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Qu’est-ce qu’un thermidorien ?

L’idée la plus répandue est que le complot « parlementaire » du 9 thermidor puis la Convention thermidorienne ont mis fin à la Terreur. Par les temps qui courent, où, sous le nom de « crimes du communisme », c’est évidemment à tout projet de politique émancipatrice qu’on s’en prend, une idée de ce genre vaut absolution, et même bénédiction, des thermidoriens. De fait, l’auteur principal du best-seller sur les susdits crimes argue, pour justifier son entreprise, de ce qu’il a été lui-même, il y vingt ans, un militant maoïste. En somme, le best-seller est son thermidor personnel. Qu’il lui rapporte beaucoup d’argent est dans l’ordre des choses : c’est bien ainsi que les thermidoriens historiques l’entendaient.

Pour simple qu’elle soit, inscrite dans une vision à la fois linéaire et périodisée de l’histoire de la Révolution, cette idée s’expose cependant à de nombreuses objections. La Convention thermidorienne est elle-même fondée sur un massacre terroriste. Robespierre, Saint-Just, Couthon, sont exécutés le 10 thermidor, avec dix-neuf autres, sans aucun jugement. Le 11 thermidor, la charrette est de soixante et onze condamnés, la plus importante de toute la Révolution. La terreur contre-révolutionnaire ne cesse pratiquement pas pendant les années 1794 et 1795. Aussi bien sous des formes judiciaires que sous celle de massacres anarchiques. Des bandes armées provoquent partout les militants jacobins et poussent à la répression. Parmi d’autres, un document est sur ce point du plus grand intérêt : il s’agit des Souvenirs thermidoriens de Duval. Duval était un des activistes de ce qu’on appelait la jeunesse dorée de Fréron. Le cri de guerre de ces nervis était : « A bas les jacobins. » La fermeture du club des Jacobins est du reste consécutive à une bagarre initiée par les bandes de Fréron. Il s’agit d’une provocation gouvernementale exemplaire.

Il faut ici rappeler que, pour Saint-Just, la pensée politique a pour maxime subjective la vertu, et que la terreur n’est que le substitut de circonstance, quand la contre-révolution intérieure et extérieure fait rage, à la précarité de la vertu. Cette précarité expose le cours de la politique à la corruption. Ce qu’il s’agit en définitive de substituer à la terreur, comme garantie contre les faiblesses de la vertu, comme force durable contre la corruption, ce sont des institutions.

Or, quelle est la pratique institutionnelle des thermidoriens ? Elle est récapitulée dans la constitution de l’an III, où l’on voit nettement que la vertu est remplacée par le mécanisme étatique de l’autorité des possédants, ce qui revient à installer la corruption au cœur de l’État. Le principe central est évidemment le suffrage censitaire au niveau des électeurs, eux-mêmes nommés par les citoyens actifs : 30 000 électeurs pour tout le pays !

Mais les maximes de répression sont plus intéressantes encore. Car elles visent expressément toute forme de déclaration populaire située à distance de l’État. C’est ainsi que l’article 366 proclame : « Tout attroupement non armé doit être dissipé. » L’article 364 exige que les pétitions (les protestations) soient strictement individuelles : « Nulle association ne peut en présenter de collectives, si ce n’est les autorités constituées, et seulement pour les objets propres à leurs attributions. » L’article 361 surveille les adjectifs : « Aucune assemblée de citoyens ne peut se qualifier de société populaire. »

Thermidor ouvre une séquence où l’exercice constitutionnel de la répression s’adosse à une vision antipopulaire de l’État. Il s’agit, non de la fin de la terreur exercée sur les adversaires, mais d’un changement radical et de la source et de la cible de cette terreur. La source en est désormais l’État censitaire des possédants, la cible toute volonté constituée, ou rassemblée, de déclaration populaire. La Constitution de l’an III tourne ainsi le dos à la Constitution de 1793, jusqu’à ce jour inégalée dans ses énoncés démocratiques. Le Directoire poursuivra dans cette voie jusqu’à la décision – vraiment énorme – de punir de mort quiconque se réclame de la Constitution de 1793 !

