CHAPITRE V
Sur les traces de l’ennemi

Quand il fut de retour au couvent de Santa Catalina, Eymerich trouva le frère Bagueny occupé à faire la sieste postprandiale à laquelle tous les dominicains avaient droit. Il le secoua jusqu’à ce que son confrère ouvre deux yeux vitreux.

— Réveillez-vous ! ordonna le magister. J’ai des indices sur l’endroit où a pu aboutir Ramón de Tárrega, après son prétendu suicide !

— Vraiment ?

L’information était si étonnante qu’elle extirpa définitivement Bagueny du sommeil. Il se leva d’un bond.

— Racontez-moi, magister !

— Attendez. Je vais prendre un livre.

Eymerich revint en tenant sous son bras le manuscrit du Liber Aneguemis, encore caché sous un faux titre. Il s’installa sur un tabouret.

— Écoutez ce que m’a dit le roi.

Il fit un compte rendu mot pour mot. Bagueny, très attentif, ne sursauta qu’une fois.

— Lestrygons ? Ce nom ne m’est pas inconnu… Qui sont-ils ?

— Des hommes plus grands que la normale qui s’adonnent au cannibalisme. Présents dans plusieurs régions d’Italie et de Grèce. Ils sont censés avoir habité la Sicile après les Cyclopes et avant les Sicanes. Homère en parle, mais également Thucydide et Antiochos de Syracuse.

— Une légende, je suppose.

— Évidemment. Mais lorsqu’une légende trouve écho dans certaines chroniques, une base réelle doit bien exister quelque part. Écoutez la suite de mon entretien avec Pierre IV.

Quand le père Eymerich eut terminé, le frère Bagueny exprima sa stupeur.

— Magister, vous avez accepté de vous rendre en Sicile sur la base d’indices aussi vagues, juste pour obtenir vos émoluments ? Dans les campagnes, j’ai entendu des dizaines d’histoires sur des lumières dans le ciel et d’improbables géants. Tout le monde sait qu’en vieillissant notre roi croit de plus en plus au surnaturel.

— Nous avons eu, nous aussi, notre lot d’expériences qui ne relèvent pas des lois naturelles, répondit Eymerich, l’air contrarié. Dont certaines récentes.

— Je pensais que vous alliez tout de suite enquêter sur Ramón de Tárrega et l’endroit où il a abouti en laissant un semblant de porc à sa place.

— C’est ce que j’ai fait et veux continuer de faire. Écoutez ce que dit le Liber Vaccae.

Eymerich feuilleta le manuscrit.

— Voilà… Expérience numéro dix. Ut videantur gigantes. Je traduis le texte, d’une grande dépravation : quand tu encenseras les lieux avec cette préparation, tu verras des géants dont les pieds seront sur terre et la tête dans les cieux, les hommes en seront stupéfaits et les redouteront. Prends de la mousse d’argent, une grenouille, du cinabre, du sang de rossignol… Bon, je ne vais pas vous citer tous les ingrédients de la fumigation. Je crois que vous avez compris ce qui m’a traversé l’esprit.

Bagueny secoua la tête.

— J’imagine à quelle conclusion vous voulez arriver, magister, mais vous avez un esprit trop logique pour tomber dans une telle incohérence. Des phénomènes qui paraissent inspirés de ce livre maudit, le Liber Aneguemis, se vérifient aussi bien ici, à Barcelone, qu’en Sicile, mais il doit certainement exister plusieurs copies du manuscrit et un autre hérétique que Ramón de Tárrega peut en utiliser là-bas les formules. Par ailleurs, les époques ne coïncident pas. Ramón est « mort » et a peut-être remplacé son cadavre par celui d’un monstre seulement hier. Il était auparavant prisonnier et ne pouvait donc pas se trouver en territoire sicilien.

— Je pense justement le contraire.

Eymerich referma le manuscrit et se leva. Il n’était pas en colère contre son confrère.

— Venez avec moi, frère Bagueny. Faisons deux pas hors du monastère. Chemin faisant je vous expliquerai les raisons de mes convictions. Non… Disons plutôt de mes soupçons.

