57.

Vestiges de l’auberge Le Fumet des cimes
23 juin 1494
Onze heures du soir

Les hommes ruisselaient autour de Benoît. Casqués par des trombes d’eau, l’arête du nez servant de gouttière, le visage penché vers les décombres, ils respiraient à peine. Ils défiaient le vent tourbillonnant qui interdisait toujours aux nuages de quitter la vallée, déblayant sans relâche, à la lueur dantesque des éclairs d’un bleu glacier qui zébraient la montagne. Refusant de penser qu’à tout instant l’un d’entre eux pouvait se retrouver immolé.

— Êtes-vous sûr de l’endroit ? s’enquit une nouvelle fois le prieur Grimaldi en s’arrachant la voix pour couvrir le tumulte.

Benoît hocha la tête.

Bien qu’ayant cessé d’avoir le moindre doute, il persistait à refaire ses calculs sans répit, se fondant sur les angles des murs tronqués, sur l’arche branlante d’une porte, sur l’emplacement de l’un des fours, miraculeusement épargné. Chaque fois il arrivait au même résultat : l’escalier qui descendait à la glacière se trouvait sous l’éboulis du mur mitoyen de la cuisine.

Juste là, sous ses pieds.

Ils avaient déjà évacué tuiles brisées, poutres et poutrelles, scié et écarté les morceaux de la charpente. Ils n’en étaient plus qu’à la dernière épaisseur, constituée par les moellons.

Il est temps de s’assurer que tout cela n’est pas vain, décida-t-il, rongé par une anxiété nourrie d’espoir.

Il se redressa, offrit son visage aux éléments déchaînés, héla les trois hommes les plus proches.

— Cognez au sol, aussi fort que vous le pourrez. Trois coups puis deux puis trois, puis deux… et tendez l’oreille. Recommencez régulièrement, ordonna-t-il lorsqu’ils furent devant lui.

Ils acquiescèrent, se mirent aussitôt à leur nouvelle besogne.

Ils touchaient au but, il en était certain, mais serait-ce à temps ? Si, en s’effondrant, le plafond de la salle à manger avait recouvert la montée d’escalier, il savait aussi que chaque caillou ôté offrait un nouveau passage à l’eau, transformant la glacière en citerne.

— Aidez-moi, demanda-t-il au prieur qui, comme tous, ne ménageait pas sa peine.

Grimaldi s’accroupit, entreprit de dégager les pourtours de la pierre que Benoît cherchait à soulever. Prise par des dizaines d’autres, plus petites, elle refusait de bouger.

— Elle semble faire bouchon. Vous ne craignez pas qu’en la retirant l’eau déferle d’un coup en bas ? cria-t-il.

— Si ! Mais nous n’avons pas le choix.

Grimaldi dégagea le dernier morceau qui gênait.

— C’est quand vous voulez.

Benoît allait réessayer lorsque l’un des hommes chargés d’établir le contact se mit à hurler.

— Ils répondent ! Noël ! Ils répondent !

Benoît sentit la main du prieur se refermer sur son épaule. Il se dégagea avec douceur. Chaque seconde que ces hommes autour de lui prenaient à s’accoler était une de perdue pour les prisonniers.

— Nous nous réjouirons plus tard, mon père. Si ce déluge le permet.

— Vous avez raison. Nous ne devons pas nous relâcher.

Le prieur Grimaldi plongea ses mains sous le bloc pour faire levier.

— Je suis prêt. Allez-y.

Benoît s’échina sur la pierre.

— Elle résiste toujours, la bougresse ! rugit-il, les muscles tétanisés sous l’effort.

— Elle doit être plus grosse que ce que l’on en voit…

— Sûrement.

Il insista, avant de s’immobiliser brusquement au geste du prieur.

— Écoutez…, s’écria Grimaldi, certain d’avoir perçu une voix étouffée.

Benoît s’agenouilla, colla son oreille juste à côté de la sienne. Ensemble, ils s’efforcèrent de faire abstraction du vacarme de la pluie sur les gravats.

— Ils sont là ! Juste là, je te dis ! finirent-ils par entendre.

— Antoine ! C’est Antoine, affirma le prieur en se redressant le premier.

Benoît esquissa un sourire. Lui aussi avait reconnu le timbre aigrelet du garçonnet.

Ne pas me laisser distraire, emporter par la joie. Pas encore… d’autant qu’en retirant ce moellon d’autres peuvent s’effondrer sur les enfants.

Il colla ses lèvres au sol, hurla à son tour :

— Écarte-toi, petit ! Rejetez-vous tous au fond !

Il leur laissa quelques secondes, le temps de se relever et de se remettre en position, puis, de nouveau, tenta de décoller le bloc.

— Je n’y arriverai pas ainsi, comprit-il à la troisième tentative.

— Des barres ! Vite ! réclama le prieur, arrivé au même constat.

Deux hommes accoururent, munis de fers.

— Ici… et là, leur indiqua Benoît en désignant les points d’appui des leviers.

Quelques secondes plus tard, la pierre était rejetée par côté, dégageant un orifice suffisant pour laisser passer les petits.

La tête d’Antoine apparut soudain, puis ses épaules.

— Benoît, Benoît ! s’époumona-t-il, soulagé.

Benoît le souleva dans ses bras. Il voulut l’y serrer, mais le garçonnet le repoussa.

— Faut faire vite. L’eau arrive aux épaules de maman.

Saisi par l’urgence, Benoît s’en fut à pas vifs le confier au maire qui accourait pour l’emmener au sec. Il le lui déposait dans les bras lorsqu’un cri le fit se retourner. Le prieur Grimaldi et Jean le ferronnier essayaient de dégager Margaux. Elle avait réussi à passer la tête et la poitrine mais restait coincée à hauteur des hanches.

— Benoît ! hurlait la fillette, terrifiée.

— Tout ira bien, je te le promets, bonhomme, lança Benoît à Antoine avant de repartir en courant.

Revenu au bord du trou, il s’accroupit au niveau du visage de la fillette.

— Cesse de t’agiter. On va te sortir de là. Dis-moi plutôt qui se trouve en bas…

Margaux s’efforça au calme. Le prieur et le ferronnier dégageaient quelques pierres autour d’elle. Le panetier avait tendu sa pèlerine au-dessus de sa tête pour la protéger de la pluie, l’aider à mieux respirer. Et Benoît pressait sa main avec tendresse.

Elle inspira profondément.

— Maman, Jacquot et ses trois filles. Séverine a été tuée.

Benoît refusa de s’émouvoir. Il ne devait avoir en tête que les vivants, seulement les vivants, et l’image de Myriam se tordant de douleur en couches ne cessait de l’obséder.

— C’est bon ! annonça le prieur.

Le panetier s’écarta.

— Des blessés ? demanda encore Benoît en extrayant enfin Margaux.

Elle s’accrocha à son cou, secoua la tête.

— Légers. Tout le monde va bien. Mais ça ne va pas durer…

— Oui, nous savons. L’eau monte vite. Nous allons agrandir le trou, affirma le ferronnier en saisissant déjà l’une des barres de fer.

— Non, non. Pas encore. Posez-moi, Benoît, supplia la fillette.

Il obtempéra, la vit se précipiter au bord et s’y agenouiller en hurlant :

— C’est bon, maman ! Ils vont vous sauver ! Passe-moi Marie.

Bouleversé, Benoît vit deux mains jaillir.

Et entre elles, un petit être dodu qui s’époumona lorsque sa sœur l’emporta.