Comme on le voit, l’idée empirique d’une « fin de la Terreur » initiée par le coup du 9 thermidor n’est guère soutenable.

Peut-on alors dire que Thermidor est le point d’où s’éclaircit la séquence révolutionnaire 1792-1794 et, à l’intérieur de cette séquence, le moment où la Terreur est mise « à l’ordre du jour » ? Ce serait revenir à la logique du résultat, à la dialectique synthétique : l’avenir d’une séquence politique en délivre la vérité. C’est bien ainsi que Soboul, par exemple, examine le rapport entre la Convention thermidorienne et la dictature des grands comités. Pour lui, les jacobins sont victimes de leurs contradictions, et la synthèse qui enveloppe Thermidor, le Directoire, le Consulat et l’Empire fait advenir la vérité de ces contradictions : l’essence bourgeoise de la Révolution ne peut librement se déployer sans briser ses apparences populaires.

Contre la dialectique du résultat, il faut ici faire valoir les thèses de Sylvain Lazarus : une séquence politique doit être identifiée et pensée à partir d’elle-même, comme singularité homogène, et non à partir de la nature hétérogène de son avenir empirique. En particulier, une séquence politique cesse, ou s’achève, non en raison de causalités extérieures, ou de contradictions entre son essence et ses moyens, mais par l’effet strictement immanent d’un épuisement de ses capacités. C’est bien à cet épuisement que Saint-Just se réfère quand il constate que « la Révolution est glacée ».

Autrement dit, la catégorie d’échec n’est pas pertinente, car elle consiste toujours à mesurer la séquence politique à un état des choses extérieur et hétérogène. Il n’y a pas d’échec, il y a cessation : une séquence politique commence et s’achève, sans qu’on puisse en mesurer la force réelle et pensante ni à ce qui précède ni à ce qui suit. De ce point de vue, Thermidor ne saurait être le nom du sens de la Terreur. C’est le nom de ce qui est venu quand a cessé ce que Sylvain Lazarus appelle le mode politique révolutionnaire.

Mon objectif sera donc de constituer « thermidorien » comme le nom d’une subjectivité à la fois singulière et typique, la subjectivité dont l’espace est la cessation.

Il faut bien préciser le statut de cette démarche. Elle ne relève pas de l’historiographie. Les thermidoriens historiques peuvent être cités, ils ne seront pas pensés comme figures particulières d’une histoire de l’État. Il y a là-dessus de fort bons ouvrages, au premier rang desquels La Réaction thermidorienne de Mathiez. Mais la démarche ne relève pas non plus de la politique comme pensée. Sylvain Lazarus ne cesse d’insister sur ceci, que la politique est ce à partir de quoi il y a pensée de la politique. Or, il est difficile de considérer la Convention thermidorienne comme une séquence politique singulière – à la différence de la séquence révolutionnaire 1792-1794. Et même si c’était le cas, il faudrait alors la penser à partir d’elle-même, et « thermidorien » serait, non pas un possible concept générique, mais le nom d’une singularité.

La démarche est philosophique. Il s’agit de faire de « thermidorien » un concept. Le concept de ce qui se constitue subjectivement dans l’élément de la cessation d’une politique. Ce concept s’incorporera à une philosophie qui se met sous condition des politiques d’émancipation, ou, dirait Lazarus, des politiques « en intériorité ». Ce qui veut aussi dire : sous condition du caractère rare et discontinu de ces politiques, de leur inéluctable cessation, que rien ne relève.

On connaît la grande question que pose Saint-Just : que veulent ceux qui ne veulent ni la vertu, ni la terreur ? Ce vouloir énigmatique est celui qui s’approprie la cessation. Son objet est un État, un État soustrait à toute prescription par la vertu, et dont la dimension terroriste, évidemment maintenue, est entièrement différente de la terreur en son sens jacobin et révolutionnaire. Le point central est qu’au principe de vertu est substitué le principe d’intérêt.

