CHAPITRE VI
Une enfance difficile – I

— Il n’est pas vraiment stupide. Il est avant tout timide, excessivement timide. Il a peur de tout. Il ne veut pas qu’on l’embrasse, qu’on l’enlace. Parfois il me fait honte… Et je me demande si c’est vraiment mon fils.

Des phrases de ce genre, Nicolas en entendait tout le temps, au point qu’il ne les écoutait même plus. Sa mère, surnommée Llum (Luz, la lumière, en castillan) pour l’éclatante beauté qui l’avait rendue célèbre dans sa jeunesse, appartenait à la famille des Marrell. Une famille qui avait bénéficié d’une règle de promotion sociale qui n’existait probablement qu’à Gérone. Tous ceux qui avaient contribué à la construction de la cathédrale et en assuraient l’entretien étaient assimilés à la noblesse. Son oncle, Guillaume Marrell, un ecclésiastique qui avait été recteur de l’hôpital de Pedret, n’avait pas seulement financé le maître-autel, il avait également pris en charge la quasi-totalité des frais de la chapelle Saint-Thomas.

Ce qui avait assuré à Llum un prestige dont elle se félicitait, et dont avait bénéficié son peu illustre mari, mort de colère après la naissance de Nicolau/Nicolas. Ce qui lui avait également assuré un héritage important, comprenant la grande maison – pas vraiment un château, mais dotée d’une tour – dans laquelle elle habitait avec son fils unique, sur les rives du fleuve Onyar.

Une beauté un peu flétrie et une certaine opulence lui permettaient de recevoir des dames et des gentilhommes aux noms plus illustres que le sien : les Palau, les Banes, les Belloc, les Sarriera et même des représentants des branches mineures des Cruïlles ou des Rocaberti.

À huit ans, Nicolas était un enfant calme, mignon et peu bavard. Il avait peu d’amis et, bien sûr, aucun frère, puisque sa mère ne s’était pas remariée (elle aimait trop être courtisée pour y penser sérieusement). Il n’aimait pas être présenté à ses invités, mais il ne se rebellait pas. Il préférait oublier les remarques que l’on faisait sur lui en pensant à autre chose.

— Jusqu’à l’année dernière, il était splendide, vous l’avez vu vous aussi, dit sa mère aux autres dames. Il était blond comme un chérubin. Il avait ces horribles taches de rousseur, qui ont heureusement disparu. Mais la couleur de ses cheveux a suivi le même chemin. Ils sont maintenant châtains. J’ai peur qu’ils deviennent bruns.

— Et alors, Llum, il n’y a pas de mal à ça ! lança Beatriu Belloc en levant son long nez d’un plat de fruits confits. Tous mes enfants sont bruns et personne ne peut dire qu’ils ne sont pas mignons. Tout comme Nicolas. Dommage qu’il soit si peu expansif.

— C’est mon calvaire. On dirait qu’il vit dans un monde à lui, et je n’aime pas ça. Il est pieux, ça oui, et il va volontiers à l’église, mais il ne sympathise pas avec les autres enfants. Il préfère fréquenter ce prêtre dominicain, Dalmau Moner.

— Ce n’est pas un mal, mon amie, commenta Isolda Banes. Le père Dalmau est en odeur de sainteté. Ses sermons contre les hérétiques sont si populaires qu’il faut faire la queue pour entrer dans l’église. C’est un homme de fer. Et avec un maître tel que lui, ton fils le sera aussi.

— Mon Nicolas « de fer » ?

Llum éclata d’un rire argentin.

— Son jouet préféré est une poupée en terre cuite. Il se comporte comme une femme : il refuse les jeux virils et ne sort pas de peur d’être agressé par des enfants plus forts que lui. J’attends juste d’avoir un deuxième fils pour mettre Nicolas au couvent.

— Un fils de qui ? demanda Beatriu, d’un ton malicieux et amusé.

— Parmi tous mes courtisans, je finirai bien par trouver le bon père, capable de me donner un garçon qui soit un mâle. Avec des noces régulières bien sûr. Et un nom plus important qu’un banal « Eymerich », digne d’un cordonnier ou d’un sellier.

