Lilith était persuadée que la navette Kraepelin III allait s’écraser sur la Lune. Elle n’avait pas peur de mourir : elle côtoyait la mort depuis toujours. Elle jeta le bistouri qu’elle avait utilisé pour tuer le docteur Kurada et poussa son cadavre du pied. Il y avait du sang partout. Elle avait du mal à garder son équilibre ; la navette tanguait de plus en plus. Elle se laissa tomber dans un siège face au tableau de bord. Elle ne savait absolument pas à quoi servaient toutes ces manettes et tous ces écrans. Elle ferma les yeux dans l’attente de l’impact.
Elle l’attendit longtemps, sans aucun regret pour Paradice, le monde insensé qu’elle venait de quitter. Elle fut brusquement arrachée de son siège et se retrouva en train de flotter dans le vide. Les lumières faiblissaient. Rien d’étrange à cela. L’allure de plus en plus vertigineuse de la navette avait dû griller toutes les réserves d’énergie. La gravité artificielle ne fonctionnait plus et l’habitacle allait bientôt être plongé dans l’obscurité. Ce qui l’angoissa un peu. Elle aurait préféré être broyée par les tôles plutôt que mourir étouffée. Mais elle ne pouvait pas choisir. Le cadavre de Kurada qui flottait à côté d’elle la dégoûtait. L’absence de gravité provoquait une ultime et étrange érection. Elle avait quasiment châtré le psychiatre japonais d’un coup de dents et le moignon restant se dressait entre ses jambes. C’était une vision répugnante.
Elle ferma les yeux, mais ça ne servait plus à rien. Les dernières lumières s’éteignirent ; l’oxygène vint à manquer. Existait-il une solution pour mourir plus vite ? Peut-être pas. L’étouffement suivait des phases naturelles. Ses mains flottaient, quasiment privées de sensibilité : impossible de s’étrangler elle-même, en admettant que cela soit faisable.
Elle tomba brusquement sur le dos. La gravité était revenue, tout comme la lumière. Le sang de Kurada, qui s’était fragmenté en gouttelettes semblables à des bulles de savon, retomba sous forme de pluie. Une voix métallique, artificielle, jaillit d’un haut-parleur :
— Lune à Kraepelin III. Nous avons enclenché l’atterrissage automatique. Mettez vos combinaisons et restez assis jusqu’à l’ouverture des écoutilles.
Une deuxième voix, humaine, avec un fort accent, ajouta dans un anglais scolaire :
— Kraepelin III, vous avez apparemment subi des dommages. Nous allons essayer de vous faire alunir le plus délicatement possible, mais ça va tout de même secouer. Vous allez vous poser loin de la base. Nous viendrons vous récupérer. En attendant, mettez vos combinaisons.
— Quelles combinaisons ? se demanda Lilith en se redressant péniblement, tout endolorie. Un panneau aussi grand qu’une porte d’armoire s’était ouvert dans la paroi de la navette. Trois combinaisons étaient suspendues à des cintres. Celles des membres de l’équipage venus en reconnaissance sur Paradice pour les festivités de l’an 3000.
Lilith était épuisée et mal en point, mais encore bien lucide. Elle comprit ce qu’elle devait faire. Elle enfila sur ses habits tachés de sang une veste et un pantalon, raccordés à la taille par une fermeture Éclair. Puis le blouson avec les bouteilles d’oxygène. Avant de coiffer un des casques et de le raccorder aux tuyaux, elle se demanda si elle pouvait communiquer avec la base. Elle s’approcha d’un micro.
— Vous m’entendez ? demanda-t-elle hésitante.
La voix humaine lui répondit aussitôt.
— Oui, bien sûr…Votre transmetteur sous-cutané m’indique que vous êtes l’infirmière connue sous le nom de code Lilith. Ne vous inquiétez pas, infirmière. Il y a d’autres combinaisons. Le docteur Kurada sait où elles se trouvent. Dépêchez-vous.
— Le docteur Kurada est mort.
La voix exprima plus de perplexité que de peine.
— Mort ?
— Oui.
— Et ses assistants ?
— Morts également.
— Nous redoutions quelque chose de ce genre. Infirmière, enfilez la première combinaison venue et calez-vous le mieux possible. L’alunissage a lieu dans trois minutes. Nous venons vous chercher.
Lilith raccorda les bouteilles d’oxygène à son casque. Elle se dit qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de s’asseoir dans le fauteuil principal. Elle attacha soigneusement la ceinture de sécurité et attendit. De sa place, elle ne distinguait pas bien le hublot. Il paraissait entièrement occulté par la surface blanche de la Lune. La navette devait probablement voler en rase-mottes.
Malgré quelques embardées, le choc ne fut pas si terrible. Lorsque la navette s’immobilisa, le nez planté dans le sable, Lilith détacha sa ceinture et se leva. Elle devait avoir quelques minutes de répit et en profita pour récupérer le bistouri ensanglanté. Elle l’essuya contre le rembourrage d’un fauteuil et le cacha dans une chaussure avant de la zipper à sa combinaison.
Il lui fallait maintenant sortir, mais elle ne savait pas comment. Aucun bouton ne paraissait correspondre à cette manœuvre. Un chuintement, suivi d’un grincement, mit fin à son hésitation. Tandis que les lumières s’éteignaient de nouveau, une section de paroi glissa vers le haut. Un paysage lunaire se découpa devant Lilith. Une passerelle avait automatiquement jailli de la carlingue. Elle n’atteignait pas tout à fait le sol car la navette s’était posée de guingois, une aile plantée dans le sable et l’autre tendue vers un ciel très noir, dominé par une Terre énorme ressemblant à une gigantesque mappemonde. Près de trois mètres la séparaient du sol, mais la faible gravité lui permit d’effectuer ce bond sans problème. Lilith se réceptionna avec légèreté.