Le thermidorien exemplaire, celui qui délivre les énoncés définitifs de la figure générique du thermidorien, est certainement Boissy d’Anglas. Son grand texte canonique est le discours du 5 messidor an III. Citons-le :

La vertu est une prescription subjective inconditionnée, qui ne renvoie à aucune autre détermination objective. C’est pourquoi Boissy d’Anglas la rejette. On n’exigera pas du dirigeant qu’il soit un politique vertueux, mais qu’il soit un représentant gouvernemental des « meilleurs ». Les « meilleurs » ne constituent pas une détermination subjective. C’est une catégorie définissable que la figure objective de la propriété conditionne absolument. Les trois raisons évoquées par Boissy d’Anglas pour livrer l’État aux « meilleurs » sont essentielles, et ont un grand avenir devant elles :

– Pour un thermidorien, le pays n’est pas, comme il l’est pour le patriote jacobin, le lieu possible des vertus républicaines. Il est ce qui contient une propriété. Le pays est une objectivité économique.

– Pour un thermidorien, la loi n’est pas, comme pour le jacobin, une maxime dérivée du rapport entre les principes et la situation. Elle est ce qui protège, et singulièrement ce qui protège la propriété. A cet égard, son universalité est tout à fait secondaire. Ce qui compte est sa fonction.

– Pour un thermidorien, l’insurrection ne saurait être, comme elle l’est pour un jacobin quand l’universalité des principes est piétinée, le plus sacré des devoirs. Car la revendication principale et légitime du propriétaire est la tranquillité.

Nous trouvons ici le triplet fondamental d’une conception objective du pays, d’une conception conservatrice de la loi, et d’une conception sécuritaire des situations. Une première description du concept de thermidorien y voit le nouage de l’objectivisme, du statu quo « naturel » et de la sécurité.

Nous savons que, pour Saint-Just, le contraire de la vertu est la corruption. Méditer sur la corruption n’est certes pas inutile aujourd’hui. Sylvain Lazarus a montré que « corruption » désigne d’abord la précarité de la politique, liée à ce que son principe réel est subjectif (la vertu, les principes). Ce n’est qu’ensuite, et par voie de conséquence, que l’on trouve la corruption matérielle. Un thermidorien est, dans son essence politique, un corrompu. Ce qui veut dire : un profiteur de la précarité des convictions politiques. Mais, en politique, il n’y a que des convictions (et des volontés).

Par ailleurs, les thermidoriens historiques sont, le dossier est clair, des corrompus au sens courant. Et ce n’est pas pour rien qu’ils viennent après l’Incorruptible. Citons l’argent anglais, qu’ils ont touché en abondance, l’extraordinaire « fromage » des biens nationaux, l’accaparement des grains. Citons le pillage militaire (Thermidor est aussi le passage de la guerre républicaine, défensive et principielle à la guerre de conquête et de rapine) et le marché des fournitures aux armées. Citons peut-être surtout leurs liens étroits avec les coloniaux et les négriers. Sur ce point, le livre de Florence Gauthier, Triomphe et Mort du droit naturel en révolution, introduit de vives lumières. Nous y retrouvons Boissy d’Anglas, dans un grand discours du 17 thermidor an III dirigé contre toute idée d’une indépendance des colonies. L’argument aura une fortune de presque deux siècles, et il sert encore aujourd’hui à Pascal Bruckner, lorsque celui-ci, dans son très thermidorien Le Sanglot de l’homme blanc, entreprend de se laver les mains en public de tout ce qui arrive aux gens et aux pays « du tiers-monde » : les peuples colonisés ne sont pas « mûrs » pour l’indépendance (i.e. : sont responsables de leur misère fâcheusement non démocratique). Cela seul à quoi ces peuples peuvent aspirer est une autonomie interne sous surveillance (i.e. : un développement contrôlé par le FMI sous condition de vrais progrès dans l’esprit « démocratique moderne »). Citons Boissy d’Anglas :

Boissy d’Anglas ne saurait trop multiplier les précautions institutionnelles concernant ces peuples encore fort éloignés de tout « effort » en faveur de la liberté. Il est cependant curieux que ces précautions visent à « calmer », par l’énergie des lois, dans ces colonies que l’on croyait somnolentes, le « mouvement révolutionnaire » :

En fait, Boissy d’Anglas ne veut que satisfaire ses amis planteurs et négriers, selon les trois maximes du thermidorien exemplaire : les colonies font partie du pays, puisque nous y avons des propriétés. La loi doit y « calmer » les ardeurs émancipatrices et indépendantistes, puisque ces propriétés sont menacées par ces ardeurs. Et enfin, un régime d’administration directe est souhaitable, puisque c’est de notre sécurité qu’il s’agit.