Les deux dominicains cheminèrent le long des couloirs de Santa Catalina. Les portes de nombreuses pièces étaient ouvertes à cause de la chaleur. À l’intérieur, des novices et des religieux étaient plongés dans la lecture, ou réunis sur des bancs autour d’un ancien qui expliquait le sens de passages bibliques ou de traités philosophiques. Il y avait de nombreux auditeurs laïques, reconnaissables à leurs vêtements civils. Il y avait même des marchands au large chapeau à plumes et des notaires à la robe noire imposée par leur profession.

En descendant les escaliers, Eymerich dit d’un air enthousiaste :

— Savez-vous, frère Bagueny, ce qui distingue l’ordre de Saint-Dominique des autres mendiants ? Saint François, avec tout le respect qu’on lui doit, ne savait ni lire ni écrire. Il conseillait à ses frères de ne jamais prendre un livre. La plupart lui ont obéi et se complaisent dans l’ignorance la plus crasse.

— Eh bien, c’est une approche différente de la même cause, objecta Bagueny juste pour dire quelque chose.

Eymerich plissa le front.

— Absolument pas. C’est le chemin le plus sûr vers l’hérésie. Ils finissent par soutenir que le pur amour, et non une logique de type aristotélicien, peut conduire à Dieu. Ils vénèrent un mystique comme Raymond Lulle et quelques saints délirants, plutôt que Thomas d’Aquin. Avec pour résultat les croyances fantaisistes qui inspirent la couronne d’Aragon, les béguins, les bégards et mille et une sortes de fanatiques.

Bagueny acquiesça mais objecta :

— Dans notre Étude de Paris, et avant encore à Toulouse, on m’a enseigné que les dominicains avaient pour devoir de contester les cathares du Languedoc et leurs argumentations spécieuses. C’est pour cela que nous nous consacrons à l’étude, contrairement aux franciscains.

— C’est vrai, mais ça ne les justifie pas, répondit Eymerich avec un sourire tandis qu’il ouvrait le portail pour accéder à la place en face du couvent. Les disciples de saint François étaient aussi en Languedoc, mais c’est nous, les Domini canes, qui avons affronté sérieusement les hérétiques. En démantelant d’abord leurs argumentations puis en les brûlant vifs. Les franciscains ont seulement réussi à mettre au monde les pauvres, les célestins et tutti quanti. Aussi misérables et ignorants qu’en route vers la pure ignominie hérétique. Nous finirons un jour par les brûler eux aussi.

— Vous ne parlez pas sérieusement, magister !

— Non, je plaisantais. Ils mourront d’abord de leur propre ignorance.

La place abritait un marché protégé du soleil par des tentures que soutenait un entrelacs de cordes. Le brouhaha était assourdissant. Il y avait des étals d’herbes à infusions, de fruits, de poissons. Certains vendeurs étaient arabes, mais il y avait également des Hébreux. Un public bruyant assistait au lancer de dés sur des petits tapis étalés sur les pavés. Des porcs, des chats, des chiens et des poules déambulaient, suivis par leurs propriétaires.

Eymerich afficha une moue de dégoût.

— Je ne veux pas risquer d’être touché par cette vulgaire populace. Suivez-moi, frère Bagueny. Écartons-nous de là et trouvons un endroit plus tranquille. C’est scandaleux de voir un couvent dominicain, le plus important de Catalogne, assiégé par un tel troupeau de va-nu-pieds.

La place face à la cathédrale de Barcelone était beaucoup plus tranquille. Elle n’était pas un refuge des dominicains, qui lui préféraient l’église Sainte-Marie de la Mer pour accueillir les procès et les autres activités inquisitoriales.

Eymerich invita Bagueny à s’asseoir près de lui sur une corniche de marbre, contre la façade. Un simple regard lui suffit pour disperser une bande d’estropiés qui venaient demander l’aumône. Il se détendit.

— Quel est votre problème ? demanda-t-il à Bagueny.

Il répondit lui-même dans la foulée.

— Vous ne voulez pas aller en Sicile.

Il faisait très chaud. Le frère Pedro dégoulinait de sueur et les gouttes lui irritaient les yeux. Il s’essuya les sourcils et le front.

