46.

Maison de Séverine
23 juin 1494
Une heure quarante-cinq de l’après-midi

— Mère ?

Ses fers de ventrière à la main, Séverine pivota en direction de la porte de sa chambre, une jolie pièce au mobilier en bois tourné.

— Adélys, l’accueillit-elle dans un sourire. Quelle heureuse surprise !

Adélys la rejoignit près du coffre ouvert d’où elle tirait son nécessaire.

— Je ne suis pas seule. Hersande a tenu à m’accompagner pour prendre de vos nouvelles.

— Oh… entrez donc, lui lança Séverine en pressant sa fille contre son cœur.

Le ton de sa voix alerta Hersande qui escomptait surtout par sa visite voir les enfants de Myriam. Antoine n’ayant ni ses yeux ni ses oreilles dans sa poche, elle espérait qu’il aurait noté un comportement étrange de la part de Célestin. Une attitude, une parole qui le montreraient moins innocent que de coutume, quand elle, tout à son affliction, n’avait rien remarqué la veille. Or, elle n’avait vu ni Margaux ni son frère dans l’atelier quand elles étaient entrées.

Elle attendit que les deux femmes se soient écartées pour demander :

— Un souci, Séverine ?

La ventrière désigna sa besace, y fourra l’instrument qu’elle n’avait pas lâché.

— Myriam… Le moment est venu et cela ne se présente pas bien.

— Que s’est-il passé ? s’enquit Hersande, les sourcils froncés.

— Une mauvaise chute. Elle saigne, d’après ce que m’a dit Catherine.

— C’est grave, donc.

La ventrière se pinça les lèvres, regagnée par son inquiétude.

— Pour l’enfant, oui, je le crois. Pour elle, je ne sais pas. Catherine a emmené Margaux et Antoine pour les confier à maître Benoît.

— Le tailleur de pierre ? tressaillit Hersande.

— Il semble qu’il se soit rapproché de Myriam ces jours derniers.

Séverine cueillit la joue d’Adélys dans sa paume, planta son regard dans le sien.

— Je suis navrée, ma fille, mais je ne peux t’accorder que le temps du trajet jusqu’à l’auberge. Les enjeux sont trop grands. Tu comprends, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, mère. Je comprends tout à fait. Myriam est comme ma sœur, vous le savez… et je serai heureuse de vous aider à la délivrer. Que cet enfant vive ou non.

— Malgré ce bandage ? s’inquiéta-t-elle en lui soulevant la main.

— Ce n’était qu’une entaille et le baume d’Hersande l’a déjà aidée à se refermer. Je ne garde cette gaze que par précaution.

Séverine l’embrassa au front.

— Dans ce cas, tu me seras fort utile. Et je profiterai de toi tout en m’occupant d’elle. Allons…

— Je vous accompagne, décida Hersande.

Quelques secondes plus tard, elles se retrouvaient dans la rue ensemble, sous la masse imposante du donjon, et coupaient au plus court pour atteindre l’auberge.

— J’ai beaucoup pensé à vous, à toi, Adélys, en apprenant ce crime odieux. Vous en remettez-vous au sanctuaire ? demanda brusquement Séverine à sa fille en tournant à l’angle de l’église.

Adélys trottinait d’un pas pressé pour se maintenir à sa hauteur, comme Hersande.

— Autant que possible, mère. Nous avons toutes été choquées, mais nous nous devons à nos tâches et continuons de prier pour le repos de cette malheureuse.

Séverine soupira lourdement.

— Tout de même ! En accuser Célestin ! C’est le monde à l’envers ! Rassurez-moi, Hersande, vous ne croyez pas un seul instant qu’il ait pu faire une chose pareille ?

— Ce que je crois a bien peu d’importance, je le crains.

Séverine lui décocha une œillade agacée.

— Vous vous rendez au château pour vos comptes ? Parlez au baron. Contraignez-le à relâcher ce pauvre hère et à chercher le vrai coupable de ce meurtre. Ne serait-ce que pour nous protéger, tous, ici, à Utelle, de sa menace.

Hersande soutint le feu de son regard.

— Raphaël n’a pas le pouvoir d’exiger sa libération, Séverine.

— Taratata ! Vous le savez aussi bien que moi. Que nous tous ici. La viguerie est sous la juridiction du duché de Savoie. Et qui est proche de la régente ? Le baron Raphaël ! Le viguier travaille donc pour le baron, quoi qu’il prétende, bougonna Séverine, en accélérant encore le pas pour éviter que les habitants qui vaquaient sur la place ne l’interrompent.

Hersande devina qu’elle n’avait entamé cette discussion que pour tromper son sentiment d’urgence.

Elles longèrent la forge, saluèrent le ferronnier qui s’activait au-dessus du foyer à grands coups de marteau. Le bruit s’atténua. Séverine reprit :

— Le baron fait ce qui lui chante. Il décide ce qu’il veut et, depuis la mort de dame Luquine, il montre un visage qui nous déplaît à tous ici…

Son œil qui délignait à présent les contours des premiers bâtiments de l’auberge se rétrécit plus encore.

— … Vous voulez que je vous dise ? Il se serait mis à commercer avec le diable que je n’en serais pas autrement surprise.

— Comme vous y allez, Séverine ! s’indigna Hersande, bien qu’une part d’elle partageât son avis.

L’envolée de la ventrière retomba à peine.

— Trouvez-lui une meilleure raison que celle-ci pour retenir un innocent au cachot quand on écharpe, mutile d’un côté et incendie de l’autre ! Non, je vous l’affirme, Hersande. Il se passe de drôles de choses au château et c’est heureux que vous vous y rendiez pour en juger par vous-même.

— Je n’y manquerai pas, ni de m’enquérir de Célestin auprès du baron et du viguier.

Viguier auquel elle entendait bien de toute façon demander des comptes sur son silence après la découverte du corps de l’Égyptienne.

Un vent chaud aux senteurs de chèvrefeuille balaya à cet instant son visage. Elles venaient d’entrer dans la cour arrière, de voir la porte de la cuisine s’ouvrir à l’autre bout.

Adélys se mit à courir devant elles.

Et comme Séverine, Hersande ne songea plus qu’à découvrir pourquoi Jacquot, défait, tordait si méchamment son bonnet.