Il n’était plus au centre de l’attention et il en profita pour se diriger à pas lents vers la sortie du salon. Aucune dame ne faisait attention à lui. De l’autre côté des rideaux de velours, il partit en courant. Mais pour aller où ? Il se dit qu’on ne le chercherait probablement pas, mais il ne voulait cependant pas aller dans sa chambre, où il était facile de le retrouver. Il descendit dans les souterrains, en essayant de ne pas se faire remarquer.

Il y avait aménagé un refuge secret dans une cellule au plafond voûté qui contenait un énorme tonneau de vin abandonné là pour le laisser vieillir. La pièce, bien aérée et éclairée par une grande grille rectangulaire, n’était ni humide ni sombre. Nicolas cachait là des objets et des images que les précepteurs et les serviteurs lui auraient confisqués par excès de zèle aux étages supérieurs, même si Llum ne le leur avait pas ordonné.

Il conservait dans cette cellule un tableau de petites dimensions qu’il avait osé voler sur l’un des autels de l’église Saint-Dominique. Il représentait un personnage aux ailes déployées, une épée à la main, dans une posture belliqueuse. Il connaissait son nom, tout le monde le connaissait : l’archange saint Michel. Il ne l’avait pas volé et caché dans un but malhonnête mais parce que cette image le fascinait autant que les maximes que lui apprenait le père Dalmau. Il en était même la synthèse visuelle.

C’étaient des phrases dures, répétées à l’infini :

 

« Nous ne sommes pas venus porter la paix, mais l’épée. Le Christ le disait, et c’est encore plus vrai pour nous. »

« Combattre le mal exige des aptitudes au combat. La paix est une vertu si le champ de bataille a été pacifié par l’anéantissement des ennemis. Les concepts de pax romana et de pax cristiana coïncident. Le catholicisme a pris forme dans l’empire de Rome, et non parmi les tribus de bergers de la Palestine. »

« La charité est un devoir, mais seulement envers ceux qui acceptent la reddition. Si dans un nœud de serpents morts il y en a un qui agite encore la tête, aucune pitié n’est envisageable : il doit être piétiné. »

 

Bien que séduit par ces maximes, Eymerich avait une fois répliqué :

— Père Dalmau, je ne ressemble pas à l’archange Michel. Je suis maigrelet, tout me fait peur, je suis incapable de réagir aux plaisanteries et aux agressions. Je ne sors pas de la maison pour éviter d’être ridiculisé et battu. Vos règles me plaisent, mais elles paraissent faites pour des enfants qui ne me ressemblent pas.

Fait rarissime, Dalmau Moner avait souri puis avait caressé ses cheveux blonds.

— Tu t’es exprimé comme un adulte, pas comme un enfant. Un enfant ne réfléchit pas sur ses faiblesses. Toi oui… Nicolas, je t’aiderai à transformer ta peur en force. Il n’y a que celui qui est effrayé qui s’entraîne à attaquer. Tu es au début d’un très long parcours. Une fois ton enseignement terminé, celui qui te faisait peur aura peur. Tu es prêt à me suivre ?

— Non. Je veux rester indépendant.

— Et tu le resteras, je te le garantis. Même trop. Mais j’essaierai d’abord de te mettre sur la voie que les dominicains ont choisie pour servir Dieu : le Bien combattant, armé d’une épée et d’un fouet. Un chemin difficile que tu peux refuser. Dis-moi si tu crois pouvoir l’emprunter.

— Oui.

— Bien, petit. Tu seras bientôt du bon côté des pouvoirs en conflit. Frapper l’ennemi, anéantir celui qui se révolte. Il existe d’autres voies, mais c’est la principale.

L’ordre était la passion de Nicolas. Malgré le grand tonneau qu’il ne parvenait pas à déplacer seul, la cellule dans laquelle il se réfugiait était un modèle de propreté. Il avait éliminé toutes les toiles d’araignée – après avoir écrasé les bestioles une par une – et nettoyé le sol des écailles de peinture tombées de la voûte.