— Non, sincèrement, je n’y tiens pas.

— Rassurez-vous, je n’ai jamais eu l’intention de vous emmener avec moi.

Eymerich était particulièrement serein. Il appréciait la température élevée et ne transpirait absolument pas. Il supportait aussi bien une chaleur torride qu’un froid extrême.

— Vous devez assumer vos charges, votre carrière de futur théologien, suivre vos cours. Vous êtes déjà allé à Paris ?

— Oui. Notre Étude est l’une des meilleures, mais la qualité morale des élèves est déplorable. Les prostituées les assiègent en permanence et la plupart des étudiants ne résistent pas à la tentation. Certains d’entre eux finissent par se perdre sur le pont du Châtelet, plein de jeunes femmes, et par s’introduire dans la Cour des Miracles. Ou bien ils meurent assassinés ou sombrent dans une mauvaise vie.

Eymerich, assailli par des souvenirs qu’il aurait préféré oublier, écarta les bras.

— Il y a tout de même un aspect positif. Détourner les novices de l’abjecte sodomie, pour les reconduire ensuite, une fois matures, sur l’honorable chemin de la chasteté.

Il fixa son confrère.

— Revenons au problème qui nous intéresse. Vous vous demandiez pourquoi Ramón de Tárrega, s’il était encore vivant, ne pouvait se trouver qu’en Sicile.

Bagueny acquiesça.

— Votre raisonnement me semble effectivement douteux et un peu préfabriqué, magister. Avoir assisté à un prodige qui paraît relever du Liber Aneguemis, tout comme des événements qui se seraient produits en Sicile, n’implique pas que Ramón s’y soit déplacé.

— Bien sûr que non. Rappelez-vous cependant les manuscrits qu’il possédait. L’un d’eux fournissait un indice.

— Lequel ? Ils étaient presque tous dus à votre plume. Et quel indice ?

Eymerich se leva.

— Si cela vous a échappé, repensez-y. Vous verrez que l’indice peut se transformer en preuve.

Eymerich essuya les rares gouttes de sueur qui venaient d’apparaître sur son front

— Je n’aime pas exposer des conjectures. Vous savez où était reclus le frère Ramón avant d’être transféré au Mont de Sion ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Il était incarcéré à Santa Catalina, dans une des cellules souterraines qui servent occasionnellement de prison. Nous ne l’avons pas encore inspectée. Il est temps de le faire.

Deux rues plus loin, les deux dominicains traversèrent une étendue boueuse. Des filets d’eau sale serpentaient entre les pavés. Barcelone n’était pas pourvue du système de canaux d’origine romaine permettant au purin de s’écouler que l’on trouvait dans les grands royaumes de Castille. Il n’y avait même pas de système d’égouts digne de ce nom. Les rues étaient périodiquement inondées pour en évacuer les immondices. Entre-temps, la puanteur était insoutenable, tout particulièrement dans les secteurs proches de la mer. Les quartiers les plus anciens et étouffants du port étaient ainsi les plus sales malgré les arbrisseaux faméliques plantés pour les égayer.

Après avoir traversé le marché, Eymerich et Bagueny arrivèrent au couvent. Ils descendirent dans les souterrains. Il n’y avait pas de gardien car aucun prisonnier n’y était enfermé. Le faible éclairage provenait des grilles qui donnaient sur la rue. Parmi les pièces humides qui servaient de caves (les dominicains, sobres sur la nourriture, s’imposaient peu de limites en ce qui concernait le vin) il fut facile d’identifier celle qui avait servi de prison. C’était la seule qui contenait une paillasse étalée sur le sol et un modeste mobilier. Des bougies étaient posées sur une table bancale : l’une consumée dans un bougeoir, les cinq autres intactes. Il y avait également un briquet qui ressemblait à un 8 de métal. L’équipement habituel que fournissait l’ordre de Saint-Dominique à ses affiliés pour qu’ils puissent étudier la nuit.

Il n’y avait pas de livres, juste quelques feuilles éparses. Bagueny alluma une bougie, fit couler quelques gouttes de cire dans le bougeoir et l’y planta.