Mais, encore une fois, cette corruption législatrice et matérielle n’est que seconde. Encore aujourd’hui, nous voyons, en Italie comme en France, qu’un maniement purement empirique et juridique du thème de la corruption risque fort de nous amener, à la place des bandits et trafiquants installés, des bandits pires, et des trafiquants à poigne. L’idée de faire remplacer, grâce à quelques petits juges, l’argent sale par de l’argent propre est risible. On peut bien poser en axiome que, passé une certaine somme, si l’on commence à compter en dizaines de millions, tout argent capitaliste est forcément sale. Si l’on pouvait manier ingénument de telles quantités d’équivalent général, cela se saurait. Non, le thème de la corruption n’est réel que si on l’appréhende dans son fondement : la faiblesse inéluctable de la politique. Le cœur de la question thermidorienne n’est pas la dépendance évidente des politiciens thermidoriens à l’égard du lobby colonial, des agioteurs et des généraux pillards. Il est atteint quand on voit que pour tout thermidorien, qu’il soit historique ou d’aujourd’hui, la catégorie de vertu est déclarée sans force politique. Elle est un effort intenable, qui conduit nécessairement au pire : à la Terreur. Boissy d’Anglas toujours :

On remarquera d’abord que la subjectivité politique est ici renvoyée à l’ordre, et non à la possibilité de faire advenir ce dont une situation est porteuse, sous une maxime quelconque. On peut appeler cette bascule une étatisation de la conscience politique. Si on veut en saisir l’exact contraire, on se rappellera le principe de Mao Tsé-toung « Les troubles sont une excellente chose. »

On remarquera ensuite que, pour Boissy d’Anglas, « s’intéresser à » suppose un intérêt (objectif). Ici, le nom de cet intérêt est « propriété ». Mais, plus formellement, il y a l’idée que toute réquisition subjective a pour noyau un intérêt. C’est aujourd’hui encore l’argument principal, sinon unique, en faveur de l’économie de marché.

A « l’effort constant de vertu », qui est pour les grands jacobins le principe même de toute politique, Boissy d’Anglas oppose donc la connexion de l’État (de l’ordre) et de l’intérêt. Le déplacement va de l’effort vers l’intéressement.

On soutiendra alors que la subjectivité thermidorienne, qui s’enracine dans la cessation d’une politique, opère le couplage de l’État et de l’intérêt. C’est ce couplage qui prend acte de ce que la prescription politique (en la circonstance, ce qui a nom « vertu ») est désormais absente.

Dans mes termes philosophiques, on recueillera cette disposition de la façon suivante :

– Le centre de gravité n’est plus la situation, mais l’état de la situation.

– Le trajet subjectif n’est plus commandé par une maxime, et par les énoncés qui s’y rattachent à l’épreuve des situations. Il est commandé par l’intérêt que l’on porte à l’ordre étatisé. Ce qui se dira aussi : ce n’est pas le trajet aléatoire d’une vérité qui compte, c’est le trajet calculable d’une inclusion. Alors que tout trajet de vérité est une œuvre singulière, elle-même suspendue à la dimension surnuméraire d’un événement, le trajet intéressé est coextensif au placement situationnel. Un thermidorien est constitutivement (comme sujet) à la recherche d’une place.

Cela étant, un « thermidorien » ne nommera pas de façon structurale la seconde branche d’une alternative dont « procédure de vérité », ou « procédure générique », serait la première. « Thermidorien » désignera le triplet de l’étatisation, de l’intérêt calculable et du placement sous condition de la cessation d’une procédure de vérité, et dans l’élément non dialectisable de cette cessation.

Que le mode politique révolutionnaire ait eu lieu entre 1792 et 1794, et qu’il ait cessé le 9 thermidor, est constitutif de la subjectivité thermidorienne comme singularité. Étatisation, intérêt calculable et placement ne sont que des traits formels de cette singularité, dont la pensée exige qu’on pense la cessation.