Elle s’était imaginé la Lune comme la représentaient les vieux reportages transmis en boucle par les stations de Paradice encore en activité après un millénaire de guerre et de violence : un désert de sable blanc, parsemé de rares dunes et de larges cratères aux parois escarpées. Elle découvrit au contraire, à travers la visière de son casque, une plaine immense couverte d’antennes émettrices disposées à intervalles réguliers. Un peu comme les vignes françaises d’un documentaire ridicule, parmi les plus rediffusés d’une chaîne de télé tournant en mode automatique, alors que ces vignes plantées en rangs réguliers n’existaient plus depuis des siècles. On retrouvait la même configuration dans ces alignements d’antennes géantes qui occupaient entièrement une des grandes vallées lunaires.
Un gros véhicule chenillé arriva en cahotant et s’immobilisa à proximité de la navette. Une portière s’ouvrit et une voix enregistrée se déclencha :
« À bord, je vous prie ! À bord, je vous prie ! À bord, je vous prie !… »
Lilith obéit. Comme elle l’avait supposé, le véhicule n’avait pas de conducteur. Elle s’assit sur le premier siège. Il y en avait trois en tout. La portière se referma. Une forte odeur de désinfectant imprégnait l’habitacle. Le corps du véhicule tourna sur lui-même, le moteur gronda, les chenilles mordirent le sable et il repartit en sens inverse. Il prit rapidement de la vitesse entre les silhouettes spectrales des antennes évoquant des formes humaines, bras tendus, jambes écartées.
Lilith était épuisée et avait envie de dormir. Ce qu’elle fit peut-être un court moment sans même s’en rendre compte. Le paysage conserva sa monotonie sur plusieurs kilomètres. Puis les antennes disparurent des étendues plates mouchetées de minuscules dunes. Elles furent remplacées par une grande coupole, plus blanche que le sable et percée de larges hublots lumineux. Tout autour, de longs baraquements pressurisés, ressemblant à d’énormes conteneurs, étaient éclairés par des projecteurs fixés sur des tourelles. Des véhicules semblables à celui qui était venu chercher Lilith étaient garés entre les bâtiments. Des écoutilles terminées par des cheminées métalliques incurvées munies de petites turbines sortaient directement du sol. Un silence absolu conférait aux lieux une tristesse inhumaine.
Tandis que le véhicule s’arrimait à la coupole, Lilith put lire sur un panneau gravé en plusieurs langues une inscription qu’elle s’attendait à découvrir : WMHO – ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ MENTALE. C’est donc là que vivaient les psychiatres et les spécialistes qui, comme le regretté docteur Kurada, assistaient une humanité devenue folle ou en tout cas faisaient semblant de le faire. Le panneau était cependant rouillé et la symbolique des sigles ne signifiait plus rien depuis longtemps.
Lilith fut secouée par un afflux d’adrénaline aussi puissant que celui qui l’avait incitée à tuer Kurada. C’est là que se cachaient ses ennemis. Elle allait essayer de se retenir. Attendre le moment propice. Ce serait dur, mais elle y arriverait. Les aiguillons de sa haine étaient au moins une centaine : elle allait devoir faire preuve de ruse pour les égorger l’un après l’autre.
Quelqu’un lui parla, mais pas par l’intermédiaire de micros. Par ses pavillons auriculaires, ou peut-être directement à son cerveau via la puce implantée quelque part dans son corps. Une caractéristique commune à tous ceux qui avaient été des infirmiers du WMHO sans le savoir, télécommandés par les médecins qui habitaient la Lune.
— Infirmière Lilith, vous allez bientôt arriver dans la salle de décompression. Gardez votre combinaison quelques minutes en attendant mon signal. Une fois que vous aurez franchi la deuxième porte, ôtez votre combinaison et tous vos vêtements. Vous verrez une douche. Vous devez vous laver avec soin en utilisant le savon mis à votre disposition. Puis rhabillez-vous avec les vêtements laissés à votre attention.
La voix n’était ni amicale ni hostile : simplement neutre, avec un accent qui n’existait pas sur Paradice. On ne pouvait pas non plus l’attribuer, comme d’ordinaire, à l’une des communautés qui peuplaient les villes terrestres. La froideur rappelait les Schizo, la courtoisie les Dépressifs. Il pouvait cependant s’agir d’un Hystérique ou d’un Obsédé aux caractéristiques anormales.
Une cloison s’ouvrit à la base de la coupole. Le véhicule s’engouffra dans l’ouverture. Lilith descendit et suivit scrupuleusement les instructions. Elle constata que la perfection technologique des lieux n’était qu’illusoire : la chambre de décompression avait des taches de rouille, la pièce suivante était éclairée par une lumière tremblotante, comme si les ampoules étaient sur le point de griller. Le jet d’eau de la douche coula d’abord trop chaud, puis trop froid.
En enfilant ses habits – blouse et pantalon vert pâle, lingerie trop large, babouches, un bonnet pour couvrir les cheveux –, Lilith fit glisser le bistouri sous sa culotte, contre sa cuisse. Puis elle se plaça devant la porte de sortie.
— Je suis prête.
La porte s’ouvrit.
— Bienvenue sur la Lune, infirmière Lilith !