Eymerich survola rapidement les feuillets manuscrits.

— Ils paraissent confirmer en partie mes soupçons, dit-il, mais j’ai besoin de le vérifier.

— Et quels sont ces soupçons, si cela ne vous dérange pas d’en parler, magister ? demanda prudemment Bagueny.

— On attribue à Ramón de Tárrega quatre ouvrages, mais deux d’entre eux circulent également sous la signature de Raymond Lulle, le De secretis et le De alchimia et metallorum metamorphosi. Ces feuillets laissent imaginer que Ramón est au moins l’auteur du second traité. À moins qu’il ne fût simplement en train de le recopier.

— Qu’abordent-ils ?

Bagueny continuait à s’exprimer avec circonspection, comme s’il craignait qu’Eymerich ne se mette en colère.

L’inquisiteur remarqua son manège et laissa fuser un sourire.

— Il s’agit de dissertations sur la « quintessence » : un cinquième élément qui n’a rien à voir avec l’eau, l’air, le feu et la terre. Impalpable et organique, il a une sphère spirituelle commune à tous les êtres pensants.

— Je n’en avais jamais entendu parler.

— Eh bien maintenant vous en entendrez parler, jusqu’à ce que je sois revenu de Sicile.

— J’insiste, magister. Pourquoi la Sicile ?

Eymerich perdit patience.

— Frère Pedro, n’essayez pas de me faire dire des choses qui sont pour l’instant confidentielles. Trouvez donc vous-même. Tous les morceaux de la mosaïque sont sous vos yeux. Essayez de les assembler.

L’inquisiteur adopta un ton moqueur.

— Vous avez l’intention de devenir maître de logique ? Eh bien voilà une bonne occasion de vous exercer.

Eymerich rassembla les feuillets, souffla la bougie et retourna dans le couloir, suivi par son confrère, totalement perplexe. Il faillit alors heurter sœur Magdalena qui arrivait en courant.

— Que faites-vous là ? lui demanda-t-il, à la fois surpris et agacé. Une religieuse, semi-cloîtrée de surcroît, dans un couvent d’hommes ! Comment pouvez-vous justifier cela ?

Il se produisit alors le plus étrange des phénomènes. Magdalena lui paraissait déjà plus grande qu’à l’ordinaire. Elle était très pâle et respirait avec difficulté. Son visage était déformé et sa beauté de femme mûre n’était plus qu’un souvenir.

— Je suis prisonnière ! cria-t-elle. Nous sommes tous prisonniers !

Aussitôt après, un nain en habit de dominicain et au nez porcin jaillit du coude du couloir. Il tendait en avant des petits bras terminés par des sabots et les agitait en grognant. Dès qu’elle le vit, sœur Magdalena s’enfuit en courant. Le monstre la suivit jusqu’à ce qu’ils disparaissent tous les deux.

Terrassé par une émotion qui lui comprimait douloureusement la poitrine, Eymerich n’avait pas su comment réagir. Il pressait son cœur d’une main, comme s’il pouvait en ralentir les battements. Le frère Bagueny s’était plaqué contre le mur, terrifié, et essayait de retrouver son souffle. Il était encore plus bouleversé, mais ce fut lui qui parla en premier, après trois signes de croix consécutifs.

— Magister, qu’avons-nous vu ?

Eymerich, encore haletant, répondit d’une voix rauque :

— Nous n’avons rien vu de plus qu’une manifestation du démon. Cette fois-ci sous une forme double. Satan essaie de nous abuser, mais il n’y parviendra pas. Je devine désormais ses calculs.

— Satan ou Ramón de Tárrega ?

Après avoir repris ses esprits, Eymerich répliqua avec conviction :

— Aucune différence. L’un d’eux nous défie, c’est évident. Le maître ou le serviteur. Je combats des incarnations du Malin depuis toujours. Je le vaincrai.

— Qu’est-ce qui vous rend si confiant ?

— L’évidence. Sur le terrain, Dieu est toujours le plus puissant.

Eymerich gonfla la poitrine.

