58.

Chemin de Notre-Dame
23 juin 1494
Onze heures trente du soir

La pluie avait cessé. D’un coup. Dans une bourrasque qui avait courbé la cime des grands pins encore debout. Décrochés enfin de la vallée, les nuages roulaient à présent vers l’est. Ne restaient plus, de-ci, de-là, que quelques gouttes qui se détachaient des branches agitées par le vent. Et, dans ce ciel de traîne, le visage rond de la lune.

C’est fini… Très Sainte Mère, merci de m’avoir épargnée une fois encore, murmura Camilla devant ce spectacle désolant.

Le séisme l’avait surprise à mi-chemin du village. Ne pouvant espérer aucun refuge sur cette sente à flanc de montagne, elle avait cru sa dernière heure venue. Lors, elle s’était assise et, tout en recommandant son âme à la Madone, avait attendu sa fin.

Quand le tremblement de terre s’était arrêté, elle avait ouvert les yeux, incrédule. Son long corps maigre, encerclé par des amas de pierres et de branches, était indemne.

Sa première réaction, après en avoir remercié la Vierge, avait été de remonter pour porter secours aux nonnes. Mais elle s’était immobilisée au bout de quelques pas. Elle ne souffrait plus, ne boitait plus depuis qu’elle avait pris la décision de quitter le plateau et d’agir. Preuve pour elle que la Madone lui donnait sa bénédiction. Comment pouvait-elle maintenant douter d’elle ? Douter qu’elle eût également protégé les âmes du sanctuaire ?

Elles sont sauves. À l’abri, s’était-elle convaincue en reprenant son chemin vers Utelle, défiant tout ce qui ferait obstacle à sa ténacité et à sa foi, inébranlables.

Lorsque la pluie avait commencé à tomber, elle n’était plus qu’à quelques pas de la source. Ahurie, elle avait découvert que le dais de tuiles qui en protégeait l’accès était toujours intact. Devant la violence du déluge, elle s’y était réfugiée.

La Madone l’avait protégée. Des heures durant, Camilla n’avait eu à souffrir que de l’humidité. À présent que l’orage s’éloignait, elle se sentait plus vive que jamais.

Elle étira ses jambes, craignant un regain de cette douleur qui l’avait épuisée des mois durant, mais il n’en fut rien. Le mal l’avait bel et bien quittée. Elle sortit de son abri et s’en fut s’immobiliser de l’autre côté du sentier.

D’ordinaire, en plein jour, on bénéficiait là d’une vue plongeante sur Utelle. Las, malgré la clarté lunaire, elle ne put évaluer l’ampleur des dégâts. Elle ne distinguait au loin que quelques silhouettes, et peinait à reconnaître ce paysage qui lui était jadis si familier. Sa seule certitude fut celle d’un grand vide en place du clocher de Saint-Véran.

Elle frissonna.

Inutile de se leurrer. Ils ont été touchés. Qu’en est-il de Myriam, d’Hersande à cette heure ? Combien de temps me faudra-t-il encore à escalader des blocs, à contourner des branches avant de le découvrir ? Cette pluie n’a pas dû arranger l’état du chemin, soupira-t-elle, avant de se ressaisir.

Pardonnez-moi, Très Sainte Mère. Vous veillez sur elles comme vous veillez sur le sanctuaire et sur moi, je le sais.

Elle reprit sa marche, refusant d’embraser la torche qui pendait à sa ceinture pour pallier le manque de clarté lorsque la lune disparaissait derrière un nuage. Elle avait trop souvent besoin de ses deux mains pour dégager le passage. Comme si le nombre de débris qui encombraient la sente n’était pas suffisant, des torrents d’eau sale et de boue dévalaient des hauteurs. Elle dut relever sa bure, tremper ses souliers, se retenir à la paroi pour les traverser sans être emportée. Une fois, deux fois.

À la troisième, elle franchit la coulée sans ralentir l’allure.

Elle approchait d’un lacet, ravie de son regain d’assurance, quand son regard accrocha les cadavres de deux mules sur le bas-côté. L’une gisait, à demi éventrée par la chute d’un roc, l’autre était encore attachée à un arbre sectionné en deux.

La pauvre bête a dû tenter de s’en libérer. Elle n’a réussi qu’à s’étrangler avec sa corde, comprit-elle, inquiète du sort de son propriétaire.

Elle approcha, sentit aussitôt son cœur se tordre dans sa poitrine.

La selle d’Hersande ! Doux Jésus, c’est la selle d’Hersande !

Affolée, abandonnant toute prudence, elle se précipita sur l’animal. La mule avait mis du temps à mourir. Sa langue pendante, ses yeux révulsés l’attestaient. Crispée sur son angoisse, Camilla en fit le tour, autant que le lui permettaient les débris végétaux.

Personne.

Fébrile, comprenant que l’autre monture était celle d’Adélys, elle se mit à chercher dans l’éboulement.

Rien… Pourtant elles se sont arrêtées là. Avant le séisme. Au moins Hersande. J’ai reconnu sa manière de nouer le licol.

De plus en plus terrifiée, elle plaça ses mains en porte-voix, cria :

— Hersande ! Adélys ! M’entendez-vous ?

Elle retint son souffle, guetta.

Seul le murmure du vent s’ajouta au ruissellement de l’eau. Elle approcha du bord, recommença, plus fort.

— Hersande ! Adélys ! M’entendez-vous ?

À la troisième tentative, il lui sembla percevoir un gémissement en contrebas. Si faible pourtant qu’elle se prit à douter.

Je dois aller vérifier… mais cela ne va pas être facile, jugea-t-elle au fatras qui lui barrait le passage.

Elle entreprit de descendre prudemment, en se tenant aux plus grosses branches. Elle ne put s’empêcher pourtant de glisser sur une plaque de boue. Elle se rattrapa de justesse, empêtrée par la longueur de sa robe, attendit que les battements de son cœur s’atténuent, puis, tant bien que mal, enjamba un tronc abattu.

Craignant de déraper à nouveau, elle s’y adossa.

— Hersande ? Adélys ?

Un râle discret s’éleva plus bas, sur sa droite.

Elle fouilla le versant du regard.

Les troncs s’y enchevêtraient, les racines y saillaient, seuls les argousiers et les châtaigniers en touffe étaient encore debout, mais dévastés, écrasés par les couronnes des sapins.

Comment être certaine d’y trouver quelqu’un avec cette clarté que les nuages me volent par intermittence ?

Elle allait se décourager lorsque son œil s’attarda sur une silhouette près d’un gros rocher, dans une vaste fondrière. Une silhouette recroquevillée, à demi couverte par des ramures. Elle hésita. À cette distance, avec si peu de lumière, une branche pouvait aussi bien donner l’illusion d’un corps.

Prendre le risque de glisser, de m’écraser dessus ? Sainte Mère, éclairez-moi de votre prescience, supplia-t-elle.

La lune réapparut, déligna le détail d’une main.

Le cœur suspendu, elle descendit la ravine à pas comptés, peinant à garder l’équilibre. Elle parvint enfin juste au-dessus de la nonne, en reconnut les formes généreuses.

— Hersande !

Camilla dévala la pente, plus douce, qui les séparait encore.

C’est alors qu’elle remarqua, horrifiée, cette tuméfaction qui défigurait l’herboriste.