Sur une petite table bien parallèle au mur, il avait aligné les objets qui l’intéressaient et occupaient ses instants de liberté : la grande poupée que sa mère avait essayé plusieurs fois de détruire, avec des yeux expressifs et une chevelure fauve, qu’il mettait en scène avec d’autres poupons en improvisant des dialogues d’une voix de fausset.

Un étau déniché sur un établi de menuisier, arrivé à la cave qui sait comment, servait d’instrument de torture. Il y écrasait les insectes haïs qui aboutissaient dans son repaire – grillons, cigales, sauterelles, cafards, papillons. Ils l’horrifiaient, sauf lorsqu’il les soumettait à la procédure les conduisant à la mort. Il devenait alors méthodique. Il coinçait l’abjecte bestiole dans l’étau, la dépeçait à l’aide d’un petit couteau. Une patte, les antennes, les ailes. Un brusque tour de vis faisait exploser la carapace et gicler tout autour les intestins. Il pouvait également mettre le feu à l’animal encore vivant. Les restes étaient dans ce cas-là moins répugnants et pouvaient être facilement récupérés avec une petite pelle.

— Nicolas ! Nicolas ! Tu es en bas ?

Son précepteur l’appelait. C’était lui aussi un frère, du monastère Saint-Pierre de Galligants, mais pas de la trempe de Dalmau. Un bénédictin gras, au tempérament absolument pas combatif.

— Je monte tout de suite, frère Mateu !

Nicolas s’assura que tous ses trésors étaient soigneusement rangés, salua la poupée et sortit de la cellule. Il redoutait qu’un domestique vienne inspecter son repaire, peut-être pour prendre du vin. Ce n’était guère probable : les tonneaux utilisés étaient entreposés dans des pièces plus proches de l’escalier.

Le frère Mateu l’attendait sur le seuil de la cave en essayant sans succès d’adopter une attitude sévère. C’était un homme à l’allure débonnaire, proche de l’obésité. Autour de la tonsure, ses cheveux étaient bouclés, sa peau était rosée et ses lèvres humides. Il agita un doigt boudiné.

— Tu te caches toujours, Nicolas. Tu vas finir par devenir une sorte de chat sauvage… Tu l’es déjà un peu, d’ailleurs. Tu as appris les pages de la Légende dorée que je t’ai indiquées ?

— Oui, frère.

— Tu les as apprises par cœur.

— Oui, même si je ne comprends pas très bien…

— Le sens ?

Mateu soupira.

— Je sais, ces pages sont difficiles. Un enfant comme toi doit les apprendre. Tu les comprendras quand tu seras plus grand.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, osa répliquer Nicolas. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi je dois les apprendre par cœur. Sinon, les histoires sont élémentaires et le sens est clair. Si je pouvais me contenter de les lire, ce serait plus facile.

— Ah, fripouille ! s’exclama le frère Mateu, sans se fâcher vraiment.

Il saisit le gamin par une oreille en faisant bien attention à ne pas lui faire mal.

— Que peux-tu savoir, toi, des méthodes d’enseignement ? On va aller dans le bureau, et tu me réciteras ligne par ligne l’histoire de saint Prime et saint Félicien… Je te conseille de ne pas en sauter un seul passage… Puis tu diras sans oublier le moindre mot la page de la Doctrina puerilis que je t’ai copiée.

Il traîna Nicolas vers le petit escalier qui conduisait aux étages supérieurs. Il ne s’attendait certainement pas à la réponse du gamin.

— La Doctrina alia puerilis parva, je ne l’ai même pas survolée. Je m’y refuse.

La mâchoire pendante, le frère Mateu lâcha l’oreille de son élève.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que c’est Raymond Lulle qui l’a écrite. Un hérétique.

La stupeur du bénédictin était à son comble.

— Qui t’a raconté pareil mensonge ?

Le frère Mateu était sur le point de frapper le gamin.

Nicolas se protégea la tête des mains, mais ne modéra pas le ton.

— Le père Dalmau Moner. Lui ne ment pas. Il ne veut pas lire un livre écrit par un hérétique !