— C’est à cette fin qu’existent l’Inquisition et les dominicains. Nous sommes une armée que Dieu a rassemblée pour combattre en son nom. Pas de simples moines contemplatifs mais des soldats.

Il expira lentement et retrouva ainsi totalement son calme.

— Venez, remontons.

— Dans nos chambres ?

— Non, nous allons retourner au Mont de Sion. Nous devons découvrir si sœur Magdalena est encore là, ou si elle est réellement en train de fuir, pourchassée par un fantôme.

Dans le hall, Eymerich interpella le concierge, également appelé receptor hospitum.

— Avez-vous des chevaux à Santa Catalina ?

La question altéra l’expression aimable et placide et du frère convers.

— Que dites-vous, magister ? Vous savez mieux que moi que les Prédicateurs ne vont pas à cheval. Ils se déplacent à pied.

— Je suis un Prédicateur très spécial. N’abusez pas de mon temps, grogna Eymerich.

Il indiqua l’extérieur.

— En longeant les murs du couvent, j’ai vu qu’il y avait une écurie. Alors je répète ma question : avez-vous des chevaux ?

Le receptor hospitum parut effrayé.

— Il y en a quelques-uns mais ils ne nous appartiennent pas. Certains laïques qui suivent les cours de notre Étude les laissent ici.

— Bien, j’en réquisitionne deux, les meilleurs. J’espère qu’ils sont déjà sellés. Aidez-moi à les détacher.

— Vous en réquisitionnez… Mais ce n’est pas possible, père ! Il faut d’abord que j’en informe les propriétaires, ou tout au moins que j’en parle au prieur.

— J’occupe un rang plus important que le prieur. Demandez-lui et il vous le confirmera. Maintenant, conduisez-moi à l’écurie, ou bien je vais devoir vous considérer comme complice du démon et de ses ruses pour me barrer la route.

Peu de temps après, alors que les cloches de Barcelone sonnaient l’heure None, Eymerich et Bagueny grimpaient les ruelles qui conduisaient sur les hauteurs du Mont de Sion. Ils avaient adopté une allure modérée, à cause de la pente plus que de l’encombrement des rues : à cette heure, la chaleur aidant, il n’y avait pas âme qui vive dans cette partie de la ville. Les animaux lourdement harnachés que les deux frères montaient n’étaient pas habitués à trotter et se traînaient péniblement.

Faute d’éperons, Eymerich frappait de temps en temps le cou de son cheval pour qu’il accélère. Il réussissait seulement à le faire hennir et ruer.

— C’est le portrait de la noblesse barcelonaise, éclata-t-il, parée d’oripeaux, indolente et attirée seulement par la nourriture.

— À propos de nourriture, dit Bagueny, j’ai mangé mais vous non, magister. Vous êtes à jeun depuis plusieurs heures. Vous n’avez pas faim ?

— Le jeûne fortifie et purifie l’organisme, frère Pedro. C’est grâce à cette capacité de jeûner que la plupart de nos confrères sont en bonne santé. Même lors des périodes non canoniques, vous devriez vous-même manger beaucoup moins. Vous en tireriez maints bénéfices physiques et mentaux.

Bagueny s’abstint de tout commentaire car ils arrivaient en haut de la côte, et seules quelques maisons masquaient la vue du monastère des Filles Mantelées. Une fois dépassé ce groupe d’habitations, les dominicains poussèrent un cri à l’unisson.

Devant eux ne se dressaient pas les arches gothiques du Mont de Sion et les jardins qui l’entouraient, mais un imposant château sombre, dominé par une tour circulaire, un donjon, plusieurs bâtiments quadrangulaires, les briques des murs noircies par la fumée. Les murailles de la forteresse étaient plantées sur une presqu’île entourée d’une mer brumeuse qui s’étendait à perte de vue : une véritable vision de cauchemar.

Les chevaux s’emballèrent. Bagueny roula à terre. Eymerich parvint à maîtriser le sien.

— Quelle est cette nouvelle diablerie ? rugit l’inquisiteur.

Il eut peur de perdre la raison. Le rugissement des flots l’assourdissait et un vent chaud lui brûlait la peau.