36.

Château d’Utelle
23 juin 1494
Six heures du matin

Dans sa cellule éclairée par la flamme de la torche, Luquine se tordait au sol dans des mouvements convulsifs, le ventre noir, traversé d’ondulations fantasques. Elle aurait voulu hurler de douleur, mais Raphaël l’en avait empêchée à l’aide d’un bâillon que, dans son état, elle n’avait pu refuser.

Il la tenait à merci, regardait le diablotin qu’il avait engendré déformer sa peau tendue, y imprimer la marque d’une main ou d’une joue, grandissant à vue d’œil désormais. Une part de lui était fascinée, cette part obscure que l’usage du grimoire avait éveillée. L’autre était terrifiée.

Ce ne sera plus très long, comprit-il devant les contractions de son pubis dénudé.

Elle le couvrit d’un regard chargé de haine, de soif de vengeance. Il ne s’en laissa pas intimider.

Bientôt la potion serait prête. Bientôt il serait en mesure de la tuer et, par là, de délivrer ses fils de son emprise.

Cela la rendait folle. Mais elle ne s’avouait pas encore vaincue.

Elle se rejeta sur le dos, croisa les jambes, serra les cuisses, retenant le plus possible cette chose en elle.

— Si tu crois que je vais te laisser faire, se moqua-t-il en se détachant de la porte contre laquelle il s’était adossé, patient.

Il s’approcha d’elle, s’accroupit.

— Tu noteras que cette fois c’est toi qui te tortures et moi qui cherche à te soulager. Tu ne vas pas me reprocher un peu de compassion.

Elle grogna, fulmina, le repoussa des pieds, des mains, bien qu’il ait tendu ses chaînes, fait en sorte de limiter les mouvements de ses bras. Il lui écarta les chevilles sans ménagement, força ses cuisses à rester ouvertes.

Une odeur de soufre envahit la pièce. Il vit un crâne écarlate affleurer son buisson, l’écarteler.

— Un petit effort, encore, mon joli, l’appela-t-il.

Le diablotin s’expulsa d’un coup de ce ventre humide. Dans un flot de sang noir, grouillant de vermine.

Raphaël accusa un mouvement de recul. Pas devant cette masse gluante et putride, mais devant ces deux bras, ces deux jambes, ce torse, cette tête. Il ne s’attendait pas que le démon ressemblât tant à un enfant, à l’un de ses enfants, fût-il à peine plus gros que sa main.

Cela ne change rien. Il doit mourir. Remplir mon chaudron de son sang.

Il ne devait pas éprouver pour cette créature plus de pitié qu’envers Luquine.

S’il échouait à confectionner cette potion, il ne pourrait pas la tuer. Elle resterait sa prisonnière, certes, mais ses fils seraient maintenus aux portes de l’enfer. Susceptibles d’y basculer à tout moment. Et plus encore si la mort venait à le frapper, lui, avant qu’il n’ait pu trouver un autre moyen de les en arracher. Qui sait si, alors, ils ne libéreraient pas eux-mêmes leur mère, ne participeraient pas à l’avènement du diable ?

Il ne pouvait prendre ce risque. Il sortit son couteau. Une fois qu’il aurait coupé le cordon qui reliait Luquine à ce diablotin, il n’aurait que quelques secondes pour se replier. Selon le grimoire, elle allait bénéficier pendant un court moment d’un accroissement de sa puissance, le reliquat de cette substance maléfique dont l’enfant démon s’était nourri et qui allait se répandre en elle.

Il savait qu’elle ne laisserait pas passer cette chance, infime, trop courte, de le détruire. Ce serait elle ou lui. Il espérait seulement que ces murs sauraient étouffer ce sursaut maléfique comme jusque-là ils avaient contenu sa sorcellerie.

D’un geste vif, il tira le petit démon à lui. Il la vit remonter ses genoux, son buste. Ses paumes plaquées au sol, ses bras raidis derrière elle, ce regard débordant de soif de vengeance : tout lui indiqua qu’elle était prête à bondir.

— Tu n’auras que cette occasion, Luquine. Ne la rate pas, la défia-t-il pour lui donner à comprendre qu’il s’y était préparé.

Il empoigna le nourrisson, se prépara à rompre leur lien. Il suspendit pourtant son geste, saisi. Le diablotin avait relevé les paupières et le fixait de ses yeux jaunes. Chargés de haine.

Comme Luquine.

Il comprit en une fraction de seconde.

Elle le contrôle.

Le temps qu’il le rejette en arrière, une langue sifflante était sortie de cette bouche enfantine. Le diablotin s’écrasa sur la pierre. À l’endroit où son venin s’était dispersé, le roc se fendillait dans un crissement acide.

Furieux, Raphaël décocha un coup de pied dans la face réjouie de Luquine, l’envoyant battre le sol dans un craquement de vertèbres. D’une main il arracha son épée du fourreau, de l’autre il ramassa la couverture qu’il avait apportée. Il la jeta sur le petit monstre, l’aveuglant de son épaisseur, puis trancha net le cordon ombilical.

Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière et d’ouvrir la porte dans le crépitement soudain dément de la torche. Ragaillardie, Luquine avait bondi sur ses pieds, des éclairs dans les yeux. Mais il était déjà trop tard pour que sa rage l’atteigne.

Réfugié derrière le battant refermé, Raphaël entendit le bruit sourd d’un moellon touchant terre, comprit qu’elle avait réussi à arracher l’une de ses chaînes. Puis plus rien.

Il compta les secondes, le souffle court. Rien ne bougea plus. Pas même la petite créature étouffée par la couverture.

C’était terminé. La geôle avait résisté.

Il entrouvrit la porte. Luquine était à quatre pattes, échevelée, les poignets et les mollets toujours enferrés, même si l’une des chaînes était à terre. Elle s’était débarrassée de son bâillon, ahanait d’une fureur sans effets.

Elle releva la tête en entendant jaillir des pleurs de nouveau-né.

Tout aussi surpris, Raphaël souleva le tissu. Il n’enveloppait plus qu’un enfant minuscule. D’apparence normale cette fois.

Mais il ne se laissa pas tromper.

Cette chose n’était pas humaine.

— Sois maudit ! cracha-t-elle devant son air vainqueur.

Il était déjà dehors.