Pour éclairer ici la construction du concept, je voudrais montrer en quel sens on peut soutenir que la subjectivité recouverte, à partir de 1976, du nom de « nouveaux philosophes » ou « nouvelle philosophie » mérite d’être appelée thermidorienne.

On y retrouve sans aucun doute les traits formels :

– L’étatisation prend la forme du ralliement au processus de parlementarisation, de l’indifférence aux situations non étatiques, de la coexistence pacifique au mieux, et de la complicité active au pis, avec le mitterrandisme.

– L’intérêt calculable prend la forme de l’abaissement des intellectuels, qui renoncent à toute prescription politique inventive, à toute véritable fonction critique et progressiste, pour conquérir l’espace médiatique et institutionnel.

– Le placement prend la forme d’une argumentation purement conservatrice, celle qui oppose, sous le signe des « droits de l’homme », l’excellence des démocraties occidentales à l’abomination des totalitarismes de l’Est.

Ce n’est qu’une analogie, car il est douteux que les fortes années de militantisme direct (entre 1965 et 1975) aient constitué un véritable mode de la politique. Mais cette analogie permet d’exhiber quelques caractéristiques du nouage des traits formels. Les nouveaux philosophes surgissent en effet de l’évidente cessation d’une séquence, la séquence « gauchiste », ou « maoïste », ou « soixante-huitarde ». Ce qui implique :

– qu’eux-mêmes ont été des acteurs de la séquence en question. Tous les nouveaux philosophes notoires sont d’anciens maoïstes, singulièrement d’anciens cadres de la Gauche prolétarienne. Et, de même, les thermidoriens historiques ne sont pas des aristocrates extérieurs, des restaurateurs, ou même des girondins. Ce sont des gens de la majorité robespierriste à la Convention ;

– que le jugement sur ce qu’a été la séquence est constitutif de la manière dont les traits formels thermidoriens sont investis. Ce jugement est bâti sur une désarticulation des énoncés de la séquence. Le militantisme des années 1965-1975 liait organiquement un activisme certain et des principes idéologiques au cœur desquels on trouvait le peuple (« servir le peuple »), la figure ouvrière, le réel des usines. La renégation thermidorienne des années quatre-vingt sépare l’activisme de tout principe et de toute situation et fait comme s’il n’avait été raccordé qu’aux États chinois ou soviétique. Cela seul peut expliquer le fait absolument irrationnel que la « découverte » de Soljenitsyne vaille preuve pour le thermidorien nouveau philosophe. Quel rapport entre les camps staliniens des années trente et le trajet, aveugle et magnifique, de milliers de jeunes étudiants vers les usines de notre pays, ou l’invention multiforme de nouvelles pratiques de déclaration, de manifestation, d’organisation ? Le rapport est justement la construction d’un non-rapport, d’une désarticulation. Disjoint de son contenu réel, l’activisme « gauchiste » (dont les thermidoriens étaient fort fatigués) est versé du côté de la pathologie subjective, de la fascination pour l’étatisme totalitaire, ce qui le rend, en fait, absolument opaque. L’opacité est un effet de la désarticulation. Mais c’est une opacité singulière, celle de la séquence qui a cessé.

La singularisation des traits formels se fait donc par désarticulation de la séquence politique, laquelle produit une opacité. En fait, il s’agit de produire de l’impensable, afin que la pensée elle-même soit discréditée et que ne subsiste plus que l’état des choses.

On dira que « thermidorien » nomme la subjectivité qui, dans l’élément de la cessation d’une séquence politique, en produit l’impensabilité singulière, par désarticulation de ses énoncés, et au profit de l’étatisation, de l’intérêt calculable et du placement.

