de ses thèmes les plus importants : que le mot « immigré » a servi en réalité, de façon consensuelle, à recouvrir puis à chasser de l’espace des représentations politiques le mot « ouvrier ». Mais il oublie de dire que, si nous avons pu discerner cette logique, c’est parce que nous étions attachés, dans des lieux-usines concrets, à définir et pratiquer en politique un nouvel usage de la figure ouvrière. Car l’identification d’une politique (en la circonstance, la volonté consensuelle d’éliminer toute référence à la figure ouvrière) ne se fait qu’à partir d’une autre politique. Il y a ainsi chez Rancière une manière de reprendre des résultats politiques en les coupant de leur processus qui participe en définitive de ce que lui-même désigne comme imposture philosophique : oublier la condition réelle de son dire.
4. Rancière omet de dire que tout processus politique, même au sens où il l’entend, se montre comme processus organisé. Tendanciellement, il confronte des masses fantômes à un État innommé. Mais la situation réelle est plutôt de confronter quelques rares militants politiques à l’hégémonie « démocratique » de l’État parlementaire : la scène où se joue la partie est bien éloignée de celle où Rancière tente de la décrire.
La figure subjective centrale de la politique, c’est le militant politique, figure totalement absente du dispositif de Rancière. Or, nous touchons sur ce point au débat le plus important de cette fin de siècle : la politique peut-elle encore être pensée dans la forme du parti ? Le militant politique est-il nécessairement le militant de parti ? La crise des partis communistes, y compris dans leur devenir de parti-État, n’est encore qu’une indication. Car la médiation électorale et subjective de la politique parlementaire reste indubitablement celle des partis. L’intellectuel ordinaire peut bien se moquer des partis et de leurs militants, c’est pour eux qu’il vote quand on le lui demande. Et quand le parti de Le Pen obtient des succès parlementaires, et commence à pénétrer dans l’État, l’intellectuel est le premier à gémir sur la faiblesse et la crise des partis de la droite classique.
Rancière nous accorderait sans doute qu’en définitive les partis, entièrement étatisés, incapables de prescriptions rigoureuses ou novatrices, ne peuvent que persévérer dans leur crise. Et que, comme nous le répétons depuis plusieurs années, la question à l’ordre du jour est celle d’une politique sans parti. Ce qui ne veut nullement dire inorganisée, mais organisée à partir de la discipline de pensée des processus politiques, et non selon une forme corrélée à celle de l’État. Mais il faudrait aller jusqu’au bout, et reconnaître que sur ces questions, où aucune déduction a priori n’est possible, et où l’histoire ne peut nous aider, c’est de l’intérieur d’une politique qu’on peut identifier ce qu’implique l’idée d’une politique sans parti.
Rancière tente au fond d’identifier la politique dans l’élément de son absence, et des effets de son absence. Il lui est dès lors difficile de se démarquer vraiment de la philosophie politique, contre laquelle il ne cesse de tonner. Il est un peu comme le magicien d’une ombre. Il n’y a d’ombre, toutefois, que parce qu’à côté, si petit soit-il, il y a un arbre, ou un arbrisseau. Il est dommage que Rancière connaisse l’existence de cet arbre politique, et de sa réelle poussée, mais que, pour ne pas trop incommoder la morne plaine qui l’entoure, il refuse obstinément d’y monter.
Sans doute se console-t-il en se disant qu’il a pu, dans ce difficile exercice, et sans payer le prix le plus élevé, éviter d’être, comme tant d’autres, un renégat, un rallié du consensus, un thermidorien.