70.

Grotte du diable
24 juin 1494
Une heure cinquante du matin

Depuis quelques minutes déjà, Claudio Grimaldi transpirait la terreur. La femme qu’il avait vue entrer dans la salle souterraine derrière Luquine ne ressemblait plus à celle qu’il avait aimée. De la jouvencelle à la beauté pure, il ne restait qu’un visage froid, amer, parsemé de croûtes jaunes, aux yeux blancs, aux dents pointues. Un visage autour duquel, en place de cette blondeur magnifique, sifflaient à présent de fins serpents. Ce n’était plus Adélys. Même si c’était toujours par sa voix que le monstre l’appelait pour répondre aux ordres de sa maîtresse.

Il s’était souvenu de ses lectures mythologiques. Même s’il ne pouvait attribuer la transformation de la nonne qu’à la magie noire, il savait à présent que c’était face à une gorgone qu’il se trouverait. Une gorgone qui se rapprochait de lui, adossé au mur derrière une épaisse rangée de piliers avalés par l’obscurité.

Confiné dans cet espace étroit, les genoux repliés, il enveloppait Marie de ses bras, n’osant bouger de peur de la réveiller.

L’œil entre deux concrétions, il regardait le baron s’opposer avec force et habileté à la lame noire que Luquine avait arrachée du creuset. Elle encaissait toujours les jets de flèches, préférant visiblement combattre son époux que s’occuper de Benoît et du viguier.

Abattez-la ! Abattez-la avant qu’Adélys ne surgisse ! priait-il, conscient pourtant de ses maigres chances.

Elles s’amenuisèrent d’un coup lorsqu’il perçut une voix, à une dizaine de pas de lui :

— Cette odeur de transpiration et d’encens. Oui… Te voilà enfin, ma gargouille. Ne bouge pas. Ne bouge surtout pas et ferme les yeux. J’ai bien l’intention de jouir de ton jonc, quitte à ne figer que lui.

Il ruissela d’une sueur aigre, frappé d’un sursaut de conscience : Adélys était toujours là, derrière ce masque hideux.

Elle ne m’a aimé que parce que ma laideur faisait écho à la sienne, celle de l’intérieur qu’elle a su si bien cacher, songea-t-il, bouleversé de honte et de remords.

Un long tremblement lui vrilla le corps, provoquant ce qu’il avait craint : Marie s’éveilla et se mit à pleurer.

Il se recroquevilla au-dessus d’elle, baissa les paupières, les crispa dans un accès de bravoure. Il faudrait qu’Adélys lui arrache les bras pour s’emparer de la petite.

Il entendit les concrétions éclater devant lui, sentit des mains cupides se glisser sur ses cuisses, tenter de les écarter, de se faufiler dans le moindre interstice que lui laissait son corps noueux, tétanisé, pour atteindre son vit.

Il ne lui céderait rien. Il n’éprouvait plus de désir. Son jonc était aussi ratatiné que lui.

— Donne-le-moi, ma gargouille. Tu me l’as toujours refusé en entier. Donne-le-moi. Je veux qu’il me reste jouet quand tu seras pétrifié, susurra-t-elle, l’horrifiant plus encore.

Était-ce bien là cette enfant de la Madone que tous au village avaient révérée ? Comment avait-elle pu devenir cette chose lubrique, calculatrice, impitoyable ? Il fut soudain convaincu que c’était elle qui avait assassiné la messagère. Qui d’autre, puisque ce n’était le baron et que Luquine était emprisonnée ? Comment avait-il pu clouer cette main, se laisser abuser ?

Il n’avait été que sa chose.

Et pourtant c’est toi qui l’as créée, lui jeta sa conscience au souvenir de ces jeux auxquels il l’avait initiée.

Il entendait siffler les serpents autour de son oreille, sur le haut de son crâne. Mais il ne bougeait pas, emprisonnait les pleurs de Marie entre ses bras noués. Il l’étoufferait plutôt que de la lui donner.

— Ne me force pas à te faire mal, ma gargouille. Je t’aime, tu sais. Je pourrais encore te sauver, insista-t-elle.

Il résista. Il claquait des dents, se mit à prier. À prier la Madone de sauver Marie, comme elle l’avait aidée à naître, à l’abri du séisme. Il pria de toute son âme.

Il perçut le sifflement aigu des serpents qui couraient sur son cou, sentit soudain une morsure, puis une autre et une autre. Il eut l’impression brusquement que l’enfer se répandait dans sa nuque, dans ses membres, refoulait sa résistance dans le tréfonds de sa volonté vacillante. Il releva la tête, écarta les bras en pleurant, resta là, immobile, crucifié, luttant intérieurement tout en se sachant vaincu.

— Te voilà enfin, ma beauté. Ouvre les yeux. Regarde tante Adélys, siffla la gorgone.

— Nooonnn !

Il reconnut la voix de Myriam, puis celles de Camilla qui suppliait Adélys de racheter son âme, de Jacquot qui implorait.

Tous trois se rapprochaient à vive allure, espérant encore sauver Marie au mépris de leur vie, et il s’en voulut plus encore de s’être laissé si misérablement corrompre.

Il ne parvint pas à ouvrir la bouche pour leur demander pardon. Encore moins à relever les paupières, se douta qu’Adélys les avait soudées par quelque enchantement. Il s’en épouvanta plus encore. Nul doute qu’une fois débarrassée des importuns elle lui arracherait cette jouissance trop de fois refusée.

Et puis soudain Marie cessa de pleurer et le hurlement de Myriam lui déchira la poitrine.

C’est fini, comprit-il.

Tout aussitôt, la mobilité revint dans ses membres, ses paupières se détendirent.

Allons, affronte ce que tu as créé et meurs en brave, décida-t-il en puisant en lui un élan de courage.

Il ouvrit les yeux, les écarquilla plus encore.

Fraîche et rose, Marie souriait, l’œil dans celui de la gorgone pétrifiée.