L’impensabilité de la séquence signifie toujours et en même temps l’éviction de la pensée, en particulier du champ politique ; car ce qu’il y a à penser est justement la séquence. C’est ainsi que la catégorie de totalitarisme et son corrélat emphatique sur les droits de l’homme (que certains nouveaux philosophes entreprirent de « fonder ») ont plongé (en termes d’opinion publique) dans un impensable durable aussi bien l’œuvre de Lénine que celle de Mao Tsé-toung, du même mouvement par lequel elles plongeaient dans la nuit de la pensée les inventions militantes des années soixante et soixante-dix. Les séquences 1902-1917, 1920-1947, 1965-1975, qui récapitulent en discontinuité l’histoire des politiques en ce siècle, sont devenues des singularités opaques.

Boissy d’Anglas travaille lui-même assidûment à rendre inintelligible la séquence révolutionnaire. Il la réduit pour ce faire à une « convulsion violente » résultant de l’incompétence économique des masses populaires (argument qui sévit toujours) :

Le montage de Boissy d’Anglas conjoint l’irrationalité de la situation (convulsions violentes) à l’irrationalité des acteurs (le non-propriétaire fait fi des « lois de l’économie »). Il fait donc de la séquence révolutionnaire un impensable politique. La désarticulation consiste à séparer la terreur (sous le nom de « violence ») de la vertu, en utilisant pour ce faire un principe d’intérêt. Tout comme les nouveaux philosophes ont séparé l’activisme gauchiste de son contenu réel en utilisant un principe étatique d’illusion (faisant, contre tout bon sens, comme si le « moteur » subjectif avait été les illusions entretenues sur les États socialistes).

A quel point ce montage a la vie dure, nous le voyons non seulement dans son emploi répétitif dès que l’on est dans l’épreuve d’une cessation – et donc dans un moment réactif et conservateur –, mais aussi à sa présence dans l’historiographie marxiste elle-même. Car faire de l’économie le cœur du problème, évacuer les singularités politiques, faire des avatars de la taxation l’alpha et l’oméga de l’explication, telle est bien la pente de l’analyse académique marxisante de la Révolution, celle qu’anime le PCF dans les années cinquante et dont il faut convenir qu’elle est comme du Boissy d’Anglas retourné. On en donnera pour preuve cette phrase stupéfiante de Soboul : « Le 9 thermidor marque non une coupure, mais une accélération. »

En définitive, « thermidorien » est le nom de la constitution, dans l’élément de la cessation d’une procédure de vérité, d’une impensabilité de cette procédure. Cette constitution d’un impensable a, nous venons de le voir, une puissance au long cours. Elle est la matrice historique d’une destitution de la pensée.

Ceci nous permet de revenir sur la Terreur. En réalité, « terreur », pris isolément, est un des termes désarticulé de l’impensable. Le projet de « penser la terreur » est comme tel impraticable, car l’isolement de la catégorie de terreur est précisément une opération thermidorienne (tout comme l’est la tentative de penser les États socialistes du seul biais de leur dimension terroriste). C’est-à-dire une opération destinée à produire de l’opacité et de l’impensable. Isolée, la terreur devient une donnée infrapolitique, politiquement impensable. Carrière est ouverte au prêche moral contre les violences (tout comme la désarticulation de la séquence gauchiste est la vraie ressource, puisqu’elle rend la politique impensable, du prêche humanitaire, de l’éthique, du « droits-de-l’hommisme »).

Ce qui se soustrait à l’opération thermidorienne ne saurait être une maladroite tentative de justification ou d’élucidation de la terreur prise « en soi ». Procéder ainsi vous installe dans un impensé choisi par le thermidorien. Il faut examiner l’œuvre révolutionnaire comme multiplicité homogène. La terreur y est une catégorie inséparable. Inséparable, en particulier, de la vertu.

En politique, et s’agissant de la Révolution française, le préalable à toute pensée est de défaire le montage thermidorien, qui est aussi largement, il faut en convenir, le montage marxiste. Soboul a préparé Furet.

Et en philosophie ? Il faudrait enquêter sur le point difficile suivant : est-ce que, lors d’une cessation de procédure de vérité, apparaissent toujours des productions d’impensable affectant cette procédure ? La pensée a – t-elle pour loi d’endurer des montages thermidoriens où elle fait naufrage ?

Mieux vaut laisser cette question en suspens. Et terminer par une esquisse positive : celle des caractéristiques ontologiques de la procédure politique.